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ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
COAAAAERCIALES
DE MONTRÉAL
IBLIOTHÈQUE
NO
COTE
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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LA
SCIENCE SOCIALE
TYPOGRAPUIE FIRMIX-DIDOT Eï C'^ — TillIS
LA
SCIENCE SOCIALE
SUIVANT LA MÉTHODE D'OBSERVATION
Directeur : M. EDMOND DEMOLINS
14' Année. — Tome XXVIII
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET C=
IMPRIMEURS DE l'iNSTITUT, RUE JACOB, 56
1899
L'ECOLE DES ROCHES
NOS ÉLÈVES EN ANGLETERRE
Dans une précédente communication, j'annonçais le prochain
départ pour l'Angleterre d'un certain nombre de nos futurs
élèves. Ce départ s'est effectué, à la fin d'avril et au commence-
ment de mai, en trois groupes, sous la conduite de trois de nos
professeurs. Nous avons actuellement, en Angleterre, vingt-huit
élèves distribués dans quinze écoles.
Bien que je n'eusse aucun doute sur les bons effets de ce séjour
à l'étranger, je suis heureux de constater que les résultats ont
dépassé toutes mes espérances. J'en apporte ici le triple témoi-
gnage des parents, des directeurs des écoles anglaises et des
élèves eux-mêmes, qui ont bien le droit, eux aussi, d'être en-
tendus.
i° Le témoignage des Parents.
Un père de famille m'écrit : « Nous avons de bonnes nou-
velles de notre fils (10 ans); ses lettres respirent la satisfaction ;
c'est vous dire combien sa mère et moi sommes heureux d'avoir
suivi vos conseils... »
« P. (12 ans), nous écrit un autre père de famille, est ravi
6 LA SCIENCE SOCIALE.
de sa nouvelle existence. Il n'a jamais été si heu reux. Le
peu d'anglais qu'il sait lui donne une certaine avance sur les
autres français qui sont dans la même école. Il est, nous dit-il,
le plus fort au cricket de sa division. »
Un père de famille me téléphone : « Mon fils (9 ans) est tout
à fait heureux. »... Et le père ne l'est pas moins.
D'une mère de famille : « Je suis heureuse de vous envoyer
les bonnes nouvelles que je reçois de mon fils (12 ans); il se dit
gai et content; il comprend tout ce qu'on lui dit et se fait suf-
fisamment comprendre... »
« Je suis heureuse, nous écrit une autre mère, de pouvoir
vous donner les meilleures nouvelles. xMon fils (11 ans) est très
heureux dans son école et il est en bonne voie pour l'anglais
maintenant. Je suis enchantée de ce séjour pour lui et j'espère
qu'il réussira jusqu'au bout ainsi que pour ses deux cama-
rades... »
D'une autre mère : « Vous aurez sans doute reçu le bulletin
d'H. (12ans) ; je suis ravie de ce bon début et des lettres si pleines
d'entrain que je reçois toutes les semaines. Tout l'enchante, il
se porte à merveille, et depuis que les bains froids sont à l'ordre
du jour, il est le plus heureux des garçons... »
D'une autre mère de famille : (( Je reçois régulièrement de
bonnes nouvelles de mon fils (13 ans), qui parait s'habituer très
bien. Il me dit qu'il commence à comprendre l'anglais.
« Mon fils (12 ans) est ravi, après avoir eu trois jours de
désolation, écrit une autre mère; il trouve le cricket le plus beau
jeu du monde et prétend qu'il fait de grands progrès en an-
glais.... »
Un père nous écrit : « Je reçois de fréquentes lettres de mon
NOS ELEVES EN ANGLETERRE. 7
fils (13 ans) qui, toutes, respirent le contentement. Il n'a pas eu
un seul moment d'ennui ou de découragement; j'en suis fort
heureux et je vous remercie de ce que vous avez fait »
D'un autre père : « Je suis très heureux de vous dire que nous
sommes très satisfaits des résultats déjà obtenus au bout d'un si
court séjour. Les lettres de Tenfant (13 ans) dénotent que le
milieu agit et très favorablement. J'ose espérer que vous en serez
très satisfait pour l'avenir. »
Une mère de famille, dont le fils est parti après les autres, et
qui a dû le conduire elle-même nous écrit : « J'ai eu le plaisir
de laisser mon fils (12 ans) très bien installé et content de ses
maîtres aussi bien que de seS' nouveaux camarades; j'ai passé
quelques jours près de lui. M. et M'"" W. sont très aimables, ils
semblent aimer leurs élèves et en être aimés. Mon fils a été par-
faitement accueilli et paraissait tout habitué, quand je l'ai quitté.
« J'ai vu vos trois autres élèves (ils sont dans une autre école
du voisinage). Leurs belles mines et leur air heureux étaient tout
ce qu'il pouvait y avoir de plus encourageant pour moi. Cepen-
dant je n'ai pas voulu les mettre en relation avec mon fils, pen-
sant que , pour profiter d'un séjour si court, il vaut mieux le
plonger dans le milieu anglais sans mélange et sans tentation du
parler français.
« Les vacances sont le 1™ août. M, W. aura la complaisance
de conduire mon fils jusqu'à Newhaven, cVoii il reviendra seul
jusqu'à Paris. » •
Je crois qu'il est bon de souligner ce dernier trait, qui prouve
que l'École agit déjà non seulement sur les enfants mais aussi
sur les pafents.
Encore une lettre d'un père de famille : « Je rentre d'Angle-
terre où j'ai passé la semaine dernière avec ma belle-mère très
désireuse comme moi de voir comment se trouvait son petit-fils
(11 ans). Nous sommes enchantés de notre visite et je m'em-
presse, en venant vous en faire part, de vous remercier ainsi que
» LA SCIENCE SOCIALE.
M"'" Demolins. Nous avons trouvé notre enfant aussi bien que
nous pouvions l'espérer. Les deux jeunes camarades d'Henri
paraissent aussi contents de leur sort.
« Le Directeur de l'école est un homme excellent, qui paraît
s'occuper beaucoup de ses enfants ; il y a au collège un professeur
de français, ancien professeur à Sainte-Barbe, mon ancien collège,
qui a été très utile aux trois jeunes français dans les premiers
jours, il continue à s'intéresser à eux. j'ai eu plaisir à m' entretenir
avec lui.
« Il y avait jeudi une fête de sports athlétiques, nous sommes
restés pour y assister, cela est assez intéressant, mais les trois
jeunes français insuffisamment entraînés n'ont remporté aucun
prix, pas même celui de consolation, mais ils s'en sont consolés
facilement cl vont s'entraîner pour les succès futurs.
(( En vous renouvelant mes remerciements, je vous prie d'a-
gréer, cher Monsieur, ainsi que M""" Demolins, mes bien sincères
salutations ».
Une mère écrit à M""" Demolins :
« J'ai toujours d'excellentes nouvelles de mon lils (10 ans),
qui continue à être très heureux. Son directeur nous a écrit qu'il
avait fait beaucoup de progrès en anglais et qu'il était tou-
jours « a great favourite witheveri/ one ». Cela prouve, j'espère,
qu'il est gentil avec ses maîtres et bon camarade avec ses com-
pag-nons... »
D'une autre mère, à M™" Demolins :
« Chère Madame. Vous avez reçu sans doute comme nous le
bulletin de demi-trimestre de mon fils (12 ans). Nous l'avons lu
avec plaisir, car il ne contient que d'excellentes notes, et nous
avons bon espoir que ce temps passé en Angleterre lui sera réel-
lement profitable à tous points de vue.
« Un de nos voisins et amis allant passer quelques jours en
Angleterre à l'occasion d'un concours agricole, nous a fait le
plaisir d'aller voir notre fils dimanche dernier; il l'a trouvé très
bien portant, très gai, parlant l'anglais « comme un Anglais » ;
cela me paraît un peu flatté!
NOS ÉLÈVES EN ANGLETERRE. 9
(( M. et M"" M. lui ont très aimalîlement fait visiter toute l'école
et ont donné de notre cher petit homme un très bon témoignage ;
de son côté, mon fils écrit des lettres pleines d'entrain, on le
voit heureux. »
2° Le témoignage des Directeurs.
Le Directeur d'une des écoles nous donne les renseignements
suivants :
« Vos garçons vont très bien et paraissent très contents de
leur vie ici. G. (13 ans) est déjà tout à fait chez lui; il se
montre assez habile pour les études; il parlait déjà un peu
l'anglais avant d'arriver, ce qui lui est très utile pour le début .
B. (9 ans) est un gentil petit enfant; ses progrès seront plus lents
au commencement à cause de son ignorance complète de la
langue anglaise ; mais pendant ces premiers jours, il a déjà appris
un certain nombre de mots et bientôt il avancera plus rapide-
ment. 11 a l'air délicat, mais je crois qu'après trois mois de séjour
ici il aura des joues roses comme L. (11 ans), qui est ici depuis
quatre mois. . . G. fait de réels progrès et je crois que son trimestre
ici lui aura fait beaucoup de bien. C'est un garçon très intelli-
gent et qui témoigne de bonnes dispositions. »
En nous communiquant une lettre qu'elle a reçue du Directeur
de l'école où est son fds, une mère de famille nous écrit :
« Puisque vous avez la bonté de vous intéresser de si près à
mon fils (10 ans), je vous envoie la lettre suivante que j'ai reçue
dernièrement du Directeur de son école et qui vous fera plaisir.
Nous sommes bien heureux qu'il reste un petit homme droit et sa
gaieté prouve qu'il est parfaitement heureux et que sa nouvelle
vie n'est nullement une épreuve. »
Voici un extrait de la lettre du Directeur : « Dès le premier
moment, votre fils s'est trouvé tout à fait chez lui. C'est un petit
homme franc, droit, aimable et rayonnant, mais il me semble
qu'il porte au-dessus de cette disposition ensoleillée un cœur
10 LA SCIENCE SOCIALE.
affectionné et une âme droite. Que son séjour parmi nous ne lui
soit pas inutile et qu'il garde de ses amis anglais un doux sou-
venir!... »
Un de nos professeurs, qui est actuellement en Angleterre et
qui se tient en rapports réguliers avec les directeurs et avec les
enfants, m'écrit :
«... M. L. a engagé un professeur spécial pour enseigner l'an-
glais à nos garçons. E. (13 ans) et G. (13 ans) sont très heureux,
particulièrement E. qui se fait déjà beaucoup aimer de ses ca-
marades... S. (12 ans'' et H. (12 ans) m'écrivent qu'ils sont très
heureux. T. m'écrit dans le même sens; il a seulement un peu
de peine à s'habituer à la nourriture anglaise. M™" B. me fait
savoir que son élève est très gentil et qu'il se plait beaucoup.
« En somme, les différents directeurs paraissent contents de
nos garçons, ce cjui me fait beaucoup de plaisir. On m'écrit que
G. (13 ans) se forme très bien. Le directeur de l'école de S. me
fait savoir qu'il trouve nos trois garçons excellents. Le séjour ici
forme nos garçons encore plus que je ne l'avais pensé. La diffé-
rence que j'aperçois déjà chez E. (13 ans) est remarquable. Tout
ce qui nous aidera à être maîtres des enfants me semble indis-
pensable, surtout au commencement. »
M'"*^ M., la lemme d'un des directeurs, écrit à M'"® Demolins :
« G. (12 ans) est un très gentil petit garçon et nous l'aimons
beaucoup. Il va bien et a un bon appétit. Il se plait avec les au-
tres garçons, qui paraissent l'aimer beaucoup. Je prendrai grand
soin de lui pendant son séjour ici et vous pouvez être sans in-
quiétude... »
La sœur d'un autre directeur écrit à M""" Demolins :
« Chère Madame, je ne sais pas si vous aurez eu des nouvelles de
vos trois garçons, par M""^ de B., qui est venu ici il y a quelque
temps voir son fils (9 ans). Elle a été très contente de sa bonne
mine, de l'école et de tout ce qu'elle a vu.
B. (11 ans) et H. (9 ans) sont des petits garçons très très gen-
tils. Tout le monde les aime beaucoup. Le petit H. a appris l'an-
NOS ÉLÈVES EN ANGLETERRE. 11
glais très vite, il a dépassé cette semaine deux petits Anglais en
classe et il est très fier de cela. Je souhaite que vous ayez aux Ro-
ches beaucoup de garçons aussi gentils que ceux-là. Je suis triste
à la pensée qu'ils ne reviendront plus ici. Je les aime tant! Ils
aiment beaucoup leur école, ils jouent bien le cricket, ont bon
appétit, et sont toujours gais. »
« Ces jours derniers, nous écrit un des directeurs, trois de nos
garçons sont entrés dans mon Inireau accompag'nés de votre
jeune français (13 ans). Les trois Anglais m'ont demandé com-
ment on disait en français : « / love y ou ». J'ai répondu : « Je
vous aime ». Alors ils se sont tournés tous les trois vers le Fran-
çais et lui ont dit : « Je vous aime ». R. est d'un caractère
facile, distingué et bien élevé. »
3° Le témoignage des Enfants.
Voici quelques extraits des lettres qui nous ont été adressées
par les enfants. Je respecte la forme et le style.
« Il y a maintenant un mois que je suis arrivé à mon école.
Au commencement, j'ai été un peu surpris par les usages an-
glais; mais maintenant je m'y suis habitué. J'ai fait de grands
progrès en anglais, je parle assez bien et je comprends tout ce
qu'on me dit. L'autre jour, nous avons fait un match de cricket
avec une autre école et nous avons été vainqueurs...
J. de G. (13 ans). »
«... Les premiers jours, j'ai trouvé que je m'ennuyais, mais
maintenant je trouve que l'on ne s'ennuie pas du tout... Nous
commençons à savoir l'anglais et je sais presque les règles du jeu
de cricket. J'espère que l'on fera beaucoup de cricket à l'école
des Roches.... »
H. H. (12 ans).
« Je me trouve très heureux dans mon école. Les professeurs
12 LA SCIENCE SOCIALE.
sont très bons pour moi. Les élèves sont aussi très gentils et je
suis très bien avec eux.
« Comme travail, je puis très bien suivre les classes. Je m'ap-
plique de mon mieux à mes devoirs et leçons et jespère vous
donner à l'école des Roches toute satisfaction sur ce point.
« J'aime beaucoup le jeu du cricket et je fais une collection
d'œufs d'oiseaux.
« Je vous écrirai quelquefois, car ce serait une ingratitude
de ne pas le faire. En attendant, j'ai l'intention de bien me con-
former aux recommandations que vous m'avez faites et je ferais
tous mes efforts pour vous donner toute satisfaction »
R. N. (13 ans).
(( Notre Directeur est très aimable et tous nos professeurs
sont très gentils. Nous commençons à comprendre l'anglais et
nous pouvons nous amuser avec nos camarades Nous sommes
très bien nourris et la nourriture est très abondante »
M. S. (12 ans).
(( Nous sommes très heureux. Les élèves sont très gentils pour
nous. Les classes ne sont pas ennuyeuses; le professeur nous aide
et nous n'avons pas été punis. Gomme je sais déjà un peu d'an-
glais, j'assiste à toutes les classes. L'après-midi nous nous habil-
lons en flanelle et nous jouons au cricket pendant 1 h. 12. Il y a
deux jeux, un pour les grands et un pour les petits. Nous sommes
dans le jeu des petits, mais maintenant je suis un des plus forts.
M. R.. le directeur, est très gentil pour nous et il fait tout ce qu'il
peut pour que nous apprenions l'anglais »
P. P. (12 ans).
« Je m'amuse bien à l'école ; je joue assez bien au cric-
ket... je commence à me faire comprendre en anglais »
J. V. (12 ans).
« Je me trouve très à mon aise et je puis tenir conversa-
tion avec mes camarades. Je m'amuse bien et je prends part aux
iNOS ÉLEVÉS E.\ ANGLETERRE. !.■{
exercices. Je suis bien heureux dans cette école et je m'y plais
beaucoup, car M. etM'°°P. sont très gentils. Mes camarades sont
aussi très gentils » G. E. (13 ans).
Communiqué par une mère de famille :
(( Deer mother »,
« I want to \A rite you a verry long letter and a part of it in
English. I donot tink that my spelling is verry good but Idonot
think that you mind verry much.
« We had our match in criquet and the other side had 111
runs but we were not ail ont with 51 runs and like that it was
a Draw which meen that none had win.
« Now 1 think that I hâve enough, wrigtten in English I will
finish my letter in French.
« Tu vois je t'ai écrit un bout de lettre en anglais pour te
montrer que mon anglais va de mieux, en mieux, je voudrais
aussi que dans tes prochaines lettres tu m'écrives un bout d'an-
glais, car je veux m'exercer a lire l'anglais, chose très impor-
tante.
« Tu me demandais dans une de tes lettres si je comprenais à
peu près les sermons à l'Ecole; eh bien, je les comprends à
peu près et surtout maintenant je suis toujours très content à
l'école... »
.1. H. ^10 ans).
« ... Je suis très content de l'école et je trouve M. et M'"'' M.
tout ce qu'il y a de plus aimaliles. Je vais très bien, quoique la
nourriture anglaise me gêne un peu... Je vous écris en français,
parce que je mettrais trop longtemps pour écrire une lettre en
anglais »
G. de T. (12 ans).
(c J'espère que vous viendrez bientôt me voir avec M""- De-
molins : j'en serai bien content. Voilà trois semaines que je suis
à l'école de Brighton et je ne m'y ennuie pas, car l'après-midi.
14 LA SCIENCE SOCIALE.
on joue tantôt au cricket, au hoquet ou au foot-bal et on fait
aussi de la menuiserie. J'espère que mes professeurs n'auront
à vous dire c[ue du jjien de moi. Je sais encore assez bien me
débrouiller en anglais, car je comprends assez pour ne pas
avoir de trop mauvaises notes dans la classe. Ma plus mauvaise
a été 2 sur 6. Jespère qu'à l'école des Hoches, je serai un cap-
tain et cela me ferait beaucoup de plaisir ainsi qu'à papa et à
maman. »
B. L. fil ans).
« Samedi dernier, nous sommes allés passer trois jours à
Brighton pour les vacances du half tenn et je suis revenu avec
l'intention de travailler, autant que je le pourrais. Ma santé est
toujours très florissante et je me plais de mieux en mieux ici.
Je trouve seulement que le temps passe un peu vite et je com-
prends que c'est une bonne idée que de créer l'éducation an-
glaise en France.
« Je suis bien aise que les enfants qui se trouvent dans les
autres écoles anglaises soient aussi satisfaits que moi et c'est
avec un grand plaisir que j'apprends que les travaux de \ école
des Roches avancent si vite.
(( Je continue mes leçons d'allemand et de violon ici et je
comprends maintenant presque tout ce qui se dit autour de
moi... »
R. i\. {13 ans).
Un de nos professeurs nous écrit d'Angleterre :
« J'ai reçu de charmantes lettres de H. (12 ans) et de S.
(12 ans); ils sont très heureux, ils font des collections, parlent
déjà bien l'anglais, disent-ils, aiment la géographie et jouent
très bien au cricket. Enfin, ils ajoutent qu'ils sont très aimés de
leurs camarades... »
Ces trois séries de témoignages, ceux des parents, ceux des
NOS ÉLÈVES EN ANGLETERRE. 15
professeurs, ceux des élèves sont concordants. Ils prouvent que
cette première expérience a eu un succès complet. Les enfants
apprennent la langue anglaise très rapidement; ils peuvent con-
verser avec leurs camarades et poursuivre leurs études; ils se dé-
veloppent physiquement, s'associent aux jeux avec entrain et sont
heureux.
Ces enfants viendront à l'École des Roches à la rentrée d'oc-
tobre.
J'ai tenu à faire connaître le résultat de ce premier stage à l'é-
tranger, pour bien montrer aux parents qu'ils peuvent faire par-
tir leurs lils avec une entière confiance. J'ajoute, — et j'insiste
particulièrement sur ce point, — que le séjour à l'étranger est
d'autant plus profitable que les enfants sont plus jeunes. Ils
apprennent plus facilement et plus complètement la langue, ils
subissent davantage l'influence du milieu, enfin ils ne sont pas
exposés à interrompre plus tard leurs études pour aller faire
ce séjour.
Nous ne pouvons recevoir à YEcole des Roches., pour la ren-
trée d'octobre prochain que 50 élèves, qui seront distribués en
deux maisons. Toutes les places sont dès maintenant rete-
nues.
Les enfants pour lesquels on nous adresse actuellement des de-
mandes d'admission n'entreront aux Roches qu'en octobre 1900;
mais nous pourrons les envoyer auparavant faire un stage soit en
Angleterre, soit en Allemagne. Nous ne disposons plus, pour cette
seconde rentrée, que d'une vingtaine de places.
En octobre 1900, une nouvelle série de constructions sera ter-
minée, et l'École pourra recevoir une centaine d'enfants. Ils se-
ront alors répartis en trois maisons séparées les unes des autres et
ayant chacune à sa tête un professeur marié. Les élèves des diver-
ses maisons ne se réuniront que pour les classes dans un bâtiment
situé au centre de la propriété et spécialement affecté à cet
usage.
Ainsi, quel que puisse être le développement ultérieur de
rÉcole, nous éviterons toujours les inconvénients d'une trop
grande agglomération d'enfants. Chaque maison de professeur
16 LA SCIEiNCE SOCIALE.
aura une vie indépendante et ne contiendra au maximum qu'une
quarantaine d'enfants (1).
Edmond Demolins.
(1) Pour le s exercices physiquesà l'École, nous nous sommes inspirés des travaux
du D^ Fernand Lagrange, qui sont le résultat de longues années d'études et d'obser-
vations en France et à l'étranger. Nous recommandons particulièrement la lecture de
l'ouvrage : « L'hygiène de l'exercice chez les enfants et les jeunes gens ». Pour les
enfants qui auraient besoin de suivreà l'École un traitement particulier, au point de vue
des exercices du corps, les parents pourront demander des conseils au D"^ Lagrange à
l'Institut Zander, 21, rue d'Artois. — Autres ouvrages du D"' Lagrange à consulter :
Physiologie des exercices du corps (couronné par l'Académie des sciences et par
l'Académie de médecine) ; — De l'exercice chez les adultes; — La médication par
Vexercice; — Manuel d'Hygiène athlétique. (Chez Félix Alcan).
QUESTIONS DU JOUR
LES EXPÉRIENCES
D'UN PRINCIPAL DE COLLÈGE
L'exposé suivant décrit avec une exactitude navrante un des
coins sombres de notre régime scolaire. L'auteur, qui nous
adresse cet article, appartient à l'Université et dirige un collège
en qualité de Principal. Non seulement il a vu, mais il a vécu
ce qu'il raconte. Comme il le dit, il a voulu servir l'Université.
Ce n'est pas en dissimulant le mal qu'on parviendra à le faire
disparaître, mais en le regardant bien en face, et en conviant à
travailler à sa guérison tous les hommes de bonne volonté,
E. D.
Pour faire, dans ce monde, n'importe quoi qui vaille,
il ne faut pas rester à trembler et à hésiter sur le
bord, mais s'élancer la tête la première, et percer à
travers le tout aussi bien que nous le pouvons.
Sidney Smilh.
\.
Notre enseignement secondaire est donc bien malade? Pas une
revue, pas un journal qui ne nous apporte chaque matin une
18 LA SCIENCE SOCIALE.
critique ou un projet de réforme : et il n'est pas possible, quoique
cela soit évident souvent, que l'on veuille seulement faire de la
copie ou bâcler un article que l'itnprimeur attend. Dans la pha-
lange qui monte à l'assaut de la forteresse, il est des assaillants
qu'il faut distinguer, tels MM. Deinolins et La visse. M. Demolins,
après avoir critiqué notre enseignement secondaire, a exposé
ses vues, puis bravement org-anisé un collège où il suivra la
méthode qu'il préconise. M. Lavisse, professeur de l'Université de
Paris, examinateur au baccalauréat, attaque, dans la nouvelle
Sorbonne, le vieux baccalauréat. Les murs n'ont pas croulé à ce
sacrilège; mais des milliers de personnes ont applaudi : le mo-
nument est sohde.
Arta non verha, dit M. Demolins. C'est donc à l'œuvre que
nous le jugerons. Quant à M. Lavisse, il n'a pas fait seulement un
très beau « sermon contre le baccalauréat » ; il a ému et récon-
forté tous ceux qui aiment les enfants, qui les voudraient heu-
reux, joyeux, intelligents et forts, et qui, pour atteindre ce but,
ne ménagent ni leur temps, ni leurs peines. Je suis de ceux-là
(il faut aujourd'hui dire ce que l'on veut et ce que l'on pense).
Je suis un de ceux qui ont les « mains tendues » Elles ne sont
pas encore retombées.
II.
Je suis Principal d'un tout petit collège que j'aime ; j'ai refusé
un des meilleurs collèges de France; je viens d'être promu à une
classe supérieure; enlin je ne puis pas être décoré avant cinq
ans : je n'attends donc rien des hommes. Je voudrais dire, sans
préoccupation aucune, tout ce que je dois à l'Université, et la
servir encore de cette façon, si je puis.
Lorsque j'ai été appelé, il y a près de six ans, à la direction
d'un collège, j'ai éprouvé une réelle joie. D'abord, ma situation
était améliorée ; puis, surtout, j'allais pouvoir appliquer quel-
ques idées pédagogiques que je croyais bonnes.
Comme la plupart des professeurs qui ne voient que de loin
LES EXl'ÉRIENCES d'uN l'RIXCIPAL DE COLLEGE. 49
et superficiellement la vie intérieure d'un collège, si nos établis-
sements d'enseignement secondaire n'étaient pas plus prospères,
s'il n'y avait pas plus d'entente entre répétiteurs, professeurs,
administrateurs, j'en faisais retomber la faute sur les princi-
paux. Je ne veux ni énumérer les griefs que j'avais contre eux,
ni chercher des excuses aux injustices que j'ai commises. C'est à
mon tour d'être critiqué, blâmé, et, sans doute, les braves gens
que j'ai pu méconnaître sont à cette heure, suflisamment vengés.
J'avais reçu ma nomination un lundi matin, en venant prendre
mon service; le mercredi, mes malles étaient faites.
Je ne dirai rien du diner d'adieu des collègues, des félicitations
reçues avec autant de modestie apparente que de bonheur con-
tenu, des cartes vite imprimées et expédiées, de cette fièvre enfin
et de cette impatience du départ que comprendront ceux qui se
sont trouvés dans un cas semblable au mien.
Mon long voyage, de nuit, pour perdre moins de temps, ne fut
qu'une suite de rêves et de projets. Je voyais un collège pareil
à celui que je quittais; des bâtiments neufs, parfaitement amé-
nagés, un large préau, de belles salles de classe et d'étude, un
cabinet de physique muni de tous ses appareils, un laboratoire
rempli de cornues, de fioles et d'éprouvettes, un cabinet meublé,
aux murs tapissés de livres, de grandes cours plantées d'arbres
et un vaste jardin où s'ébattaient de nombreux élèves. J'aime
déjà ces têtes charmantes que je ne connais pas ; je me ferai
aimer d'eux. Je resterai toujours dans ce pays, et j'y ferai quelque
bien.
III.
Quel réveil ! mon Dieu.
J'ai quitté l'hôtel de bonne heure, après quelques heures de
repos. Personne ne sait qui je suis. Je veux trouver seul la maison
où je dois achever ma vie. Voici un bâtiment qui réjîond à peu
près à ce que j'attends : c'est le collège des Frères. En voici un
autre : c'est le tribunal. C'est peut-être ceci? — c'est la prison.
20 LA SCIENCE SOCIALE.
Cette fois, j'y suis? — Non. C'est l'École primaire supérieure.
Il n'y a plus rien, plus rien dans cette petite ville, vite parcourue,
qui ait l'apparence d'un collèee. Où donc est mon collège? Il
faut qu'on m'y conduise. C'est cette maison branlante, à la
façade lézardée, aux crevasses larges comme la main que con-
tiennent de longues barres de fer allant d'un mur à l'autre. Cette
façade déplâtrée par larges places est couverte à d'autres en-
droits d'une couche gris-verdàtre qu'on prendrait pour une lèpre.
Au sommet, et au milieu, est fixé une sorte de guérite. On y dis-
tingue une petite lucarne, puis_, partant de là et suivant le mur
jusqu'à terre, un tuyau en fonte. Ce tuyau n'est sans doute qu'im-
parfaitement joint à la petite maisonnette, toute en saillie, et
comme posée sur des poutres sortant du mur. Quoiqu'il en soit,
le long de ce tuyau, le long de la muraille, des taches honteuses
crèvent les yeux.
Oh! que c'est laidl
J'entre. Pas de concierge, pas de loge même; personne à qui
m'adresser. Enfin, entendant du bruit, un maître vient, qui me
conduit aussitôt en étude. Il est sept heures et demie du matin;
je vais donc faire connaissance immédiatement avec mes internes.
Les voilà autour du répétiteur. Je compte : six. Ils sont bien six;
inutile de recompter; il y a six élèves internes en tout.
Je n'ose pas demander le nombre des externes; je ne dis rien;
j'examine cette grande salle d'étude basse, noire remplie de
papiers, je devrais dire d'ordures. A quelle époque remontent
ces tables lourdes, incommodes, taillandées, percées de trous?
Les vitres, presque toutes fendues, ne connaissent que l'eau de
pluie; les araignées tissent tranquillement leurs toiles dans les
coins. Ici, une chaise éventrée, dont la paille traîne à terre, et
que le répétiteur ne peut utiliser qu'en y posant un atlas, comme
un coussin; là, une table boiteuse, mais rendue d'aplomb par
un livre placé sous un pied. Au-dessus de ma tète de la paille
passe par une fente. Je sors; j'ai le cœur serré comme dans un
étau; et j'attends, dans la cour, l'heure de la classe.
Voici bientôt tous les professeurs : celui de classes primaires;
celui de classes élémentaires ; un pour la 6' et la 5" ; un pour la
LES EXPÉRIENCES d'U.\ PRINCIPAL DE COLLKGE. 21
3' et la i'; un professeur de mathématiques, un professeur de
sciences, un répétiteur. Voilà tout mon personnel.
Ces messieurs paraissent aimables; je suis si triste que j'ac-
cepte avec reconnaissance leurs compliments de politesse. L'un
d'eux même, depuis plus de vingt ans dans la maison, comme
élève, puis comme professeur, réussit à me dérider. Comme je ne
puis dissimuler l'impression que me fait l'état lamentaiile du
collège, il me vante aussitôt, avec une conviction amusante, l'air
vif et sain du pays, la qualité du lait, l'excellence d'une eau mi-
nérale, tout à fait inconnue, mais qui guérit de nombreuses ma-
ladies. Quel rapport y avait-il entre cette réflexion et ma plainte;
Je n'en sais rien encore ; mais nous avons tous ri de bon cœur,
et cela m'a soulagé.
La cloche sonne, chacun se rend à son poste. En quelques
minutes, j'ai rendu visite à toutes les classes. J'ai trouvé, en
tout, quarante-neuf élèves et il n'y a pas un absent. J'ai donc
quarante-trois externes, et six internes. Où suis-je tombé?
Resté seul, je parcours la maison. Le réfectoire est convenable;
la salle à manger est noire, mais peut être facilement réparée;
trois chambres sont habitables, le cabinet du Principal est vaste,
entouré d'armoires à vitrines, où se trouvent pas mal de livres :
voilà des consolateurs, et leur vue me fait du bien. Mais la cui-
sine est hideuse, et le dortoir défie toute description.
On y accède par un escalier roide, très étroit, et aux marches
si peu larges et si usées, qu'une personne âgée ne le peut des-
cendre qu'à reculons. On arrive alors dans une salle au plafond
bas qu'on touche avec la main. Plafond ici est une image; ce
n'est à vrai dire, que des planches mal jointes, reposant sur des
planches vermoulues, et dans lesquelles ma canne, au bout ferré,
s'enfonçait comme dans de la terre glaise.
Ici, comme dehors, encore une barre de fer, d'un mur à l'autre
Je commence à ne plus redouter autant les lézardes, contre les-
quelles on semble avoir pris quelques précautions.
Je compte seize lits rangées sur deux lignes. Le sommier con-
siste en une couchette remplie de paille. Je ne trouve qu'une
table de nuit; pas une chaise, pas une descente de lit, pas une
22 LA SCIENCE SOCIALE.
armoire. Les effets des enfants sont renfermés dans leurs malles,
ou suspendus à des clous, au mur, sans abri contre la poussière.
Je ne veux pas insister davantage sur le délabrement de ce
pauvre collège; on pourrait croire que je fais une caricature,
quand je m'efforce au contraire de ne dire que la vérité. Cepen-
dant, je crois nécessaire do citer quelques traits, pris au hasard,
mais qui permettront de se faire une idée des difficultés que j'ai
rencontrées.
Un jour de mauvais temps, un professeur a dû faire classe, son
parapluie ouvert. Une gouttière tombait sur lui, et les élèves
s'étaient réfugiés dans le seul coin convenablement abrité. — En
pleine étude, du plafond crevé (voir plus haut la définition du
plafond), un rat est tombé sur un élève. Heureusement l'animal
était mort; sans doute, un chat, le combat fini, l'avait laissé
glisser du monceau de foin qui surplombait le trou.
Les classes n'avaient pas de cheminées, et pourtant il fait froid
dans ce pays. Pour obtenir un peu de chaleur, on établissait au
milieu de la salle un petit poêle rond, à un seul trou, et on fai-
sait passer le tuyau par un carreau de la fenêtre. Comme les
salles étaient très basses, ne comprenant qu'un rez-de-chaussée,
vous eussiez cru, en entrant dans la cour, voir une rangée do
roulottes crachant la fumée par leurs vasistas entr'ouverts.
Certes, ce n'était pas beau, mais enfin on parvenait à se chauf-
fer à condition toutefois que le vent du nord soufflât. Par tout
autre vent, la fumée, refoulée, ne sortait plus et emplissait la
salle. C'était là un inconvénient peu grave. Deux élèves, dressés
à cet exercice, prenaient le poêle tout flambant, et lestement,
vous le déposaient dans la cour. Les tuyaux, fixés par des fils de
fer, restaient suspendus. Dès que le vent tournait, on rentrait le
poêle qui continuait son office.
IV
Que faire? Faut-il reprendre ma malle non ouverte encore,
et retourner au poste que j'ai quitté? Il est loin d'être mau-
LES EXl'ÉKIENCES d'uN PRINCIPAL DE COLLÈGE. 23
vais d'ailleurs. Mon traitement de professeur de collège, de
3.000 francs, est plus que doublé par des cours accessoires et
par des leçons particulières. Ici, le seul avantage fait au Principal
est la perception pour lui de la rétribution des externes surveillés :
trois francs par mois. Ils sont quatre; j'ai donc, jusqu'à présent,
un traitement de 1*20 francs par an. Impossible de vivre sans
faire une classe, ce qui me donne droit à un traitement de pro-
fesseur.
L'argent dont je dispose pour les divers services ne permet
aucun bénéfice : (JO francs par an, pour payer un concierg-e;
70 francs de frais de bureau; 125 pour frais de distribution de
prix. Je dois assurer, à mes frais, le chauffage et l'éclairage de
tout l'établissement; il est vrai que je perçois une somme an-
nuelle de 6 francs par élève non boursier. J'encaisserai donc
pour ce service moins de 300 francs, quand j'en dépenserai au
moins le double.
Reste le bénéfice que je puis faire sur mes six internes, qui
donnent chacun 45 francs par mois. La situation n'est pas bril-
lante. Et dire que mes collègues enviaient mon bonheur!
i Je longe la classe des tout petits qui épellent en chantant; ils
sont onze. Leurs voix sont claires, agréables à entendre; quel-
ques-uns me sourient. Leur maître, à la longue barbe noire, mais
dont le visage respire une inépuisable bonté, se tient au milieu
d'eux et me salue amicalement. Voilà les plus aimables oiseaux
de la volière.
Je pénètre dans le jardin, vaste, enclos de murs formant
parapet, et s'élevant au-dessus de la rue comme un rempart au-
dessus du fossé. Douze gros tilleuls, des acacias, des arbres frui-
tiers forment une ceinture.
De ce jardin, je pénètre dans un petit parc sur lequel donne la
salle d'étude qui sert en même temps de classe aux élèves de
7® et 8''. Je vois par la fenêtre des petites têtes qui me regardent.
Ici on est plus grave; mais je devine cpi'il suffirait d'un mot de
moi pour mettre tout ce petit monde en joie.
De l'autre coté de ce parc, encore un jardin plus grand que
le premier; un autre encore derrière le gymnase. Partout d'in-
24 LA SCIENCE SOCIALE.
nombrables arbres fruitiers. Le collège est comme une vieille
ruine au milieu d'un magnifique domaine d'un hectare.
Que faire? Quelle résolution prendre?
Que dirai-je aux parents quand ils demanderont à visiter l'éta-
ijlissement avant d'y placer leurs enfants? Oserai-je jamais les
conduire au dortoir, dans les salles de classe et d'étude? Que
répondrai-je quand on me demandera où se trouvent la lingerie,
l'infirmerie, qui n'existent pas?
Puis, avec un personnel en nombre aussi insuffisant, à quels
examens préparer nos élèves? De quel côté les diriger? Je ne puis
songer au baccalauréat.
D'autre part, voilà de l'autre côté de la rue une école primaire
supérieure bien organisée qui peut donner mieux que nous un
enseignement pratique. Plus loin, les Frères avec un magnifique
établissement. De quelle utilité peut être ce collège dans de telles
conditions? Ah! je comprends le refus de deux principaux
envoyés ici en quinze jours.
Mais quoi, j'ai été nommé; aveuglément, j'ai accepté, mais
enfin j'ai accepté. Partir maintenant serait m'avouer vaincu avant
d'avoir combattu; ce serait une désertion, une preuve de lâcheté.
Sans doute, j'attendais beaucoup mieux, mais il est probable que
j'exagérais ma capacité et mes mérites, qui sont estimés à leur
juste valeur par mes chefs. Ou bien, tout simplement, je n'ai pas
eu de chance, il me reste à prouver que je méritais mieux, voilà
tout.
La classe finit. A la sortie j'examine un à un ces pauvres en-
fants dont personne ne veut, parce qu'ils appartiennent à un
collège sans avenir, qu'ils habitent une maison trop laide, et
qu'ils ne rapportent pas assez d'argent. Ils ont tous une physio-
nomie attrayante, un air dégagé, des traits réguliers, des yeux
bien ouverts qui regardent droit devant eux. Ils paraissent
éveillés et intelligents. Ils me plaisent déjà beaucoup, ces petits,
et je sens que je les aimerai bien.
LES EXPÉRIENCES d'uN PRINCIPAL DE COLLÈGE. 25
^.
c'en est fait; vous m'avez conquis, enfants; je resterai auprès
de vous. On vous a dédaignés et je me suis cru humilié. Eh bien!
rapprochons nos deux misères; serrons-nous les uns contre les
autres; luttons, travaillons ensemble, surtout aimons-nous. Rien
ne me coûtera pour vous rendre plus instruits, et meilleurs. Mon
bonheur sera de vous voir bien portants, joyeux et vertueux. Et
qui sait? peut-être que dans notre pauvre vieille demeure que
traverse la pluie, que le vent ébranle, nous ne serons pas trop à
plaindre.
VI.
Une fois ma résolution prise, le soir même, je me suis mis ré-
solument à Toeuvre.
Il fallait, avant tout, organiser le travail; en quelques minutes,
c'était fait.
Jusqu'alors le collège n'avait préparé ses élèves qu'au bacca-
lauréat ès-sciences, pour lequel on demandait seulement, à
l'écrit, deux compositions de sciences et une version latine. Mais
ce baccalauréat allait être supprimé. Nous devions songer à autre
chose. Pourquoi pas tenter la préparation du baccalauréat clas-
sique et moderne complet? Nous aurions d'ailleurs sept candidats
pour l'année suivante : un pour la philosophie; un pour le bacca-
lauréat ès-sciences dont j'ai parlé, un pour la seconde moderne;
quatre pour la rhétorique. Mais nous n'avions pas de professeur
de classes supérieures, pas de professeur d'allemand, pas de
professeur d'anglais, pas de professeur d'histoire, pas de profes-
seur de philosophie.
Il faut suppléer à tout cela. Ce n'est pas difficile. Le professeur
de 3^ et 4' savait l'anglais, et il était licencié es lettres avec men-
tion histoire. En plus du programme de sa classe, il enseignera
l'anglais et fera quelques cours d'histoire.
26 LA SCIENCE SOCIALE.
Le professeur de 5^ et 6^ aimait l'histoire. Il fera sa classe, puis
quelques cours d'histoire, et enseignera le français dans une par-
tie de l'enseignement moderne.
Le professeur de sciences était Alsacien et connaissait l'aîle-
mand. Il ajoutera à ses fonctions celle de professeur d'allemand
dans les classes de grammaire et élémentaires.
Cependant, l'enseignement moderne manque de quelques
heures de français, et tout le monde, sauf le professeur de mathé-
matiques, avait son maximum. Je vous en prie, ne riez pas. Bra-
vement, ce professeur de mathématiques donne les deux heures
de français qui doivent remplir le programme.
Il y avait encore bien des lacunes, cette distribution faite : la
philosophie, l'histoire, la géographie, la littérature française,
l'allemand dans les hautes classes ne sont pas enseignés : c'est
mon lot.
La distribution des heures de dessin me donne plus de peine.
Remarquez que je disposais de la somme totale de cent francs
pour procurer un professeur de dessin au collège. Je n'en puis
trouver à ce prix. Enfin, le professeur de 7' et 8" se dévoue. Il
enseignera le dessin pour la somme de cent francs par an.
Le lendemain de mon arrivée, la machine était mise en mou-
vement.
Deux années nous avons travaillé ainsi, et je ne sais qui nous
devons admirer le plus, des élèves qui savaient reconnaître com-
bien nous leur étions dévoués, ou des maîtres qui se dévouaient
aussi simplement, sans bruit, sans espoir de récompense, mais
par déférence pour un chef qu'ils connaissaient à peine, ou plu-
tôt pour faire tout bonnement leur devoir. Quels bons enfants!
Quels braves gens !
Tant de bonne volonté ne fut pas perdue. La première année,
à la stupéfaction générale, nous présentions sept élèves au bac-
calauréat ; nous avions cinq succès. La seconde année, nous pré-
sentions six candidats; nous avions six élus.
On ne tarda pas à nous considérer avec une certaine sympa-
thie ; bientôt les demandes d'admission arrivèrent. Enfin la ren-
trée d'octobre se faisait avec quatre-vingt-six élèves.
LES EXl'ÉRIENGES d'uN PRINCIPAL DE COLLÈGE. 27
YII.
Si l'on bûchait ferme dans notre vieux collège, on s'y amusait
aussi. J'y ai fait une expérience que je veux rapporter brièvement.
Vous connaissez le magnifique domaine que nous possédions;
l'entrée en avait été, jusqu'alors, interdite aux enfants. Je com-
mençai par en enlever la porte toute branlante ; puis, ayant réuni
tous les élèves internes et externes, je leur parlai à peu près ainsi :
« Mes amis, vous avez une cour trop petite, et où vous êtes mal à
l'aise, je vous offre la partie du jardin qui vous plaira le mieux,
et la quantité que vous voudrez. Vous cultiverez votre lot comme
vous l'entendrez ; mais vous le cultiverez. Le fruit de votre travail
vous appartiendra. Je ne tolérerai aucun désordre, aucun acte de
vandalisme ou de gaspillage, aucun acte d'indiscipline, sinon je
replace la porte. »
Je n'oublierai jamais la surprise de ces enfants, leur explosion
de joie, leur ardeur au travail, leur bonne tenue, leur esprit
d'ordre.
L'étude finie, c'était comme une envolée d'oiseaux. Chacun
prenait son outil, enlevait sa tunique tout en courant, et se met-
tait à piocher. Des groupes s'étaient formés de deux, quatre on
six pour exploiter un lot délimité.
Les uns cultivaient surtout les légumes qu'ils apportaient non
sans fierté à leurs familles, d'autres préféraient les fleurs. Quel-
ques-uns, vrais pionniers, aimaient à défricher les terrains in-
cultes, puis les abandonnaient ensuite à de moins ardents. Ceux-
là recherchaient la fatigue pour le bien qu'ils en ressentaient.
Un mur séparait le jardin du petit parc. Des jardins avaient été
établis de chaque côté de ce mur, en assez mauvais état d'ailleurs,
et qui menaçait ruine. — A une visite que nous fit le maire, je le
priai de le faire enlever. Il refusa, jugeant qu'il y avait là un tra-
vail d'au moins vingt journées d'hommes, et que cette dépense
n'était pas prévue au budget. (Moi je prévoyais cette invariable
réponse à toutes mes propositions). Les élèves m'avaient entendu :
28 LA SCIENCE SOCIALE.
« Nous autorisez-YOus à enlever le mur, me dirent-ils? — Mais
vous ne pourriez jamais y parvenir. Enfin, si vous y tenez... —
C'était un jeudi matin; je vois encore mes démons attaquer la
muraille avec une ardeur que rien ne semble pouvoir lasser. Il
n'y eut ce jour-là ni étude, ni promenade ; mais, le soir venu, il
ne restait plus trace de l'obstacle qui empêchait les possesseurs
des jardins de voisiner.
C'était un réel plaisir pour moi d'assiter aux ébats de ce petit
monde ; de voir les transformations aussi fréquentes qu'inatten-
dues des lots de chacun. Le carré était devenu un beau jour une
plate-bande; celle-ci se trouvait bientôt transformée en corbeille.
La terre était remuée, retournée, bêchée; les mains avaient des
ampoules, la sueur perlait aux jeunes fronts : j'étais satisfait; mon
but était atteint.
Souvent, au cours de mes visites, j'étais appelé à juger de l'ef-
fet d'une nouvelle combinaison, à trancher un litige entre quel-
ques propriétaires, et je m'attardais au milieu de ces enfants.
Parfois, l'heure de l'étude était passée, et je ne m'en préoccupais
pas. Quelle bonne aubaine! On travaillait alors avec plus d'ar-
deur ; on traçait des plans de fossés, de monticules, de labyrinthes ;
on s'ingéniait à me soumettre des cas très graves , très compliqués
(trocs, échanges, transformations) , afin de m'empêcher de songer
à regarder ma montre.
Je me prêtais volontiers à cette innocente supercherie, et je
paraissais même fort contrarié quand, la nuit tombant ou voyant
les bras suffisamment las, je m'apercevais enfin que nous étions
en retard pour l'étude dune demi-heure ou de trois quarts
d'heure. Quelle joie alors parmi mes jeunes amis! mais ils me
consolaient bien vite en m'assurant que les leçons seraient néan-
moins bien sues, et les devoirs soignés. Jamais ils n'ont promis en
vain.
Me croira-t-on si je dis que jamais on ne toucha à un fruit.
Pour se rendre à leur jardin, les élèves traversaient celui qu'ils
m'avaient laissé, et suivaient une allée bordée de groseillers; ja-
mais une groseille ne fut cueillie.
Un jour, un nouveau, enfant de treize ans, vient se plaindre
LES EXPÉRIENCES d'l'N I'RIXCII'AL DE COLLÈGE. 29
qu'un élève l'a battu. 11 n'y a là rien d'extraordinaire; pourtant
cela me surprend; j'appelle l'accusé. « Tu as battu ton camarade?
— Oui, Monsieur. — Pourquoi? — C'est à lui de le dire. » —
Et comme le plaignant baissait la tête sans répondre, il ajouta :
Nous avions remarcjué qu'on cueillait des poires à un de vos ar-
bres, celui c[ui est près de la porte ; nous avons veillé, et j'ai sur-
pris X. Comme il répondait mal, je lui ai donné deux clacjues.
Jamais, jusqu'ici, personne n'a rien touché à ce qui ne nous
appartenait pas. Nous ne voulons pas qu'on commence. »
Voilà le seul iucident en deux années.
Ai-je besoin de dire que tous les jeux étaient en honneur. On
avait pris l'habitude d'une vie plus active, et c'était chez tous un
besoin de courir et de se donner du mouvement.
Lorsque la pluie interdissait toute sortie, on se livrait, dans une
ancienne église abandonnée, à toutes sortes de travaux. Jusqu'à
un vrai théâtre qui y fut construit, par les élèves seuls, et où ils
jouèrent plusieurs fois des pièces qui émurent papas et mamans
délicieusement.
Enfin quelques-uns parmi les plus grands étaient d'excellents
valseurs. Ils devenaient les professeurs de leurs camarades, et
c'était, le dimanche, jusqu'à neuf heures du soir, des danses
joyeuses aux sons d'un modeste accordéon.
VIII.
On travaillait donc ferme et on s'amusait autour de moi. Ad-
mirablement secondé par ma famille, je savais les élèves bien
soignés, traités comme nos enfants. Nous nous sentions estimés,
et nos jeunes gens nous marquaient une confiance touchante. Je
me fus trouvé heureux, si la fatigue pour moi n'eût pas été exces-
sive.
J'avais dix-huit heures de classe ; j'enseignais les matières les
plus variées, qui me demandaient des heures de préparation. De
plus, je n'avais qu'un répétiteur pour plus de quatre-viugts
élèves. Ce pauvre garçon commençait son service le mercredi à
30 LA SCIENCE SOCIALE.
i heures du soir, il le conservait jusqu'au vendredi à 8 heures.
Le samedi, il reprenait le collier à i heures du soir, et il n'était
libre que le lundi à 8 heures. J'avais pitié de lui. et je le rem-
plaçais autant que je le pouvais.
Le nombre des élèves ayant donc presque doublé, je demandai
deux répétiteurs nouveaux; l'un devait s'occuper de la surveil-
lance; l'autre, sous ma direction, eût fait quelques cours faciles.
L'autorité académique approuvait mon projet ; le Recteur vint
lui-même le soutenir auprès de la municipalité. Ce fut en vain;
ma demande fut repoussée.
Je proposai alors de créer une classe enfantine, qui fût placée
sous la direction d'une dame. Je me chargeais de la rétribution
de cette institutrice ; je ne demandais que l'aménagement d'une
salle. J'échouai encore auprès de la municipalité, malgré l'inter-
vention de mes chefs.
Enfin les demandes d'internes étaient nombreuses, et il ne
m'était plus possible de les accueillir toutes. Je demandai quel-
ques réparations. Des plans furent dressés, et des propositions
faites, très modérées. Le conseil municipal rejeta tout.
Cette fois le Recteur se fâcha, et m'engagea à demander mon
changement.
Je le fis la mort dans l'àme.
1\.
Je m'y décidai parce que je sentais mes forces me trahir, et que
je jugeais irréalisable, dans de telles conditions, l'œuvre que je
voulais accomplir. Voilà un gros mot, je le sais; mais il m'importe
peu que l'on me croie : je veux dire ce que je pensais alors, le
rêve qui me soutenait, et qui, malgré de rudes atteintes à ma foi,
fait encore ma force aujourd'hui.
Rester plus longtemps, me disais-je, c'est m'attacher davantage
à ce pays et à ces enfants, et rendre plus solide le lien qu'il fau-
dra rompre quand même; c'est même faillir à mon devoir. Dans
un collège mieux organisé, avec un personnel complet, je puis
m'établir pour toujours, et donner ce que l'on attend de ma bonne
LES EXPÉRIENCES n'i'.N rUlNCIl'AL DE COLLÈGE. 31
volonté. Ici je consacre mon temps à des démarches sans tin pour
obtenir la réparation d'une planche, d'une partie de toiture ef-
fondrée, la construction de cheminées dans les classes. Il faut
des visites, des discours au maire et aux conseillers pour les con-
vaincre de la nécessité d'acheter des poêles, de récrépir les murs,
de blanchir la cuisine. On ne peut planter un clou sans une déli-
bération du conseil municipal et sans un rapport motivé de moi ;
or, tout se disloque, tout s'émiette, les clous enfoncés ressortant,
je renonce à la lutte.
Où que j'aille, je serai mieux qu'ici, il n'en faut pas douter.
On me tiendra compte, au ministère, de nos succès, du relève-
ment de la population scolaire presque doublée, et je serai ap-
pelé à un collège établi. Moins distrait qu'ici par tant de choses,
je n'aurai qu'à songer à mes élèves; je serai plus souvent avec
eux; je m'intéresserai davantage à leurs travaux; j'étudierai de
près leurs caractères; je tiendrai compte des observations que
j'ai déjà faites, j'en ferai d'autres, atin de voir plus vite le mal,
s'il existe, et de le guérir plus sûrement.
Voici deux années d'inutile labeur, et je suis fatigué ; mais je
suis jeune encore, et deux mois de repos me rétabliront. Une
fois installé dans ce collège que je ne quitterai pas avant ma
retraite, j'apporterai à remplir mes devoirs tant de dévouement,
tant de conscience, que je mériterai promptement l'estime de mes
collaborateurs et des parents, etraffection de mes élèves. En peu
de temps régnera l'esprit qui doit animer notre grande famille.
Puis (mais je parlais ainsi pour consoler mes chers petits,
sans être très convaincu), la nouvelle de mon départ parait mé-
contenter quelques personnes écoutées en ville; peut-être que
la municipalité se décidera « à faire quelque chose pour son
collège, » comme on dit. Mon successeur sera sans doute moins
patient que moi, et si, en m'éloignant, je contribue à vous
donner une maison plus confortable, et quelques maîtres de plus,
vous voyez, mes jeunes amis, que la douleur que j'éprouve en
vous quittant vous aura servis (1).
(1) J'apprends que la municipalité vient de voter un emprunt de 75.000 fr. pour
aménagements et réparations au collège.
32 LA SCIENCE SOCIALE.
X.
« Vous ne serez pas changé cette année, me dit-on au minis-
tère, au début des vacances, préparez donc tranquillement votre
rentrée; nous vous voulons du bien. » Quelques jours avant la
fin des vacances, je recevais par télégramme ma nomination à X.
.le sentis alors seulement combien j'étais attaché au collège
où j"avais fait mes premières armes comme Principal. Les élèves
étaient encore dans leurs familles, je pus me décider à faire
mon déménagement; je sens que j'en aurais été incapable s'ils
eussent été là. Je viens d'ailleurs d'en faire l'expérience. Les au-
tres fonctionnaires, les professeurs mêmes qui vivent relative-
ment peu avec les élèves, ne savent pas ce qu'il nous en coûte
de quitter un collège où nous avons fait un séjour de quelques
années. Le principal, au bout de peu de temps, considère les
élèves internes comme ses propres enfants; entre eux et lui, par
suite de cette habitation sous le même toit, de cette participation
aux mêmes douleurs et aux mêmes joies se forment mille liens
qu'on ne peut rompre sans un douloureux effort.
Pour moi, ce fut un déchirement de mon être. Aujourd'hui
encore, je pense souvent à mes petits amis de... Je pourrais re-
dire tous leurs noms, je vois leurs visages, leurs gestes, j'entends
le son de leurs voix; j'assiste à leurs ébats, dans le grand jar-
din, sous ma fenêtre. Je me reporte à cette semaine d'angoisse
où j'attendais d'un moment à l'autre le dernier soupir de ma
fillette. Tout à coup le silence s'était fait dans la maison; plus
de jeux, plus de cris; pas un mot même en passant sous la fe-
nêtre de la petite malade, afin de ne pas troubler son repos.
Puis la joie, les saints, les grimaces des plus gamins pour amu-
ser la convalescente, quand elle montre à travers les vitres son
visage amaigri et pâli... Oh! les bons diables!
La vieille maison me semble moins laide; je n'ai retrouvé
nulle part mon allée de vieux tilleuls qui nous donnaient un
ombrage si parfumé.
Enfin je partis.
LES EXPÉRIENCES d'uN PRINCIPAL DE COLLÈGE. 33
XI.
Je suis dopiiis trois ans passés dans mon nouveau collège. J'ai
perdu riiabitude de me plaindre, ou plutôt ma puissance de
travail et ma capacité de souffrir se sont accrues. Me voilà sou-
mis, pacifié. Je vais donc finir mon récit monotone.
Je suis aussi mal outillé qu'à mon premier poste. Je manque
de professeurs et de surveillants; j'enseiane comme autrefois les
choses les plus variées. Je ne sais où loger mes élèves qui at-
tendent à la porte.
Je vois, entravée par mille obstacles, la prospérité d'un col-
lège qui pourrait grandir, et je ne peux rien pour lui.
Je n'accuse personne; je m'incline devant des forces supé-
rieures. iMais de fîères paroles comme celles de M. Lavisse et de
M. Demolins pénètrent profondément au cœur de ceux qui ont
longtemps aspiré vers le mieux. De les avoir entendus, je me
sens l'âme moins engourdie.
Si ma tâche est rude, je suis admirablement secondé par un
personnel d'élite. Mes collègues et moi nous ne formons qu'un
faisceau que les épreuves ont plutôt fortifié. On sait à peine
qui commande et qui obéit : chacun fait loyalement, entière-
ment son devoir.
Tous nous aimons vraiment l'Université, dont nous tenons ici
le drapeau, et nous voulons qu'elle soit respectée et honorée en
nous.
Nous nous savons récompensés par l'estime et par raffection
de nos élèves, et nous nous dévouons pour eux avec joie.
Pourtant, en considérant ce c£ue nous voudrions faire et le
peu que nous obtenons, nous nous surprenons parfois à mur-
murer : une tasse de café bue en commun, une promenade en
pleine campagne dissipent la mauvaise humeur, et nous nous
remettons au travail avec sérénité.
Pour moi, je sens très bien mes forces amoindries, et les bas
34 LA SCIENCE SOCIALE.
calculs, les atermoiements dont j'ai été le témoin m'ont parfois
lassé. Mais, malgré tout, ma foi au bien est toujours aussi vive.
Sans doute, je suis loin d'avoir tracé le sillon que mon ardeur
inquiète m'avait imposé; mais qui choisit son œuvre? qui l'a-
chève, sil a pu la choisir?
Et puis, si minime soit-il, l'eliort que j'ai fait n'est pas tout à
fait vain. C'est à quoi je songe en lisant ces paroles, douce con-
solation, du philosophe poète : « Je suis bien sur que ce que
j'ai de meilleur de moi me survivra. Non, pas un de mes rê-
ves, peut-être, ne sera perdu; d'autres les reprendront, les rê-
veront après moi, jusqu'à ce qu'ils s'achèvent au jour. C'est à
force de vagues mouvantes que la mer réussit à façonner sa
grève, à dessiner le lit immense où elle se meut. »
Un Principal uk Collège.
P. S. — Depuis que ces lignes ont été écrites, deux nouveaux
professeurs ont été nommés. Puis l'auteur de ces lignes étudie
en ce moment le projet d'installation d'un collège dans une
situation ravissante, au milieu d'un domaine de cinquante hec-
tares. De précieux encouragements venus de divers côtés per-
mettent d'avoir bon espoir.
LA REGION DE LA BASSE-BRESSE
UNE VALLEE
A MÉTAMORPHOSES SOCIALES
II.
LA VIE ANCIENNE DE LA VALLÉE (1).
II. — LA ROUTE ET SON RÔLE SOQAL.
Maintenant que nous connaissons tous les éléments de la vie
sociale présente de la vallée, nous aborderons la seconde partie
de notre programme et remonterons à sa vie passée. Nous sui-
vrons la méthode scientifique qui consiste à aller du connu à
l'inconnu, de l'observation directe à l'observation indirecte;
nous étudierons l'histoire à rebours, en commençant par l'épo-
que la phis proche de nous.
Reportons-nous aux premières années du dix-neuvième siècle.
Le fond de notre demi-vallée, la rive montueuse et habitée de
l'Ain présente une animation qui contraste singulièrement avec
sa somnolence actuelle. Sur la route Lyon-Genève, c'est un va-et-
vient bruyant, un chassé-croisé de malles-postes, de berlines, de
(1) Voiries deux livraisons précédentes.
36 LA SCIENCE SOCIALE.
chariots, de véhicules de toute nature et de toute provenance.
La route cependant nest pas ancienne. La partie qui nous inté-
resse, la section Loyes-Neu ville, a été ouverte à la grande circu-
lation en 1770 et n"a reçu les derniers perfectionnements
qu'on 1786 (1).
Mais, dès son inauguration, cette voie a bénéficié dune pros-
périté rapide. Elle en remplaçait une autre perpétuellement
coupée par les eaux (2j.
A l'avantage d'établir une communication assurée, dit la sta-
tistique de Bossi (3), le nouveau tracé joignait ceux d'ouviir un
débouché à un pays fertile en vins et en chanvres, de procurer
aux voyageurs un abri contre les vents du >'ord-Est, de leur
offrir des asiles fréquents dans les villages du pied de la côtièrc^
enfin d'abréger assez sérieusement les distances.
Ces avantages furent si bien sentis que, sitôt que la route de-
vint roulante, les postes organisées tant sur la rive gauche de
l'Ain pour le parcours de Lyon-Genève, que dans Vhinterland
bressan pour celui de Lyon à Strasbourg furent reportées sur la
nouvelle route qui fut dès lors la grande voie postière du pays.
Les vieux paysans se rappellent avec regret l'époque fortunée
où la vallée vivait de la route.
A Mollon^ par exemple, existait une montée rapide pour
laquelle les convois avaient besoin de chevaux de renfort. Les
petits propriétaires de la commune possédaient tous un cheval
ou deux et occupaient leurs loisirs à guetter les voitures. C'est
ce qu'on appelait faire la remonte.
D'autres villages, moins favorisés par les accidents de la route,
se livraient en grand aux transports proprement dits, ou, comme
on disait alors, à l'industrie des accélérés. Ces coureurs ne se
contentaient pas d'expéditions de quelques jours. Parfois, ils
tentaient fortune au loin. En 18i7, année de disette du blé, des
individus énergiques de Pont-]d'Ain firent une opération mer-
(1) Archives de Bourg.
(2) C'est la section qui figure sur notre carte avec la mention : ancienne route Lyon-
Genève.
(3) P. 687.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 37
veilleuse en allant jusqu'à Marseille quérir la précieuse céréale.
L'esprit clél>rouillard de nos paysans a toujours su tirer parti
des circonstances.
Si la route enrichissait rapidement quelquefois rélément no-
made et aventureux du pays, elle faisait vivre sans grand effort
une bonne partie de l'élément plus tranquille.
Les haltes étaient tentantes dans nos villages riants, bien abri-
tés, séparés par des montées fatigantes entre lesquelles il fallait
que les chevaux reprissent haleine. L'abondance et le bon mar-
ché du vin de la côtière incitait les voyageurs à accorder à
leurs attelages quelques instants de repos mérité. Les auberges
de notre vallée étaient florissantes et renommées, surtout celles
de Pont-d'Ain, qui n'était pas seulement un point de passage,
mais un carrefour. Un des hôtels de cette bourgade jouissait
d'une réputation européenne, et pas un Anglais n'eût manqué de
s'y arrêter en passant.
Il n'est pas jusqu'à l'hébergeage des chevaux qui ne devint la
source de profits auxiliaires intéressants. Un maitre de poste fit
fortune en transformant avec le fumier de ses écuries de mau-
vais brotteaux en excellents prés irrigués. On sait qu'une ordon-
nance de l'ancien régime exemptait de tailles les maîtres de
poste à condition qu'ils ne tinssent pas auberge. A une époque
où l'engrais chimique était ignoré, l'industrie des postes était
en soi une des professions les plus favorables à l'amendement
progressif du sol.
Des faits analogues se sont passés au bord de toutes les routes,
pendant la })ériode de transit assez intense qui précéda la révo-
lution moderne des moyens de transport.
Mais la route qui nous occupe eut à cette époque une fortune
privilégiée, une fortune telle que la phase de la vie de la vallée
qui s'étend de 1786 à 1855 peut être caractérisée d'un mot : la
phase de prospérité routière. Cette fortune exceptionnelle tient
à plusieurs causes, les unes se rattachent à la route même, les
autres au pays traversé.
I. D'abord, notre route était internationale. Elle absorbait
presque tout le roulage entre Lyon et Genève et une partie du
38 LA SCIENCE SOCIALE.
roulage entre Lyon et l'Allemagne. A notre vallée s'applique très
spécialement ce que Girault de Saint-Fargeau dit du départe-
ment de l'Ain en général (1) :
« La position de ce département en fait un passage pour le
commerce entre le Nord et le Midi de la France, de Strasbourg à
Marseille, entre l'Est et l'Ouest, de Genève à Bordeaux ; le transit
est incessant dans les temps d'importation de grains de Barbarie
qui sont reçus à Marseille, et se dirigent sur la Suisse. »
[ne partie de la population de la vallée était pour ainsi dire
parasite de l'étranger. A son tour, l'étranger réagissait fortement
sur les gens qui vivaient par lui et pour lui. Quel stimulant aux
déplacements, quel incitant aux expéditions lointaines que le
contact avec tous ces inconnus dont la physionomie elle-même
disait les aventures! C'est banal de faire observer que le vin
pousse aux confidences. Souvent, un voyageur se reposant à la
table d'une auberge de la vallée dut narrer à ses commensaux
d'une heure quelques épisodes de sa vie agitée. Le goût des
voyages naît au récit des voyages. A ceux qu'un beau jour aiguil-
lonnait le démon des aventures, la route oÛ'rait un moyen de
satisfaction et un premier gagne-pain. On pouvait se risquer
sans trop risquer.
II. Notre vallée, qui était un lieu de passage et de repos, était
en outre un lieu à^entrepôt pour marchandises. Nous sommes
— remarquons-le — avant la transformation économique qui a
bouleversé les conditions d'existence de l'humanité. La consom-
mation est obligée de s'approvisionner sur place ou presque sur
place, au moins pour les objets de première nécessité. Cette limi-
tation du trafic courant a des conséquences forcées. Suppo-
sons deux régions voisines et dissemblables avec des ressources
et des besoins divers, l'n courant d'échange s'établira entre ces
pays complémentaires. Si les deux contrées sont relices par
une route, le courant suivra la routC;, et les villages routiers
deviendront les intermédiaires entre les pays tributaires de la
route.
(1) Dictionnaire géographique, historique, commercial cl industriel de la
France (1844).
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 39
On sait que, dans une opération commerciale, celui qui s'en-
richit le plus sûrement, c'est bien l'intermédiaire. Notre vallée,
à l'époque de prospérité routière, jouait le rôle précieux d'inter-
médiaire entre le Bugey pastoral, forestier, extracteur, déjà quel-
que peu industriel, et la Bresse nettement agricole. La commune
de Villette en particulier tirait la majeure partie de ses ressources
du commerce du plâtre exporté des carrières du Bugey et im-
porté en Bresse pour l'amendement des terres argileuses (1). Ce
commerce, il est vrai, s'effectuait surtout par eau quand la hau-
teur de l'Ain le permettait. Nous touchons ici à la troisième
cause de prospérité de notre route, la voie terrestre était doublée
d'une voie fluviale.
III. Un débat récent, la discussion sur le rachat du canal du
Midi, a mis en lumière une vérité économique qui pourrait sem-
bler un paradoxe. Quand deux centres commerciaux sont reliés
par une double voie, une route ferrée et une route fluviale, la
concurrence de routes, la sélection qui s'opère entre elles sui-
vant les marchandises transportées favorise en définitive la pros-
périté de l'une et de l'autre voie. Il est prouvé que le gouverne-
ment allemand, en encourageant la navigation du Rhin, a rendu,
à son insu peut-être, un service signalé aux chemins de fer en
bordure du fleuve.
Ce qui est vrai aujourd'hui — expérimentalement — d'un
fleuve et d'une voie ferrée contiguô devait être vrai jadis, dans
une certaine mesure, d'une voie fluviale et d'une voie de dili-
gences riveraines. C'est une hypothèse par analogie, mais, pour le
cas de notre vallée des données concrètes permettent d'en cons-
tater le bien-fondé. Les deux périodes de prospérité routière du
pays, le début de notre siècle, et, dans une plus faible mesure,
la fm du moyen âge, furent aussi les deux périodes de prospé-
rité de nos ports.
Prospérité relative s'entend. L'Ain n'a jamais été que flottable,
et encore ! Un procès soutenu par l'un des derniers marquis de
Varambon contre la couronne qui s'était adjugé la possession de
(1) Aicliives (le Bourg.
40 LA SCIEXCE SOCIALli.
tous les cours d'eau navig-ables faillit tourner à ravantago du
seigneur qui contestait à bon droit la navigabilité de la rivière
d'Ain (1).
Pourtant, faute de voie économique plus avantageuse, il est
certain que l'Ain fut, à l'époque que nous considérons, très fré-
quenté par les marchandises encombrantes. « Tous les bateaux
servant à la navigation de l'Ain, dit en 1808 la statistique dépar-
tementale de Bossi (3) sont en sapin... On les construit aux; vil-
lages de... (des noms du Bugey), au port du Pont-d'Ain et à celui
de Priay. De là, on les descend chargés ou vides à Lyon... Ils
servent à la navigation du Rhône pour la descente seulement.
Tout se vend à Lyon, rien ne remonte. »
Je reviendrai sur cette industrie de la batellerie dont Bossi n'in-
dique qu'une des causes, l'utilisation des matériaux de la mon-
tagne, alors qu'il y en avait une autre, plus importante peut-
être, la mise en valeur des matériaux locaux. Retenons pour le
moment un fait : la prospérité relative de la navigation de l'Ain
coïncidant avec la prospérité intense de la route Lyon-Genève.
Évidemment, la voie fluviale nécessitait des haltes moins fré-
quentes que la voie de diligences. Il n'en est pas moins vrai que
nos populations à la fois routières et riveraines, qui vivaient
beaucoup de la route et sur la route, vivaient aussi un peu de
la rivière et sur la rivière. Les deux voies commerciales avaient
des effets sociaux analogues, qui, en s'ajoutant, se renfor-
çaient.
IV. Mais avant d'aborder les effets, il faut terminer la revue
des causes, et je n'ai pas encore indiqué la raison la plus impor-
tante de l'essor routier de la vallée, à l'époque où nous nous
reportons. Il n'y a pas de mobile plus fort que la nécessité. Or,
je crois qu'à la fm du siècle dernier, l'industrie routière était
devenue presque indispensable pour les groupements que nous
examinons. Le lecteur peut remarquer, en consultant la carte
jointe au précédent article, à quel point les agglomérations en
bordure de la route sont rapprochées. La distance qui sépare
(1) M. Marchand, Histoire de Varambon (Manuscrit).
(2) P. 37.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPOOSES SOCIALES. 41
deux groupements successifs est, en moyenne, à peine de 3 kilo-
mètres.
Or, il y a cent ans, la plupart de ces villages avaient une
importance relative ou même absolue bien supérieure à leur im-
portance actuelle. Varambon, qui possède aujourd'hui il8 âmes,
en comptait 48i en 1808, i35 en 1786. Mollon . actuellement
pauvre village de 232 habitants en possédait 376 en 1808, 298
en 1786. A ce moment-là, la population de la France, suivant
les évaluations de Xecker n'était guère que de 2i, 800,000 habi-
tants. On peut dire que les chiffres de 3Iollon et de Varambon,
reportés à l'époque présente, représentent économiquement une
population double de la population d'aujourd'hui.
Sans doute, — notons-le en passant, nous reviendrons tout à
l'heure sur ce point important, — l'agriculture de notre vallée
atteignait, il y a cent ans, une prospérité relative qui n'est nul-
lement en rapport avec sa médiocrité actuelle. Mais si au lieu de
considérer la prospérité relative, nous envisageons la prospérité
absolue, le nombre de l^ouches que la culture pouvait nourrir
sur un territoire donné, la chose cesse d'être vraie dans les
mêmes proportions. Au commencement dusiècle, la terre, moins
bien cultivée, l'apportait moins, et il eût fallu sans doute plus
d'un tiers d'hectare de propriété mêlée dans les co/u/ilions ac-
tuelles pour faire vivre un adulte de la vallée.
La population riveraine de l'Ain n'avait pas toujours été aussi
dense relativement à la population g-énérale de la France,
qu'elle le devint à l'époque considérée.
En 1669, la statistique de l'intendant Bouchu montre nos
communes du bord de l'eau habitées par des gens pauvres et peu
nombreux. Nous verrons à quelle cause tenait ce dépeuplement
momentané qui fut suivi d'une montée rapide. En un peu plus
de cent ans, de 1669 à 1786, Pont-d'Ain passe de 89 habitants à
683; Priay de 300 à 983 habitants (1). Contrairement à ce qui a
lieu aujourd'hui où tout l'accroissement de la population est ab-
sorbé par l'émigration définitive, pendant le dix-huitième siècle,
(,1) Comparaison entre la stalislique île l'intendant Bouchu (16G9) et celle de l'in-
tendant Amelot de Chaillou (1786).
42. LA SCIENCE SOCIALE.
notre population s'accrut sans cesse , en s' agglomérant sur place.
Un moment devait venir où les ressources normales fournies
par le lieu ne seraient plus adéquates aux besoins des habitants
toujours plus nombreux. Ce jour-là, comme aujourd'hui, deux
procédés s'offraient pour occuper et faire ^ivre le trop plein de
population laissé pour compte par la culture et ses annexes :
l'émig-ration et la transformation industrielle.
L'émigration, nos riverains de l'Ain ne songèrent pas alors
à y recourir. C'était un expédient abandonné au Bugey, pays très
pauvre tant qu'il ne se fut pas industrialisé.
« Une partie de la population de la montagne, dit Bossi (1),
va chercher sa nourriture et un peu d'argent dans les départe-
ments de la Sarthe, de la Meurthe, du Haut et du Bas-Rhin en
peignant le chanvre. Cette émigration se fait par petites bandes
composées d'un chef et de deux ou trois compagnons. Presque
tous les domestiques cultivateurs se réservent le mois de l'émi-
gration, ce qui s'appelle, retenir son peigne. »
Il y avait encore, lors des grands travaux de l'hinterland, un
courant secondaire d'émigration, auquel prenait part notre co-
tière, territoire auxiliaire des demi-solitudes engendrées par
l'étang. Seulement, cet exode chronique était comme aujourd'hui
une ressource secondaire de la culture, et ne suffisait pas à
nourrir son homme. Il fallait trouver mieux, par exemple s'ex-
patrier aux lies de l'Amérique , ce que fit un aventurier intelli-
gent, un des derniers acquéreurs du marquisat de Varambon.
Mais ces cas isolés ne signifient rien pour l'ensemble de la vallée.
On peut dire que, jusqu'à la route, le pays a ignoré l'émigra-
tion.
L'industrialisation de la vallée au contraire fut à deux doigts
de s'opérer au moment où la route allait s'ouvrir. Voilà un
renseignement précieux pour la divination de l'avenir du pays.
Ce n'est pas le tissage de la soie qui faillit pénétrer alors dans
notre vallée agricole, mais une industrie voisine, la filature du
coton.
(1) statistique (1808^, p. 687.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 43
« La partie de la Bresse la plus peuplée, lisons-nous dans un
rapport qui date des environs de 1750 (1), est aussi la moins
riche. Elle est dans les montagnes de l'Ouest (c'est le Revermont,
et, par extension, au moins le nord de notre demi-vallée). Le
moyen d'y apporter un secours qui put faire subsister les habi-
tants serait d'y provoquer l'établissement de filatures » .
L'industrie projetée devait comprendre trois échelons, la pre-
mière main-d'œuvre dans les campagnes, la fabrication propre-
ment dite dans les petites villes, l'entrepôt et le débit dans les
grands centres.
Ce projet reçut un commencement d'exécution vers l'année
1760. Les filatures principales étaient à Chàlon et à Pont-de-
Veyle (près Mâcon). Pont-d'Ain par l'entremise de Bourg rece-
vait le coton de Saint-Domingue et le distribuait aux femmes
des villages voisins (2). C'était de l'industrie domestique acces-
soire. Tout donne à penser que sans la révolution et principa-
lement sans la route, il y a cent ans que le pays serait indus-
triel.
L'inauguration de la route, surtout son ouverture aux malle-
postes, en 1786, après trois chutes successives du pont de Cha-
zey (3) marque le début de l'un des âges d'or du pays. Cette
ère privilégiée dura peu, de 1786 environ à 1855. Mais ces 70 ans
firent passer le pays de la médiocrité dorée à la véritable aisance
et marquèrent la race d'une empreinte indélébile.
On sait que le développement des industries de transport
affranchit au plus haut degré les populations des nécessités du
milieu, et amène les transformations les plus rapides. La route
fît connaître au paysan de la vallée des gens et des choses qu'il
eût longtemps ignoré. Elle enleva au pays, plus vite qu'à d'au-
tres contrées analogues, toute trace de couleur locale. Le costume
pittoresque des femmes qui s'est maintenu jusqu'à nos jours
dans l'hinterland bressan n'était depuis longtemps plus qu'un
souvenir dans la vallée. A tous les points de vue, sauf au point
(1) Archives départementales de Bourg.
(2) Archives de Bourg.
(3) Archives de Bourg.
44 LA SCIENCE SOCIALE.
de vue agricole, le coterain fut, dans notre siècle, le précurseur,
l'initiateur du bressan.
Mais l'effet le plus caractéristique de notre route fat de décu-
pler l'ouverture d'esprit, le don de retournement de nos petits
cultivateurs. Nous disons décupler, nous ne disons pas créer. De
tout temps, nous le verrons, notre vallée fut d'une manière ou
d'une autre un lieu de passage. Mais il y eut, entre le moyen âge
par exemple et la période que nous considérons, sous le rapport
de l'influence routière, l'énorme différence d'ua travail très
accessoire à un travail principal.
Remarquons en passant que les transporteurs qui vivaient sur
la route étaient souvent, en même temps que conducteurs, ache-
teurs et vendeurs. Le voyageur se trouvait doublé cFun commer-
çant, et les facultés subtiles, Fingéniosité de la population
routière se développaient en même temps que ses facultés
actives.
Comme tant d'autres contrées situées hors des voies de com-
munication actuelles, notre vallée a été tuée par le chemin de
fer. Elle est une vicWne de la houille. Rien ne décèle aujourd'hui
au passant l'ancienne importance de la contrée comme lieu de
passage. La route est une des moins fréquentées du département
et une ordonnance vient d'en réduire la largeur. De moins en
moins nombreux sont les promeneurs qui animent la solitude
de ce chemin construit à l'ancienne méthode, souvent montant,
sablonneux, malaisé.
L'Ain qui borde la route a partagé la disgTâce de sa voisine ;
seuls, au moment des grandes eaux, quelques radeaux de sapin
en sillonnent le cours rapide.
Les deux voies abandonnées subsistent pour ainsi dire à l'état
d'organes témoins. Leur vue et leur histoire sont une révélation
pour qui cherche à disséquer l'état social actuel du pays.
Qu'il aille tenter fortune dans les montagnes Rocheuses et les
Pampas, ou qu'il monte à lui seul une briquetterie prospère, le
coterain d'aujourd'hui trouve souvent moyen de s'affirmer fils
de transporteurs.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 45
II. — LES RESSOURCES AUXILIAIRES DU PAYS ROUTIER : LA CULTURE
ET SES ANNEXES.
La période que nous étudions fut avant tout, pour la vallée,
une ère de pro.spérité routière. Mais, par une coïncidence heu-
reuse et qui n'est pas vraiment fortuite, cette époque privilégiée
vit eu même temps un épanouissement de la vie locale agricole
du pays. La culture des pentes de la Cotipère était, en tenant
compte de la différence des temps, un travail bien plus rému-
nérateur, il y a cent ans qu'aujourd'hui. Gela pour trois raisons
principales.
D'abord, deux causes que nous avons indiquées incidemment :
le faible développement des moyens de transport obligeant la
consommation à s'approvisionner sur place ou presque sur
place, et la situation de la vallée en bordure d'une double voie,
assurant aux produits de la culture des débouchés locaux et un
écoulement facile.
Puis, une cause sur laquelle nous reviendrons, à propos du
moyen âge, la vraie période de prospérité agricole de la vallée :
des conditions climatériques meilleures, tenant au déboisement
moins avancé de l'hinterland et des contrées voisines.
Il est certain que, par rapport à son aïeul d'il y a cent ans, le
petit cultivateur actuel de la vallée n'est pas à plaindre. Les
vieux paysans sont unanimes à constater que, depuis leur
enfance, le régime de la nourriture populaire s'est amélioré et
que le bien-être général s'est accru.
Si, au lieu d'embrasser un espace de cinquante ans, nous
envisageons une période double, un siècle, la différence, loin de
s'atténuer, apparaît plus sensible. Avant la Révolution, nos cote-
rains mangeaient peu de froment, leur nourriture principale
était le seigle, la farine de maïs, les fèves, l'orge (1). On faisait
(1) Notes statistiques sur le département de l'Ain, par plusieurs membres de la
Société d'émulation de Bourg. Réponse à un questionnaire envoyé de Paris en 1785.
46 LA SCIENCE SOCIALE.
avec un mélange de farine d'org-e, de pois, de vesces, de pe-
settes, etc., un pain, dit pain de braie hoTrihlemeni lourd qui
mettait à l'épreuve les estomacs les plus solides '1 . Tout cela,
c'est de l'histoire ancienne. Le seigle n'est plus cultivé que pour
son excellente paille.
Il n'en est pas moins vrai que, à l'égard des régions voisines
et de l'ensemble de la France, notre vallée tenait il y a cent
ans un rang économique plus honorable cjue celui qu'elle occupe
de nos jours. Elle est en décadence, non seulement au point
de vue commercial, mais aussi, relativement au moins, au
point de vue agricole.
Notre vallée n'était pas, avant la révolution plus qu'aujour-
d'hui, considérée comme pays de blé. Aucune commune des bords
de l'Ain ne figure dans une statistique des territoires de blé
dressée pour la Bresse à la fin de l'ancien régime (2). Cette dis-
grâce apparente fut peut-être, — cjui le croirait.^ — une des
causes secondaires de la prospérité du pays. Si les gens ne
faisaient cjue peu de blé, ils avaient en revanche toute latitude
pour faire du vin.
Le lecteur connaît probablement le fameux édit de Dioclétieu
interdisant les plantations des vignes en Gaule et ordonnant
l'arrachage d'une partie des vignes existantes, sous prétexte que
la viticulture engendre la paresse et détourne les bras de l'agri-
culture proprement dite.
Des ordonnances draconiennes analogues furent édictées dans
les temps plus modernes par les gouvernements qui se succé-
dèrent en Bresse. Ces mesures prohibitives, toujours malheu-
reuses, semblent avoir eu un double objet. D'abord, empêcher
l'extension indéfinie du vignoble, auc]uel, comme Dioclétien, les
ducs de Savoie et les rois de France attribuaient, pas tout à fait
à tort, peut-être, toutes sortes de méfaits sociaux. En second
lieu, un but moins ambitieux; favoriser le vignoble d'une région
naturellement pauvre , le Kevermont, chaînon calcaire, dont Pont-
Ci) Bossi, oiiv. cilé, il 310.
(2) Archives de Rour;;.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCLVLES. 47
d'Ain et la limite sud, et qui, dès le treizième siècle, était pays
de vig-ne.
« A l'égard du vin, dit Collet il, il faut tirer la médaille
Le Revermont est une côte de montagnes dont l'aspect est au
couchant. Il jouit de la malheureuse abondance du plus méchant
vin qui soit au monde. Cependant Favarice des possesseurs de
vignes du Revermont qui sont les habitants de Bourg travaille
depuis plus d'un siècle à rendre ces vins nécessaires à la province.
Les ordonnances n'ont laissé que le tiers des terres pour la
vigne. Il n'y a pas de vignes en Bresse, la centième partie du
fond cultivé. »
Une des ordonnances auxquelles Collet fait allusion est de
1677 (2). Elle interdit la plantation du vignoble en plat pays de
Bresse (c'est-à-dire dans notre hinterland) sous peine de confisca-
tion des héritages au profit des hôpitaux. Plus anciennement,
en 1^75. des lettres patentes de Philippe, comte de Bresse, dé-
fendent d'acheter, de débiter dans la ville de Bourg ou son
mandement, d'autres vins que ceux du Revermont, sous peine
d'une amende et de la saisie des tonneaux (3).
Il ne faudrait pas croire que ces ordonnances fussent restées
lettre morte. « Il y a en Bresse, dit en 1785 l'avocat Piquet (i), un
coteau d'une étendue de G à 7 lieues, le Revermont, qui est en
vignes (naturellement !). On trouve aussi des vignes au bord de
l'Ain et de la Saône. » Pas trace de vignoble dans la Bresse propre,
les lettres patentes avaient produit bon effet.
Cesmesures restrictives ne semblentjamais avoir eu de consé-
quences fâcheuses sur le développement du vignoble de notre
vallée. Au contraire I le vin et la vigne de la cotière sont
mentionnés dans des actes du treizième, quatorzième, seizième
(1^ Explication des staliUs. coutumes et usages observés en Bresse, Bourg 1698 'p. 128).
L'auteur est parfois suspecta cause de ses idées avancées, c est un révolutionnaire
d'avant-garde. Mais les détails qu'il donne ici s'appuient sur des faits faciles à con-
trôler.
(2) Archives de Bourg.
(3) De Lateyssonniére. Recherches sur le département de l'Ain. Y. p. 34.
(4) ^'otes stati>tiques sur le département de l'Ain par plusieurs membres de la
Société d'émulation, p. 35.
48 LA SCIENCE SOCIALE.
dix-septième siècles (1). Notre ligne de coteaux était sans doute
considérée comme un prolongement du Reverinont, nous étions
les oppresseurs et non les opprimés.
On comprend donc qu'au moment de linauguration de la
route, la vallée ait été désignée comme pays de vin. La décadence
relative de notre vignoble s'explique, soit par la liberté de la
viticulture, soit par une cause que nous invoquerons plus d'une
fois encore, la transformation moderne des moyens de transport.
Il est facile aussi de se rendre compte des motifs qui ont amené
non plus la décadence, mais la disparition presque absolue d'une
autre brandie de travail, jadis florissante aux bords de l'Ain,
l'exploitation du chanvre.
Le chanvre de la côtière était renommé il y a cent ans (2), et
constituait la grosse ressource de certains villages. Il faut voir
les transes des bourgeois de Loyes à la fin du dix-huitième siècle,
quand il est question, pour rendre la route de la côtière plus car-
rossable, d'un nouveau tracé à travers les chenevières du bas
du coteau.
« Le plus grand nombre des habitants du bourg, dit une sup-
plique conservée aux archives de l'Ain possède pour unique hé-
ritage une partie de ce fonds, petite peut-être par son étendue,
mais grande par sa valeur, dont la destruction réduirait le pos-
sesseur à la mendicité. »
Nombreux étaient alors les débouchés, les modes d'utilisation
du textile de la vallée. Il y avait d'abord des fabriques locales,
de petits atehers familiaux. Des tisserands existent encore en cer-
tains de nos villages, mais leur nombre diminue de jour en jour.
Notre chanvre s'expédiait ensuite aux fabriques de la vallée de
l'Albarine dont nous avons signalé la création au commence-
ment du siècle.
Un commerce accessoire qui eut son importance fut celui do
la graine de chanvre. Elle s'exportait en Forez, territoire maréca-
(1) M. Marchand, ouvrages divers. Beaucoup de documents pour lesquels je n'in-
dique pas de source sont extraits des travaux de cet érudit remarquable qui l'ut
longtemps curé de Varambon.
(2) Picquet, ouv. cité, p. 18.
U^"E VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCLVLES. 49
geux à l'ouest de Lyon, où, parait-il, le chanvre mûrit très mal.
Montluel, sur la partie rentrante de la côtière, semble avoir été
le centre de ce petit négoce rémunérateur (1).
Mais le principal débouché de nos chenevières, c'était la marine,
d'abord royale, puis nationale et impériale. Notre vallée fournis-
sait la matière première d'excellents cordages. Ce commerce qui
s'effectuait surtout par voie fluviale subsista jusqu'aux premières
années de notre siècle (2). Il était intimement lié à un autre dont
nous allons parler immédiatement, celui des bois pour la marine.
La ruine de nos chenevières est encore une conséquence de la
révolution économique opérée par l'utilisation de la houille. Le
climat de la vallée ne s'est pas modifié depuis cent ans dans des
proportions telles que les conditions de culture du chanvre soient
bien changées. iMais Lyon, Marseille, ces grands centres qui assu-
raient au textile des bords de l'Ain un débouché perpétuel et illi-
mité s'approvisionnent aujourd'hui plus économiquement ail-
leurs. En outre, depuis les bateaux à vapeur, l'industrie des
cordages a perdu forcément de son importance relative.
Si la décadence de nos chenevières et l'appauvrissement de
notre vignoble sont le fait des choses, pas celui des gens, on n'en
saurait dire autant de la disparition d'une autre ressource qui
semble, à la fin du dix-huitième siècle surtout, avoir été une des
grandes richesses du pays, nous voulons parler de l'art des fo-
rêts.
Jusqu'aux environs de 1700,. de splendides futaies couron-
nèrent le faite de nos coteaux. Elles devinrent brusquement alors,
l'objet d'une exploitation abusive, d'un vrai massacre ; les gens
tuèrent pour ainsi dire la poule aux œufs d'or.
Au point de vue des conséquences actuelles, la faute de ces
imprévoyants est peut-être plus vénielle qu'elle ne le parait d'a-
bord. Le bois taillis de la côtière se défend très bien, grâce à la
position de la vallée en bordure de régions privées de menu
combustible. En eût-il été de même du bois de charpente ou du
gros bois de chauffage? Songeons que depuis dix ans, le prix
(1) Archives de Bourg.
(2) Bossi, ouv. ciCe,\>. 511.
T. XXVIII. 4
50 LA SCIENCE SOCIALE.
général des bûches en France a baissé de 25 0/0, celui du bois de
construction de 35 0/0 (1).
Seulement, les possesseurs des futaies de la vallée, il y a cent
ans, ne pouvaient prévoir la révolution économique qu'opérerait
le dix-neuvième siècle. Ils agirent en prodigues, comme si la
mine d'or qui les enrichissait était absolument inépuisable.
Des chantiers établis à Varambon envoyaient incessamment, dit
M. Marchand, des bois tout ouvrés pour les galères royales (2).
Un recensement des habitants du village eiléctué peu d'années
avant 1789 donne un bon nombre de charpentiers (3). Au même
moment, plusieurs communiants qui ont manqué aux assemblées
obligatoires de la commune font valoir comme motif d'excuse
un voyage à Marseille^ à bord des radeaux de l'État (i).
A Pont-d'Ain, l'exploitation de la forêt, plus intense encore
puisqu'elle aboutit à un déboisement total, se "prolongea aussi
plus tard. La marine avait dans le bourg des charpentiers qui
triaient les plus belles pièces pour les besoins de la flotte. Naturel-
lement, la forêt ne fournissait pas seulement le contenu des ba-
teaux, mais aussi le contenant.
L'industrie de la batellerie pour la descente à Lyon se main-
tint même plus longtemps que l'exploitation des futaies par l'État.
Elle est encore mentionnée dans la statistique de Bossi (en 1808).
Il semble en somme que l'art des forêts ait été, au moins au
début de l'ère de prospérité routière, le second travail principal
de la vallée.
La science sociale a constaté que ce mode de travail, en pro-
voquant un certain développement industriel et scolaire, affine
la race qui s'y livre, à condition que cette race ait passé par l'a-
griculture. Le bûcheron d'origine reste un balourd sans initiative.
Le paysan des bords de l'Ain, il y a cent ans, était un cultivateur
devenu bûcheron et non seulement bûcheron, mais transforma-
teur et transporteur de bois de futaie.
(1) D'Avenel, Rev\ic des Deux Mondes (avril 1899).
(2) Histoire de Varambon.
(3) Id.
(4) Archives de Bourg.
UNE VALLÉE A MÉTAMORI'IIOSES SOCIALES. 51
L'art des forêts est problablement une seconde cause de l'ou-
verture d'esprit qui caractérise la population actuelle. Et c'est
peut-être la raison directe des dispositions que manifeste notre
race pour les arts de la mécanique.
Cette période de prospérité routière que nous allons quitter
a été coupée en deux par un événement capital dont il peut sem-
bler étrange que nous ne tenions pas le plus grand compte.
Si bizarre que cela paraisse, il est pourtant certain que la ré-
volution n'a pas changé grand'chose à la vie journalière des
populations du bord de l'Ain. Un fait politique, si éclatant soit-il,
n'inilue jamais sur l'existence des classes laborieuses comme un
fait économique. Le chemin de fer et la route ont autrement ré-
volutionné la vallée que la Déclaration des droits de l'homme.
Sans doute, 1789 supprima de graves entraves à la liberté du
commerce, amena une répartition plus équitable des charges fis-
cales, étendit le petit domaine par la vente des biens de com-
munauté, avantage chèrement acheté par la destruction de vrais
foyers de bienfaisance.
Mais la Révolution ne fut pas pour la vallée le début d'une
métamorphose. Les grands propriétaires qui avaient donné dans
les idées nouvelles restèrent au pays, et ni leurs biens ni leurs
personnes ne furent molestés. La population paysanne demeura ce
qu'elle était, une race intelligente, active, assez frondeuse, vivant
de la forêt, de la vigne, surtout delà route. Nos riverains de l'Ain
n'eurent pas d'ailleurs à faire l'apprentissage complet des droits
du citoyen. Ils avaient depuis longtemps un avant-goût du suffrage
universel.
Nous allons observer le fonctionnement de leurs autonomies
locales, en faisant un nouveau saut en arrière, en pénétrant plus
profondément dans le passé social de la vallée.
III. — UN CATACLYSME SOCIAL ET SON LENDEMAIN.
Ce saut, nous le ferons de deux siècles, et nous nous reporterons
aux environs de l'an 1600.
52 LA SCIENCE SOCIALE.
Entre la prospérité que nous laissons, et la misère que nous
retrouvons, contraste absolu. De l'âge d'or, nous passons à l'âge
dairain le plus dur.
La vallée, au commencement du dix-septième siècle, vient de
subir une épouvantable saignée. Les bords de l'Ain sont, comme
l'hinterland bressan, un amas de ruines sanglantes.
Après un demi-siècle de combats et de vicissitudes, le pays
va passer, par le traité de Lyon, de la domination de Savoie sous
le sceptre de la France.
L'annexion a été précédée d'une guerre d'extermination. Un
protestant fanatique, le maréchal de Biron, dirigeait le carnage.
Ses hordes ont assouvi sur des catholiques sans défense toute la
rage d'une haine dévastatrice, La famine a complété l'œuvre du
fer et de la flamme.
La grande misère qui régna dans notre vallée après le passage
des terribles gens de guerre éclate dans un document de 1603,
un aveu et dénombrement du marquisat de Varambon (1).
Des hameaux florissants sont réduits à un feu, une paroisse ne
compte plus que douze fidèles. En certains « meix » du plateau,
plus personne pour cultiver la terre. Les maisons sont incendiées,
les granges et les celliers ruinés, le seigneur ne peut plus exiger
que le quart des servis. Le bois regagne le terrain que la hache
lui a fait perdre ; faute de bras pour l'exploitation, les champs se
mettent d'eux-mêmes en friche.
Une étude détaillée sur la vallée pendant le règne de Henri IV
fournirait à un historien des guerres de religion un chapitre sin-
gulièrement démonstratif. Mais ces tristesses n'entrent pas dans
le cadre de notre programme. Retenons seulement un fait qui va
nous servir à étayer toute une démonstration :
Par une circonstance étrangère au fonctionnement de la vie du
pays, la vallée, au début du dix-septième siècle, est presque une
solitude. La communauté la plus épargnée n'a pas conservé plus
de trente feux ; les échappés au carnage sont réduits à l'indigence,
dénués des ressources nécessaires pour reconquérir le sol; les
(1) Histoire de la réunion de la Bresse à la France, par Jules Baux.
UNE VALLÉE A MÉTAMORmOSES SOCIALES. 53
terriens manquent à la terre. On sait combien le sol est aride. De
plus, le bois est un ennemi toujours à craindre, prêt à anéantir
l'œuvre de plusieurs générations.
Or, ceci est très remarquable, le pays se relève promptement.
Son excellente santé économique, si l'on peut employer cette mé-
taphore, triomphe vite d'une blessure dangereuse, mais acciden-
telle, qui n'a pas porté atteinte à sa robuste constitution.
En Dombes, les massacres de Biron auront un effet durable
parce que les étangs envahiront les territoires dépeuplés, que les
miasmes pestilentiels continueront l'œuvre néfaste du chef lm~
guenot.
Notre vallée, au contraire, se remettra vite de la terrible sai-
gnée. Deux siècles après Biron, elle aura retrouvé toute sa pros-
périté. Nous pouvons suivre pas à pas les étapes de sa convales-
cence, grâce à deux statistiques assez précises, l'une dressée en
1669, par l'intendant Bouchu, l'autre en 1786, par lïntendant
Amelot de Chaillou (1).
De 1603 à 1669, la population de certaines communes a remonté
dans des proportions considérables. A Varambon, il y a 20 habi-
tants environ en 1603 ; en 1669, trente chefs de famille. En 1603,
Druillat, tous hameaux compris, ne compte certainement pas
soixante habitants. Bouchu en 1669, attribue à ce village sept
ou huit cents communiants.
Il faut à une race prospère et prolifique environ quatre-vingts
ans pour doubler sur place. L'accroissement prodigieux de Druil-
lat, si les deux statistiques n'ont pas exagéré chacune dans un
sens, ne saurait donc guère s'expliquer sans une immigration,
dont aucun document malheureusement ne permet de déter-
miner l'origine ni l'importance.
De 1669 à 1786, dans un laps de temps à peu près double du
premier, le relèvement de nos populations riveraines est encore
très remarquable. Neuville passe de 130 à 1.040 habitants; Priay,
de 300 à 983 habitants. En un mot, comme nous l'indiquions tout
à l'heure incidemment, de 1600 à 18001e nombre des habitants
(1) Elles sont aux archives de Bourg.
54 LA SCIENCE SOCIALE.
delà vallée s'accroit toujours, la race pullule et s'agglomère sur
place. Preuve certaine que, bien avant la route, la vie était assez
aisée clans la vallée, que le travail y était facile et rémunérateur.
Quel était alors le gagne-pain faisant vivre le plus grand nombre
des coter ains?
L'époque que nous étudions, — de Biron à la route, — ne se
laisse pas facilement désigner par un travail principal. C'est une
période intermédiaire entre l'ère de prospérité agricole et l'ère
de prospérité routière. Elle participe de lune et de l'autre et pos-
sède aussi son cachet à elle.
Le pays se releva surtout par la culture. En 1669, suivant Bou-
chu, Pont-d'Ain et Neuville récoltaient du froment, de l'avoine,
Varambon et Gévrieux faisaient du vin plus ou moins « chétif » .
Molon et Loyes NÏvaient de leurs chène\'ières. Une seule commune
tirait un profit réel d'une route, c'était Pont-d'Ain, lieu de pas-
sage sur la voie de Bresse en Bugey, de Bourg à Belley (1).
L'agriculture se développa avec d'autant plus d'intensité dans
notre vallée, que les deux contrées voisines se prêtaient mal à une
exploitation perfectionnée du sol.
Le Bugey, pas plus il y a deux cents ans qu'aujourd'hui, ne
constituait un territoire agricole. Seuls, les derniers chaînons, en
bordure de la plaine restreinte produisent un vin de qualité bien
supérieure à celui de la côtière. Mais les deux zones viticoles ont
trop peu de profondeur pour se faire mutuellement concur-
rence .
Sur le plateau bressan, au dix-septième siècle, défense de
planter de la vigne. La culture proprement dite devait lutter
contre deux ennemis sérieux, l'étang et la nature du terrain.
L'étang dont l'importance s'était prodigieusement accrue de-
puis la guerre, rendit peu à peu , au point de vue des bras,
l'hinterland tributaire de la zone lisière.
La nature argileuse du terrain était plus pernicieuse encore.
A une époque où les services de la voirie n'étaient guère per-
fectionnés, les routes ménagées dans la glaise de la Bresse se
(1) C'est la même route, nous le verrons, qui exerça pendant le moyen âge une action
sociale réelle sur la vallée.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOGL\LES. 55
trouvaient perpétuellement transformées en fondrières et inuti-
lisables pour les transports réguliers.
(( Avant 173i, lisons-nous dans un discours de Riboud (1),
les chemins tortueux, étroits et irréguliers de la Bresse étaient à
peine praticables pendant six mois. Dans la mauvaise saison, le
Bressan ne pouvait sortir de son canton sans danger, toute com-
munication était interrompue au dedans et au dehors, les ha-
bitants de deux villages étaient souvent séi^Rvés par plusieurs )nois.
Le commerce et l'industrie ne pouvaient se développer, le passage
était interdit aux étrangers, les denrées à vil prix, souvent inutiles,
et le numéraire très rare. La construction des grandes routes en
donnant pour ainsi dire une seconde fois la Bresse à la France, y
a opéré une grande révolution. »
Ainsi, cinquante ans après Biron, quand le pays commence à
sentir les heureux effets d'une quiétude prolongée, l'essor agri-
cole du Bugey est arrêté par l'infertilité du sol, celui de la Bresse
par le mauvais état des chemins. Est-il étonnant que la popu-
lation se soit accumulée dans la contrée du milieu, que notre
vallée soit redevenue bien vite ce qu'elle était avant l'hécatombe,
une région de petite culture, mais de petite culture prospère?
Jusqu'au développement général des voies de communication,
la valeur agricole d'un terrain dépendait moins des qualités du
sol que de la facilité des débouchés.
La culture sur le plateau devait être, il y a deux siècles déjà, in-
trinsèquement bien plus rendante que sur la côtière. Seulement,
les produits de la Bresse pourrissaient sur place et ceux de la li-
sière s'écoulaient facilement. Sans doute, notre vallée ne possédait
pas encore la fameuse route dont l'ouverture comme voie Lyon-
Genève date, nous l'avons vu, des environs de 1770. Mais les che-
mins ordinaires en bordure de l'Ain, devaient être, avec un entre-
tien sommaire, plus praticables que leurs analogues de l'hin-
terland. Le sol des deux rives de l'Ain est calcaire, beaucoup
moins propice à la stagnation des eaux pluviales que le loess du
plateau. Et puis la vallée à toujours eu l'Ain dont l'importance
(1) Discours sur l'administration delà Bresse (1787), p. 28.
56 LA SCIENCE SOCIALE.
comme voie commerciale était loin jadis d'être négligeable.
A partir du dix-huitième siècle, l'art des forêts vint faire une
concurrence sérieuse, comme travail dominant, au rôle jus-
qu'alors prépondérant de l'agriculture proprement dite.
On avait inauguré vers 1670 les trains de bois, le bois flotté,
invention, dit M. d'Avenel (1), regardée comme une découverte
importante, qui ferait valoir les héritages plantés en futaie.
C'est sans doute cette innovation, d'abord appliquée aux cours
d'eau de la région parisienne, puis étendue peu à peu aux pro-
vinces éloignées, qui amena l'exploitation intense des futaies de la
côtière, si bien desservies par l'Ain et dont, au moyen âge, les pos-
sesseurs ne semblent pas avoir retiré des profits sérieux.
Pendant que la vallée conservait, augmentait même sa pros-
périté agricole, elle se préparait à l'essor routier qui devait si
prodigieusement l'enrichir.
La plus ancienne communication de Lyon à Genève (avant
l'annexion) avait lieu par Meximieux et Belley (2). On franchissait
l'Ain au pont de Chazey.
Les entraves qu'imposait au commerce la traversée d'un terri-
toire étranger. — la route après Seyssel empruntait les terres du
duc de Savoie, — engagèrent le gouvernement à faire ouvrir une
nouvelle voie exclusivement française.
Cette route est décrite par Abraham Golnitz, Prussien qui
voyagea en France aux environs de 1650 (3). Ce n'est pas le che-
min qui porte sur la carte la mention : ancienne route Lyon-Ge-
nève, c'est une voie aujourd'hui disparue qui passait plus au
milieu de la plaine.
Au début du dix-huitième siècle, des inondations auxquelles
cette route était exposée la firent reporter au pied de la monta-
gne (4). Puis vint, vers 1770, la création du pont de Neuville et en
1786, l'établissement des malles-postes sur la voie du bord de
l'eau rectifiée.
(1) V" d'Avenel, Paysans et ouvriers depuis 700 ans, p. 275.
(2) Rossi, Stat., p. CSG.
(3) M. Marchand, Noie manuscrite.
(i) Archives de Bourg.
UNE VALLÉE A JIÉTAMÛRPHOSES SOCIALES. 57
La route telle qu'elle existait du temps de Golnitz devait déjà
exercer sur la vallée un rùle social limité. Nous avons vu comment
après 1786 cette influence devint nettement prépondérante.
La révolution activa l'essor routier, en libérant le commerce de
quelques entraves funestes. Il existait une taxe dite douane de
Valence perçue finalement, contrairement à ce qu'indiquait son
nom, sur toute marchandise entrant à Lyon ou en sortant.
Les fermiers concessionnaires de cet impôt semblent avoir été
d'une rapacité inouïe. Ne trouvant dans leur tarif aucune disposi-
tion applicable aux plâtres de Villette, ils assimilèrent ce minéral
brut aux pots de terre travaillés et en rendirent pour un temps le
commerce impossible (1). Un autre impôt qui gênait singulière-
ment le transit du pays était un acquit à caution exigible pour toute
marchandise transportée d'un lieu à un autre, à une distance moin-
dre de quatre lieues d'une province étrangère ou réputée étran-
gère (2). Or, jusqu'à sa réunion à la couronne, en 1781, la Dombes,
séparée de notre pays par un mince ruban de Bresse était province
réputée étrangère. Bresse et Dombes se trouvaient d'ailleurs si
enchevêtrées que souvent, dans une paroisse, l'église appartenait
à un pays, le groupement desservi à un autre, ce qui ne laissait
pas d'avoir de graves inconvénients, étant donnée la législation
différente qui régissait les deux contrées emmêlées.
Le lecteur peut se faire maintenant une idée approximative
de ce qu'était, en 1750, la vie des classes laborieuses dans notre
basse vallée de l'Ain. Comme aujourd'hui, cette existence était
complexe. Elle comprenait un élément purement agricole, un
élément vinicole, un élément forestier, déjà sans doute un élé-
ment routier, sans compter l'élément industriel qui fut, nous l'a-
vons vu, sur le point de pénétrer dans certains communes près de
Pont-d'Ain. Le paysan de nos villages était déjà, il y a 150 ans, un
touche à tout à professions multiples, mais à métiers presque tous
plus rémunérateurs que ses gagne-pain actuels.
Le bonheur économique d'un pays n'implique pas nécessai-
rement son bonheur social. Cela était surtout vrai jadis, quand
(1) Archives de Bourg.
(2) Archives de Bourg.
58 LA SCIENCE SOaàLE.
la condition des personnes variait si prodigieusement de contrée
à contrée, voir même de commune à commune.
Au point de vue social, comme au point de vue économique^
notre vallée semble avoir été autrefois dans les territoires assez
privilégiés. Les agglomérations au bord de leau jouissaient
toutes en 1600 de franchises étendues dont nous verrons l'origine
en étudiant le moyen âge. Les hameaux deThinterland immédiat
étaient un peu moins avantagés. En 1G03 (1), des 45 meix ou
villages dépendant du marquisat de Yarambon, 22 possédaient
des franchises, 9 étaient sujets au droit de mainmorte, li Té-
taient en partie.
Quand disparurent ces dernières traces de servage? A défaut
de textes, nous pouvons hasarder une conjecture assez plau-
sible.
Nous croyons, avec M. d'Avenel [2). que l'adoucissement du sort
des classes populaires a dû venir principalement d'un motif éco-
nomique, l'absence d'équilibre entre la terre et les hommes. Il y
eut à certains moments pénurie de bras. L'homme en devenant
rare renchérit, et le prix dont on le paya fut la liberté et le sol
concédé à de conditions exceptionnellement avantageuses.
Nous avons vu à quel point, aux environs de 1601, l'homme
était rare dans notre vallée dépeuplée. Pour inciter au travail
intense les malheureux échappés aux hordes de Biron, pour
attirer dans les petites agglomérations de l'hinterland immédiat
des immigrants dont l'intervention seule rend explicable le
brusque relèvement de certaines paroisses de la vallée, les sei-
gneurs du pays durent recourir à un moyen très efficace : sans
attendre les édits royaux, libérer du droit de mainmorte (3) les
)neix qui y étaient encore sujets.
Si nous en sommes réduits aux hypothèses pour la date de ces
derniers atTranchissements, des documents précis nous font cons-
(1) M. Marchand, Bisl. de Va7-ambon, ms.
(2) La fortune privée à travers sept siècles, p. 175.
(3) La main morte qui a soulevé tant de déclamations plus ou moins justifiées était
un droit que possédait le seigneur d'hériler de ses vassaux morts sans enfants, et
hors de communion. La mainmorte tenait souvent au lieu. Un homme libre qui ré-
sidait un an et un jour en certains domaines devenait, par ce seul fait, mainmortable.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 59
tater quel était, au dix-liuitième siècle, le fonctiounement de Faii-
tonomie communale dans les agglomérations du bord de l'eau.
A Varambon (1), le chef de la communauté se nommait syndic.
Ses pouvoirs étaient d'origine populaire. Chaque année, à la
Saint-Jean, son élection avait lieu à la majorité des suffrages. Les
électeurs se réunissaient au banc de cour, où le châtelain (offi-
cier seigneurial préposé à la basse justice) présentait deux, par-
fois trois candidats. Le syndic choisissait les conseillers qui
devaient non pas partager son pouvoir, mais le soutenir et l'as-
sister dans la gestion des deniers de la commune.
Les fonctions syndicales étaient administratives sans caractère
politique. Pourtant elles étaient assez enviées pour susciter des
brigues, et nous voyons l'élection d'un des derniers syndics cassée
pour vice de scrutin (2).
Le principal revenu de la collectivité était le trézain, taxe pré-
levée sur le débit du vin et dont l'origine parait remonter au
quatorzième siècle (3). Tous les ans, au 14 juin, la communauté
l'affermait au plus offrant et dernier enchérisseur (4).
Quant à la grande fonction de l'administration syndicale, elle
parait bien avoir été la garde et la mise en valeur des hrotteaux.
Un des derniers actes importants de la vie communale de Varam-
bon avant la Révolution fut un long procès soutenu et finalement
perdu contre les gens d'un village du Bas-Bugey (Ambronay)
à la suite d'une discussion sur la limite des pâturages commu-
naux.
Autonomie communale étendue , condition des personnes
avantageuses, travail rémunérateur et varié, climat comme au-
jourd'hui parfaitement sain, la réunion de ces éléments de pros-
périté dans nos agglomérations riveraines de l'Ain à l'époque
que nous venons d'examiner explique le relèvement rapide du
pays, fait comprendre comment, deux siècles après Biron, Va-
rambon est redevenu tel que nous le retrouverons à la fin du
(1) M. Marchand, Hist. de Varambon (ms.).
(2) Archives de Bourg.
(3) Archives de Bourg.
(4) M. Marchand, Uist. de Varambon (mis.).
60 LA SCIENCE SOCIALE.
moyen âge « un lieu salubre et fertile, habité et fréquenté dun
grand peuple.»
En remontant dans Fépoque précédente, nous allons trouver
une période remarquable de prospérité agricole.
[A suivre.) H. de Boissien.
L'INFLUENCE A&RICOLE ET SOCLVLE
D'UN
GRAND PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE
II.
MÉTHODE D'AMÉNAGEMENT CULTURAL DES EAUX.
Dans un précédent article, nous avons démontré que le grand
propriétaire doit être un révolutionnaire : nous avons vu com-
ment M. de la Rochemacé avait transformé ses méthodes de cul-
ture, augmenté le rendement de ses terres et provoqué autour
de lui une véritable rénovation agricole.
Nous allons maintenant décrire avec quelques détails la nou-
velle méthode d'aménagement cultural des eaux, qui a permis à
M. de la Rochemacé d'utiliser les eaux pluviales et d'augmenter
le rendement d'une partie de ses terres.
L'importance de cette portion des eaux pluviales qui n'est
pas absorbée par le sol pendant la pluie , n'a jamais échappé à
personne.
Sur les pentes, ces eaux produisent le ruissellement, entraînent,
par érosion, les parties les plus riches du sol et, au fur et à me-
sure qu'elles descendent, s'accroissent par accumulation, ravi-
nent, de plus en plus le sol, sur leurs cours dévastateur. Enfin,
leur tuasse, sur l'étendue du bassin fluvial, est la cause des inon-
dations. Elle sont, à la fois, un désastre particulier, pour chaque
propriétaire et un dé.sastre général pour le pays.
Accumulées, stagnantes, sur les plateaux ou dans les bas-fonds ,
G2 LA SCIENCE SOCIALE.
elles pourrissent les récoltes, transforment nos prés en maré-
cages inféconds.
On combat le ravinement en canalisant les eaux, dès qu'elles
prennent leur cours, dans des fossés qui, presque partout, vi-
sent à en débarrasser le sol au plus vite, en les menant à la rivière
selon la plus grande pente et la ligne la plus directe; l'accumu-
lation par des drainages qui aboutissent à ces mêmes fossés et en
augmentent le débit.
Ces deux moyens, en débarrassant les propriétaires de l'excès
de leurs eaux, ont, certainement, pour effet d augmenter les inon-
dations naturelles. Plus les eaux d'un bassin seront amenées ra-
pidement et toutes ensemble au thalweg et plus elles enfleront
la rivière en s'écoulant toutes à la fois. L'on oscillera donc entre
ces deux points extrêmes, également désastreux : inondations ou
sécheresse.
Mais, cet excédent des eaux pluviales renferme des richesses
inouïes. Si l'eau de pluie, par elle-même, est, à la fois, un engrais
chimique (elle contient de l'azote) et un agent physique, néces-
saire au bon état du sol, à la végétation ; ces eaux de ruissellement
sont chargées, en outre, des alluvions qu'elles ont arraché au sol,
des principes fertihsants qu'elles entraînent. — Ne sont-ce pas
elles qui, parleurs dépôts, ont formé nos riches vallées? Même sur
nos plateaux, partout où un pli de terrain, la moindre déclivité,
leur a permis de prendre un cours paisible, une traînée verte
nous indique leur passage.
Aussi, pas un propriétaire, qui, après s'être débarrassé de cet
excès calamiteux des eaux, ne regarde, avec mélancolie, s'écouler
leurs flots tourbeux, en songeant aux richesses qu'ils lui enlèvent.
Comme bien d'autres, j'ai cherché à utiliser ces eaux chez moi,
et, partout où je pouvais les amener, soit à travers bois, soit dans
une prairie, je les y conduisais par une vi^oXe plus ou moins en
travers de la pente. Comme partout, la moindre adduction d'eau
pluviale doublait l'herbe, quant à la quantité et quant à la qua-
lité, sur le point où elle produisait son efiet.
Seulement, quel gaspillage! L'eau, débordant de la rigole,
reprenait son cours, suivant la plus grande pente, fertilisant une
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCL\LE d'uN PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE. Cùi
étroite coulée, témoin permanent du bienfait des eaux. Mais cette
coulée n'utilisait pas toute Teau ; loin de là ! — Que ne produi-
rait pas, si elle était possible, l'utilisation de toute ï eau pluviale"?
Voilà ce que je me demandais.
Un jour, me tomba entre les main une petite brochure, bien
simple, de M. Mesrouze, sur les dérivations des eaux pluviales. Je
me mis en rapport avec son auteur, comme je viens de le faire
avec M. de la Rochemacé, j'allai, également, visiter ses travaux
sur place et je n'ai pas plus regretté mon premier voyage que le
second.
Seulement, ce qui est très curieux, c'est que ces deux obser-
vateurs pratiques, ne se connaissant pas d'ailleurs, ayant à ré-
soudre deux problèmes contraires, leur ont donné une solution, à
la fois dissemblable et semblable suivant la dissemblance et la
similitude de leurs besoins, et, qu'ils se trouvent d'accord !
M. Mesrouze avait à lutter contre un excès d'eau. Un ravin,
drainant un bassin de 60 hectares de terres arables, amenait,
dans les grandes pluies, un afflux d'eau qui ravinait un bois lui
appartenant. Il a d'abord pensé à s'en débarrasser; puis, à utili-
ser cette richesse. De là le titre de sa brochure : Dérivation des
eaux de pluie pour empêcher les désastres des inondations et fer-
tiliser les terrains boisés ou gazonnés.
Par une dérivation allant se rétrécissant, à mesure que les
eaux se perdaient et tracée à un millimètre par mètre, il a fait
circuler lentement l'eau sur une étendue de 5 hectares, en rete-
nant la moitié par absorption, soit du fossé, soit de la pente sur
laquelle elle se répandait par déversement, conduisant à la
rivière le restant, clarifié par le dépôt laissé dans ses bois, mais
deux ou trois jours après que le flux d'inondation avait passé.
La méthode Mesrouze est certainement un puissant moyen
pour combattre le ravinement et les inondations, en fertilisant,
en même temps, les pentes. Elle trouvera son application toutes
les fois cjue l'on aura à lutter contre un afflux d'eau dont on n'a
pas tout l'emploi.
J'ai fait chez moi plusieurs kilomètres de dérivations Mesrouze
64 LA SCIENCE SOCIALE.
qui ont parfaitement répondu à leur double but. L'eau ne ra-
vine plus, elle n'arrive même plus à la mière, la totalité est
absorbée chez moi et les pentes se fertilisent visiblement.
Tout autre, était le cas de M. de la Rochemacé. 11 n'avait pas
à lutter contre un désastreux afflux d'eau, mais contre sa pénurie.
Il n'avait, a sa disposition, que l'eau du ciel, tombant sur une
grande pelouse en pente de 9 hectares 88 ares. Il s'est demandé,
— ce qui est un trait de génie, car jusqu'ici on n'a pensé à irri-
guer que là où, naturellement ou artificiellement, d'une façon
permanente ou accidentelle, on se trouvait en présence clune
amenée d'eau, — si, en retenant cette eau de pluie jusqu'à la
dernière goutte, en F utilisant toute entière^ de la façon la plus
avantageuse, elle ne suffirait pas à fertiliser sa prairie.
Et c'est justement cette pauvreté de ressour3es, — la simple
eau pluviale tombée sur la prairie au lieu, comme à l'ordinaire,
dune amenée d'eau à diriger; — c'est, en outre, cette visée am-
bitieuse, fertiliser avec elle toute la surface, alors qu'avec un
afflux d'eau on ne prétend partout qu'arriver à un résultat par-
tiel. — ce sont ces deux mobiles qui ont amené M. de la Roche-
macé. je ne crains pas de le dire, sur la vue des faits, à la solu-
tion scientifique du problème de l'irrigation.
Il a fait une œuvre d'une précision admirable, mais, en même
temps, d'une simplicité déconcertante.
Elle passerait inaperçue pour un observateur non averti. La
prairie est belle ; mais il existe, ailleurs, de belles prairies; c'est
que la terre est bonne pour l'herbe. Le propriétaire dit bien qu'il
l'a améhorée mais, ce n'est pas convaincant; il peut y avoir une
part d'illusion de propriétaire.
Si je n'avais vu qu'une belle prairie, je n'aurais pas été sur-
pris. Ce qui m'a surpris, c'est de ne pas pouvoir constater l'effet
des irrigations.
Je m'explique. Vous vous rendriez bien mieux compte chez
moi du bienfaisant efiet des eaux que chez M. de la Rochemacé ;
mais c'est justement à cause de mes erreurs. Je vous montrerais
destrainées vertes qui prouvent l'action des eaux parce que, à côté,
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE d'uN PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE. 63
une partie convexe du '■ioi sert de témoin, de point de comparai-
son pour montrer l'eflet de leur absence. Chez M. de la Roche-
inacé, c'est partout uniforme, et, c'est de cette perfection même
que peut naître l'incrédulité. Au lieu d'admirer, on est porté à
croire rjue c'est naturel. C'est justement là le triomphe de Fart,
Mais il est des faits qui ne trompent pas. Vous avez vu souvent,
dans les soirées d'automne, une vapeur d'eau blanche, épaisse,
traînant dans le fond des vallées sans s'élever à hauteur d'homme
sur la prairie, mais vous n'avez jamais remarqué rien de sem-
blable sur les plateaux. Cette vapeur dense prouve la saturation
d'eau complète, naturelle à la terre des vallées; les plateaux en
sont exempts, parce que cette saturation leur manque. Eh bien !
le soir, en quittant M. de la Rochemacé j'ai vu sa prairie haute,
mais irriguée, fumer comme un fond de vallée et, hors de chez
lui, en poursuivant ma route sur le même plateau, je ne pou-
vais découvrir trace de ce phénomène.
Voilà une preuve du résultat complet de l' irrigation .
Il en est d'autres: Ainsi, la nature de l'herbe a été changée
sans semailles du fait de l'irrigation; Vagrostis rubra des prai-
ries basses a remplacé, dans cette prairie haute, où elle était in-
connue, le pointot (1) qui y régnait autrefois. Enfin, résultat déci-
sif, l'irrigation toute seule a doublé la production de l'herbe, la
portant de 3,000 à 5 et 6,000 kilos, et, quant à la qualité, la coupe
de foin a été vendue cette année 2i0 francs l'hectare.
Et ces résultats ont été obtenus sur une prairie haute, fauchée,
dont les bêtes ne pacagent que le regain; sans l'emploi d'aucun
engrais ni fumier, d'abord, pour que l'expérience fut concluante,
puis, parce que le besoin ne s'en faisait pas sentir ; l'eau de
pluie seule, mais ainsi utilisée, suffit (2).
Voilà le résultat. Comment a-t-il été atteint?
M. de la Rochemacé en homme qui n'a pas effleuré son sujet,
mais qui l'a étudié à fond, est arrivé à le définir, à le dépeindre
avec une justesse et une vigueur d'expressions, un bonheur d'i-
(1) Brachipodium pinnatum.
(2) Cette prairie à sous-sol d'argile, avait perdu par érosion pendant 3/ i de siècle
la majeure partie de sa couche de terre arable; le sous-sol se rencontre à 0™08.
T. XXVIII 5
66 LA SCIEiNCE SOCIALE.
mag-es tels, que je croirais frustrer mes lecteurs en ue les lui em-
pruntant pas; je les mettrai entre guillemets.
Et d'abord , il pose en axiome qu' « il faut arriver à Vappro-
prialion de l'irrigation au sol quel qu'il soit et non du sol à l'irri-
gation, après déblais et remblais. » Comme nous voilà loin du
théoricien en chambre, dont la théorie logique méconnaît les
faits. Sa théorie d'irrigation à niveau, par exemple, sera par-
faite pour un sol uni comme sa feuille de papier, mais il ne le
rencontrera pas dans la nature, alors il lui donnera tort, la trou-
vera mal faite. Au lieu de réformer sa théorie conformément aux
faits, il voudra réformer la nature au gré de sa conception,
niveler le terrain, enlever les bosses, combler les creux. Ce sera
ruineux. N'importe, sa théorie est logique et... il n'est pas chargé
de rappliquer.
Dans la définition de M. de la Rochemacé, comme on sent le
savant praticien, toujours préoccupé de Tapplication dans ses
recherches, parce que, ce qu'il cherche, il doit l'appliquer.
Rien, du reste, d'intéressant à observer, comme la puissante
personnalité des hommes intelligents vivant et travaillant à la
campagne. Ils atteignent, sans y prétendre, à une originalité
pleine de charme et d'imprévu parce qu'elle est naturelle. Elle
provient uniquement de leur libre et plein développement. Dieu
a créé chaque homme différent, comme chaque feuille de
chêne; l'homme est naturellement original, et, plus il se déve-
loppe suivant sa nature, plus sa personnalité unique se dessine.
Il faut l'atrophie résultant de la vie des villes, des conventions
mondaines, pour créer la banalité plate ou l'originalité préten-
tieuse.
M. de la Rochemacé, ne commence donc pas par s'enfermer
dans son cabinet pour inventer l'irrigation idéale de la prairie en
général, mais il se place devant sa prairie, telle qu'elle est et se
demande comment il peut l'améliorer, pratiquement, par l'irri-
gation.
Et d'abord, la pénurie engagea M. de la Rochemacé, non
seulement à utiliser son eau tout entière, mais encore avec son
maximum d'effet utile, uniquement dans la couche arable où vi-
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE d'uN PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE. 67
vent les racines. Il renonça donc aux fossés, qui, par leur pro-
fondeur, en laissent perdre partie dans le sous-sol et aux
étroites rigolesordinaires, bonnes pour diriger une abondante eau
courante, et imagina des rides larges et peu profondes, de simples
plis de terrain qui retiennent les eaux et les font absorber à la
surface.
Mais où prendre l'eau? Dans les creux tout simplement. En
dehors de la pente générale, la prairie est vallonnée. Il y a des
parties concaves où l'eau s'amasse naturellement pour former
des terrains mous et des parties convexes naturellement sèches.
M. de la Rochemacé va drainer les premières pour mener leurs
eaux sur les secondes. Il se servira donc des thalwegs naturels
comme « lignes artificielles de partage des eaux. » « L'orogra-
phie naturelle sera renversée, les parties concaves deviendront
le point de diffusion des eaux, les parties convexes les points
de concentration. »
Cependant M. de la Rochemacé cherche à se rendre compte
des résultats obtenus. Il installe un pluviomètre dans sa prai-
rie pour connaître la quantité d'eau tombée; puis, en bas, par
de simples rigoles, fait aboutir les eaux de ruissellement final
à un tuyautage qui mesurera l'eau non utilisée. A l'aide de
ce contrôle parfait, il se livre, pendant de longues années, avec
une persévérance infatigable, à de minutieuses et patientes ob-
servations, à de très savantes études. En même temps, ce con-
trôle lui permet de rectifier ses irrigations, jusqu'à saturation
complète de la terre. C'est le cas aujourd'hui; il ne sort plus
de sa prairie, exceptionnellement, que l'eau nécessaire pour
irriguer 80 ares de prairies basses ; total : 10 hectares 68 ares.
Et M. de la Rochemacé peut le démontrer. Il connaît le poids
de sa terre à Pétat sec, aux différents degrés d'humidité cor-
respondant à tant de millimètres au pluviomètre, à saturation
complète. Avec ces données et l'état des récoltes correspon-
dantes, il a pu calculer la quantité d'eau nécessaire à la pro-
duction d'un kilogramme de foin. Il sait d'avance, d'après la
chute d'eau pluviale, ce qu'il aura de foin. Il connaît la valeur
en argent du mètre cube d'eau de pluie, celle du millimètre
08 LA SCIENCE SOCIALE.
pluviométrique, enfin la valeur moyenne des eaux pluviales sur
les prairies qui n'est pas inférieure à 40 francs par hectare et
par an.
Poursuivies, sans doute, malg-ré bien des septicismes railleurs,
en tout cas, au milieu de l' indifférence générale, ces études
étaient soutenues par les découvertes qu'elles amenaient. Pour
M. de la Rochemacé, il ne s'agissait plus de sa prairie, le champ
de ses recherches s'était élargi naturellement; il entrevoyait
une œuvre humanitaire. Tant il est vrai que c'est par l'étude
patiente, complète, d'un fait particulier bien déterminé que l'on
arrive à la découverte d'une loi générale et que ce ne sont pas
les théories générales, émises à pj'ioin, qui permettent de bien
analyser les fait particuliers. Que l'on va du simple au composé
et non du composé au simple.
M. de la Rochemacé pouvait calculer en connaissance de cause
les pertes qu'occasionne à l'agriculture française la négligence
des eaux pluviales. Et il était fasciné par les résultats. Il avait
beau prendre des données minima, réduire à un demi centime
la valeur en azote et en alluvions du mètre cube d'eau de ruissel-
lement, forcer les pertes d'évaporation, d'absorption dans le
sous-sol, retrancher les terres arables, les forêts, les trop grandes
pentes des montagnes, ses conclusions n'en étaient pas moins
écrasantes. C'est ainsi que réduisant, retranchant autant qu'il
peut, puis prenant seulement la moitié de son total, il n'en est
pas moins obligé de conclure que la perte annuelle de l'agricul-
ture française ce qu' <( elle jette, chaque année, à la mer par
ses fleuves » et qu'elle pourrait conserver par les irrigations,
représente une somme de plusieurs centaines de millions (1).
Et les désastres des inondations seraient supprimés.
« Il en est de ce fléau (érosion produite par le ruissellement)
comme de bien d'autres qui échappent à la perception directe de
nos sens et que le calcul peut seul nous démontrer. »
(1) La moitié de la surface des terres en culture en France est de 18,250,000 hec-
tares X 7,000 mètres cubes d'eau pluviale annuelle = 127,750,000 : ce chiffre x fr.
0,005 (demi-centime) = fr. 638,750,000.
M. Hervé-Mangon, dans ses études sur la seule Durance, arrivait à des conclusions
proportionnellement semblables.
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE d'uN PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE. 69
M. de la Rochemacé ne prétend pas doter l'agriculture fran-
çaise d'une rente de centaines de millions de francs en persua-
dant tout le monde, il a trop l'expérience de la vie pour nour-
rir pareille illusion ; mais, devant ces résultats, il a espéré que,
s'il arrivait à une méthode d'irrigation simple, à la portée de
tout le monde, en montrant d'un côté la grandeur du but, de
l'autre la facilité de l'exécution, il rencontrerait bien quelques
hommes qui voudraient à la fois bénéficier de sa méthode et la
propager ensuite autour d'eux par la toute puissance de l'exem-
ple.
Pour cela il fallait une méthode simple. Et où en était M. de
la Rochemacé? Il avait trouvé la forme de rigole utilisant le
mieux l'eau pour une absorption superficielle et il avait eu l'idée
de drainer les creux pour irriguer les bosses de sa prairie.
Mais il restait à trouver le degré d'inclinaison qui permet à
l'eau, à la fois, de courir jusqu'au bout d'une rigole et de se
déverser le long de tout son bord inférieur. Or ce degré existe.
M. de la Rochemacé le chercha et le trouva. Il atteignait ainsi
la méthode simple, un travail fait une fois pour toutes et pro-
duisant (( l'épandage automatique » de l'eau, sans main-d'œu-
vre, sans surveillance, un travail après lequel « l'eau toute seule
fait invariablement son œuvre de nuit comme de jour ».
Kt ce travail, d'une dépense minime, est si bien à la portée
de tous, qu'un simple cultivateur de ses voisins, aidé seulement
d'un maçon et de sa règle de quatre mètres avec une hausse de
4 millimètres à l'un des bouts, est parvenu à irriguer tout seul
sa prairie et que ses irrigations fonctionnent régulièrement.
Ici nous abordons les études savantes de M. de la Rochemacé.
Pour manier ainsi l'eau , en revêtir partout d'une nappe
automobile et toujours en mouvement une surface accidentée,
la forcer à prendre toutes les formes, voire même la convexe,
il fallait posséder toutes les lois qui régissent le régime des eaux
dans la nature.
Or parmi ces lois, les trois principales, celles de l'attraction
centrale terrestre (loi de Newton), la pression atmosphérique et
la capillarité produisent des effets contraires : ainsi la première
70 LA SCIENCE SOCIALE.
donne la chute verticale, la cascade, ou sur un plan incliné, le
courant; la capillarité, par le frottement sur le radier et sur
les rives, le contrarie ; la pression atmosphérique donne l'équi-
libre horizontal des eaux et produit la submersion des rives par
accroissement de volume.
Mais voilà, la science officielle ne tient pas compte de la pres-
sion atmosphérique. D'après elle, les efiets de l'attraction cen-
trale terrestre et de la pression atmosphérique se confondent.
Pour construire un barrage, par exemple, disent les ingénieurs,
il suffit de connaître le poids de l'eau. Non, répond M. de la Ro-
chemacé, il faut encore tenir compte de la pression atmosphé-
rique puisqu'elle existe. Ne fait-elle pas monter l'eau à une
dizaine de mètres dans un tube dans lequel on a fait le vide?
Cette colonne d'eau est pourtant soumise à la loi d'attraction
centrale et elle s'élève au-dessus de la nappe d'eau soumise à la
fois à cette même loi et à la pression atmosphérique. Le poids
seul ne saurait donc donner les effets de ces deux forces. Votre
théorie est fausse.
Dans la pratique, comme vous opposez au poids de l'eau un
poids égal de remblai, plus 1/10, ce 1/10 rectifie votre erreur de
calcul pour les digues courtes, mais pour une longue digue, il
serait insuffisant. Au poids de l'eau il faut opposer un poids égal
de remblais plus 1/10, mais à la pression atmosphérique la force
de la voûte. Il faut que vos longues digues soient curvilignes pour
résister à la pression des eaux. Et l'inanité des poursuites après
la catastrophe de Bouzey est prédite d'avance par M. de la Ro-
chemacé. Il n'y a pas de pression des eaux sans mouvement,
disent les ingénieurs, il n'y a que leur poids. Ils l'ont ainsi ap-
pris. Et Bouzey se rompt. Les ingénieurs sont acquittés, ils sont
couverts par la science officielle ; ils ont fait selon ce qu'elle
leur enseignait. Mais la cause de cette rupture? Personne ne la
donne, sinon M. de la Rochemacé. C'est, dit-il, cette pression
atmosphérique que vous négligez (1).
Gomme M. de la Rochemacé a besoin que, dans sa rigole,
(1) L'assertion des ingénieui's est celle-ci : la force ne commence qu avec le mou-
vement et la chaleur : or à Bouzey, ni l'un ni l'autre.
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE d'cN l'ROPRIÉTAIRE l'ARTICULARISTE. 71
l'eau, à la fois, déborde sur toute la longueur du bord inférieur
et coule jusqu'au bout, et qu'il n'y peut parvenir sans tenir
compte de la pression atmosphérique, le voilà obligé d'être hé-
rétique à la science officielle ou de renoncer à son œuvre. Il se
résigne donc à l'excommunication scientifique pour faire œuvre
scientifique.
Par une théorie à lui, contraire à la science officielle, mais à
laquelle les faits obéissent, M. de la Rochemacé arrive à déter-
miner l'inclinaison qui procure à sa rigole la moyenne d'effets
communs entre la loi d'attraction sur un plan incliné donnant le
courant et la pression atmosphérique amenant la submersion de
la rive inférieure, par afflux d'eau.
Or, cette moyenne d'effets communs se rencontre en un point,
mais en un seul.
Et ce point varie :
1° Suivant la forme de la rigole, c'est-à-dire la surface de frot-
tement. En effet, la capillarité s'exerce avec une force inverse au
volume des eaux. La Loire, par exemple, coulera sur une pente
qui retiendra stagnante l'eau d'une rigole.
2° Suivant la nature du terrain, c'est-à-dire la -nature du frot-
tement. Avec la même inclinaison un sol de sable retient l'eau
tandis qu'un fond à prédominance d'argile la laisse couler.
3° Suivant les pentes générales en travers desquelles sont tracées
les rigoles. Dans une pente générale de 2 à 3 0/0, avec une cer-
taine inclinaison on obtient le déversement sur le bord inférieur
et le transfert, tandis qu'avec cette même inclinaison, sur une
pente générale de 25 à 30 0/0, le même effet ne se produit plus.
Le versant plus rapide exerce sur l'eau une attraction plus grande,
l'eau se déverse toute entière dans la pente par le premier point
où elle déborde, laissant à sec la majeure partie de la rigole.
C'est pour éviter cette inclinaison trop faible, dans laquelle
toute l'eau se répand par déversement dans la pente, avant d'avoir
atteint l'extrémité de la rigole, que, dans toutes les irrigations,
l'inclinaison est trop forte. Mais alors l'eau coule dans la rigole
sans déborder et se répand toute par l'extrémité inférieure. Pour
y obvier, il fautavoir recours à des barrages, des planchettes, des
72 LA. SCIENCE SOCIALE.
vannes, c'est alors la main-d'œuvre pratiquement peu praticable
de jour, puisqu'il faut déplacer ces barrages sous la pluie, et im-
possible la nuit. C est la méthode de notre École officielle d'irri-
gation du Lézardeau.
Et en supposant même cette main-d'œuvre appliquée, elle n'ob-
tient que des résultats incomplets. C'est contre la main-d'œuvre
justement que luttait M. de la Rochemacé, car il savait que, si
elle était admissible pour des théoriciens travaillant aux frais du
gouvernement, en pratique elle ruinait l'œuvre de l'irrigation.
On le voit, le problème était complexe. Cette inclinaison ame-
nant la submersion de toute la rive inférieure et le transfert de
l'eau dans toute la longueur de la rigole une fois trouvée, pour
une forme de rigole donnée, suivant les différentes pentes géné-
rales et les différentes natures de terrains, comment l'eau se dé-
verse-t-elle? Egalement partout? Non pas. Partout, oui! Égale-
ment, non. En effet, dans les parties concaves, le versant moins
rapide exerce sur l'eau une attraction moins grande, la nappe de
déversement est plus mince. Voilà la diffusion dans les parties
concaves\ dans la rigole, l'eau court plus et se déverse moins.
Sur les parties convexes, au contraire, les versants plus rapides
l'attirent davantage, la nappe de déversement est plus épaisse.
Voilà la concentration sur les parties convexes; dans la rigole
l'eau court moins et se déverse plus.
L'importance de ce point précis dïnclinaison est donc non seu-
lement d'arroser toute la partie que couvre la rigole d'irrigation,
mais encore de l'arroser suivant ses besoins ; d'autant plus sur les
parties convexes qu'elles sont plus accusées, en conséquence plus
sèches, d'autant moins dans les parties concaves qu'elles sont
naturellement plus humides et pas du tout, si elles n'en ont pas
besoin; les drainant, au contraire, si elles sont marécageuses,
puisque ce fait implique un versant si peu prononcé, qu'en cet en-
droit, l'eau n'en subissant pas l'attraction, coulera dans la rigole
sans se déverser.
Et cela automatiquement. Mais c'est l'idéal atteint !
C'est parfait. Ce n'est pas tout pourtant. Voilà la rigole débor-
dant sur toute sa longueur et de la façon la plus souhaitable, mais
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE d'UN PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE. l'.i
sur quelle étendue se maintient cet effet. Car la nature violentée
reprend ses droits ; les eaux tendent à revenir à leur cours natu-
rel. Ici encore nouvelle complication, cette étendue varie suivant
les pentes. La nappe automobile se déchire d'autant plus vite que
la pente générale est plus forte. 11 faut, par conséquent, rappro-
cher d'autant plus les différents étages de rigoles que la pente
générale est plus accentuée; en un mot, calculer, suivant les dif-
férentes pentes générales, les difl'érentsécartements à donner aux
rigoles.
M. de la Rochemacé peut alors définir l'irrigation : « l'art de se
rendre maitre des eaux et de les contraindre à enserrer, d'elles-
mêmes, le sol d'une nappe aiUoinoh'ûe^ enreioppanle, continue,
d'épaisseur variable, plus forte sur les parties convexes et siiches
que dans les parties concaves et humides ».
Et il a le droit de dire : « Ma méthode, en donnant la moyenne
des elfets communs, submersion et transfert, des forces qui ré-
gissent le régime des eaux est la clé de l'irrigation; c'est un vé-
ritable outil, absolument précis, à mettre entre les mains de tout
le monde et applicable ^ur des pentes générales dissemblables.
Il permet, sans déblai ni remblai, d'obtenir une nappe automo-
bile d'eau toujours courante, qui enveloppe un sol mouvementé
et produit la concentration des eaux dans les parties convexes et
leur diffusion dans les parties concaves.
Il peut, enfin, s'attribuer la belle parole de son prédécesseur,
Hassar Haddon, roi deNinive, 707 ans avant J.-C. : « J'ai su diri-
ger les eaux et porter partout la fertilité ».
Nous ne prétendons pas donner la théorie scientifique de 31. de
la Rochemacé, c'est une œuvre savante, pour laquelle nous ren-
voyons à l'auteur et qui sort de notre cadre de vulgarisation. Mais
il était nécessaire d'en bien établir « l'idée génératrice ».
Rendons-nous compte toutefois que si la simplicité a été atteinte
les voies n'en sont pas si faciles. Il est des gens qui, déçus par la
simplicité d'une découverte complète, s'imaginent que simple et
facile sont synonymes, qu'on arrive au simple du premier coup.
Us semblent ignorer que dans les recherches, on vise toujours à
74
LA SCIENCE SOCIALE.
la simplicité, mais qu'on commence toujours par la complexité.
On ne complique pas en avançant, on simplifie et l'on n'arrive au
simple qu'en dernier lieu, quand on a tout trouvé.
Cette méthode également n'est simple cju'une fois complète-
ment découverte, mais alors, elle est la simplicité même. Sa des-
cription peut tenir en quelques lignes et nous avons vu par l'exem-
ple du voisin paysan qu'il n'est pas nécessaire d'être savantjpour
ECHELLE PROPORTIONNELLE
0 5 10 3 0 10 0
^^_J ^ 1
Les pointillés indiquant le cours naturel des eaux .
l'appliquer. La science a été nécessaire pour trouver « l'outil »
comme pour trouver la brouette, mais on peut s'en servir, comme
de la brouette sans en connaître la théorie.
Nous n'avons parlé, jusqu'ici, que de l'irrigation par les eaux
pluviales tombées sur le terrain même à irriguer, mais il est bien
évident que cette méthode utilise également les amenées d'eaux
étrangères. Gomme elle draine ce qui dépasse la saturation com-
plète de la terre, un excès d'eau n'est pas à craindre et toutes
celles que l'on peut se procurer sont avantageuses. M. de la Ro-
INFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE d'uN PROPRIÉTAIRE PARTICULARISTE. 75
chemacé, chez lui, partout où il l'a pu, a utilisé l'eau avec d'autant
plus de profit qu'il en avait davantage à sa disposition. Si cette
méthode d'irrigation, en effet, fertihse avec le minimum d'eau,
c'est-à-dire la simple chute d'eau pluviale, elle est bien plus
fructueuse encore avec une amenée d'eau; pouvant le moins, elle
fait merveille avec le plus.
Voici, en quelques mots, quelle est la méthode de M. de la Ro-
chemacé.
Rigoles. — Ces rigoles sont de simples plis de terrain, des ri-
des. Elles ont seulement 0'" 10 de profondeur, 0'" 70 de largeur
horizontale au radier, 1 mètre d'ouverture première.
UTILISATION DES EAUX PLUVIALES DANS LES HAUTES PRAIRIES
inférieure Supérieure
y — V" — -X — O-^SO —
— Û"7Û —
PREMIÈRE OUVERTURE DE LA RIGOLE
RIGOLE TERMINEE
Elles se font en deux fois; d'abord à la bêche, sur 1 mètre,
comme un fossé ordinaire; puis, à l'éterpe ou tranche plate, ?na-
niée en travers, on adoucit sur 0"'30 la pente du talus supé-
rieur, pour la faire se confondre, autant que possible , avec la
pente générale, total : l'"30 d'ouverture supérieure.
Dans les pentes exceptionnelles dépassant 20 0/0, on ne don ne
que ©""iO au radier et 0'"80 (1) au talus supérieur pour éviter
son éboulement.
(1) Il est bon, dans ce cas-là, d'utiliser les déblais en dehors du tracé donné par le
niveau pour y former une sorte de plate-bande gazonnée sur laquelle s'épanchent les
eaux avant de tomber sur la forte pente.
76 LA SCIENCE SOCIALE.
Leur nivellement. — Pour obtenir un nivellement parfait du
bord inférieur, les points de repère sont pris tous les 2 mètres et
les jalons sont placés à cette distance, reliés entre eux par des
courbes et non des droites.
Leur curage. — Le bord inférieur, ainsi obtenu, ne doit jamais
être retouché. Pour curer la rigole, on se contente de racler le
talus supérieur et d'enlever les dépôts et les herbes du radier.
Leur coût. — Dans les pentes habituelles jusqu'à 10 0 0, ces
rigoles, données à la tâche reviennent à 0 fr. 10 le mètre courant.
Ce prix comprend la façon de la rigole et l'épandage des déblais
en nivellement entre cette rigole et celle qui la suit dans la
pente.
C'est donc une dépense de 35 à iO francs l'hectare. Et il faut
tenir compte que les déblais répandus sur la prairie sont du ter-
reau qui vaudrait de 30 à 35 francs, valeur marchande de 30 à
35 mètres cubes.
M. de la Rochemacé considère que dès la première année les
frais doivent se trouver payés par la surproduction de l'herbe.
Dans les pentes rapides avec le double de rigoles, le prix se
trouve naturellement doublé, ainsi que le cube disponible des
déblais.
Enfin les déblais peuvent être donnés à forfait à 0 fr. 50 le mètre
cube, rigole et nivellement compris.
Inclinaison et espacement des rigoles. — La longueur de la
pente prairiale étant mesurée, par exemple, 100 mètres, un coup
de niveau donnera la différence entre le haut et le bas ; si l'on
trouve 3 mètres, la pente générale sera de 3 0/0.
Ce chiffre indiquera l'inclinaison à donner aux rigoles et leur
écartement.
On part du milieu de la largeur de la pente si la pente est uni-
forme, ou, le plus souvent, du thalweg au cas contraire, et l'on
jalonne à droite en descendant du nombre de millimètres vou-
lus, puis à gauche en descendant également. Le milieu sera donc
le point de partage des eaux : il sera à niveau sur 12 à 20 mè-
tres. Chaque rigole se terminera par une douzaine de mètres à
niveau parfait ne donnant plus d'impulsion et débordant par
IiNFLUENCE AGRICOLE ET SOCIALE D UN TROPRIÉTAIRE l'ARTICLLARISTE. 77
concentration intensive l'eau formant barrage puisqu'elle n'est
pas compressible.
Dans le cas où l'on bénéficie d'une amenée d'eau, il est évident
qu'on la prolonge avec une même inclinaison tout en travers de
la pente générale en deçà comme au delà du thalweg.
La moyenne d'effets communs, en prairie^ ne se rencontrent
qu'entre 1 et 6 millimètres par mètre d'inclinaison de la rigole :
De 1 à 3 millimètres, c'est à proprement parler de l'irrigation.
De 3 à 6 du drainage superficiel.
Pentes générales de S à 4 OjO. — Inclinaison à donner aux ri-
goles, 1 à 2 millimètres par mètre. Ecartement des rigoles de 15
à 20 mètres.
Pentes générales de 10 à W 010. — Inclinaison des rigoles, 2 à
3 millimètres par mètre. Ecartement, 10 à 15 mètres.
Pentes exceptionnelles de W OjO. — Inclinaison des rigoles,
3 millimètres et plus. Ecartement, 5 à 10 mètres.
Ces chiffres s'entendent pour des terrains à prédominance
d'argile; dans des sables, il faudrait doubler la pente, soit 2, 4,
6 millimètres par mètre.
On le voit, le maniement de l'outil est la simplicité même, mais
n'oublions pas que nous avons afïaire à un outil de précision. Ser-
vons-nous-en tel qu'on nous le donne, sans le modifier. N'inno-
vons pas avant d'avoir pratiqué.
Du moins, c'est ce que j'ai fait pour ma part, car tout se tient
dans cette méthode et on ne peut modifier une de ses données
sans rompre l'harmonie de l'ensemble. Cette méthode facile ne
souffre pas l'a peu près. C'est pour en bien donner l'impression,
c'est pour qu'on put bien se pénétrer du sentiment de l'idée
génératrice de l'œuvre, c'est-à-dire, de cette moyenne d'effets
communs provenant de forces contraires et ne se rencontrant
qu'en un point précis, que je me suis étendu sur les recherches
de M. de la Rochemacé. Car, je sais, par expérience, combien
sont rares, à la campagne surtout, les personnes qui se conten-
tent d'appliquer simplement une méthode nouvelle, sans inno-
ver à priori.
78 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais ici, si vous augmentez la profondeur des rigoles, vous
créez des obstacles au libre parcours, à la faux et à l'enlèvement
des récoltes et vous perdez de l'eau dans le sous-sol ; une plus
grande inclinaison empêchera le déversement, l'eau s'écoulera
par l'extrémité de la rigole ; une pente plus faible amènera le dé-
versement sans que l'eau atteigne l'extrémité de la rigole; avec
trop d'espacement entre celles-ci, toute la superficie n'est plus
également arrosée; trop rapprochées, il y a travail et dépenses
inutiles.
Ne perfectionnons donc pas avant d'avoir expérimenté. '
A. Dauprat,
Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIKMIX-DIDOT ET C'«. — MESNIL (EURE).
QUESTIONS DU JOUR
LA " MENTALITÉ '' HÉRÉDITAIRE
ET L'ÉDUCATION
D'APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE
Si les colonies françaises n'avaient pas été généralement peu-
plées par une race indigène, beaucoup d'entre elles seraient
restées à peu près désertes. Nous aurions donc mauvaise grâce
à nous plaindre d'avoir rencontré sur nos possessions des
Nègres, des Papous, des Arabes, etc. Il faut reconnaître cepen-
dant que leur présence complique singulièrement le problème
de la colonisation.
Dans un livre fort intéressant (1), M. L, de Saussure étudie de
quelle manière nous avons abordé ce problème, en d'autres
termes, quelle a été notre attitude vis-à-vis des Sociétés indi-
gènes, et il n'hésite pas à déclarer qu'elle a été déplorable. Il
en fournir de nombreux et frappants exemples qui dénotent une
observation personnelle; enfin, et c'est ce qui donne à son ou-
vrage une portée scientifique, il propose une explication des
faits exposés par lui; il dit que nos habitudes absolues de rai-
sonnement rectiligne, notre mentalité faite de logique abstraite,
nous condamnaient fatalement à entreprendre rassimilation des
indigènes, et que fatalement aussi nous devions échouer dans
(1) Psychologie de la Colonisation Française dans ses rapports avec les So-
ciétés indigènes, par Léopold de Saussure, Félix Alcan.
T. XXVHI. 6
80 LA SCIENCE SOCIALE.
cette entreprise à laquelle la mentalité des races sur lesquelles
nous opérions apportait un insurmontable obstacle.
Ce terme de mentalité, souvent employé par M. de Saussure,
nous avertit dès le début qu'il ne parle pas la même langue
scientifique que nous, qu'il se sert dun vocabulaire différent.
Autant que j'ai pu en juger, ce qu'il appelle la mentalité d'une
race, c'est sa manière de comprendre certains rapports sociaux,
la façon dont elle conçoit la justice, la liberté, l'autorité, les
convenances, l'ordre, etc. Cela ressemble beaucoup à ce que
nous appelons la formation sociale. Pourquoi un Chinois trouve-
t-il exécrable et odieux d'abandonner ses os à un sol étranger,
tandis que beaucoup de Français redoutent beaucoup plus de
vivre que de mourir hors de France, M. de Saussure répond que
c'est une question de mentalité ; nous, nous disons que c'est af-
faire de formation. Jusqu'ici, il est facile de s'entendre.
Mais ces deux expressions recouvrent chacune un ensemble d"i-
dées, un certain bloc assez différents. Pour M. de Saussure, le
caractère principal de la mentalité., c'est d'être héréditaire ; pour
nous, au contraire, le caractère principal de \dL formation, c'est
d'être dépendante de l'éducation et du milieu.
Et comme, en pratique, les rejetons d'une race sont presque
toujours élevés dans le milieu de leur famille, ou que si on les
isole de leur milieu d'origine, ils se trouvent dans le nouveau mi-
lieu où ils sont plongés à l'état d'étrangers, il arrive que les in-
fluences de milieu et d'éducation — cpii constituent la formation
— n'agissent normalement que sur des individus issus de la
même race et supposés pourvus héréditairement de la même
mentalité. Il en résulte que nous n'avons pas d'énormes chances
de nous convaincre réciproquement entre partisans de Ihéré-
dité et partisans de la formation.
Et puis, comme l'hérédité ne peut jamais donner que des dis-
positions à développer par l'éducation; comme d'autre part,
une formation demande pour être confirmée, un milieu homo-
gène où des vieillards aux enfants, en passant par les intermé-
diaires, certaines manières de faire ou de voir soient admises
sans cUscussion, où par suite une certaine éducation ait été
LX « MENTALITÉ » IIÉRÉDITAIHE ET l'ÉDUCATION. 81
donnée à plusieurs générations consécutives, il est très malaisé
de débrouiller dans un phénomène donné la part de l'hérédité
et la part de l'éducation, ce qui vient de l'hérédité cultivée par
l'éducation et ce qui vient de l'éducation confirmée par l'hérédité.
L'immense avantage de l'éducation , c'est d'être un fait plus
facilement observable dans la race humaine que celui de l'héré-
dité, à la fois plus saisissaJjle et plus précis. Je puis décrire
comment j'ai été élevé; je puis observer comment des enfants
existants sont élevés actuellement, mais il m'est très difficile de
suivre pendant dix générations toutes les influences héréditaires
qui agissent sur un sujet donné. Voilà pourquoi la science so-
ciale me paraît avoir une base plus ferme sur l'éducation que
sur l'hérédité.
11 en est tout autrement dans la plupart des races animales.
Là, l'éducation est très réduite et les générations sont beaucoup
plus rapprochées, de sorte qu'un homme peut facilement suivre
de longues séries de descendance dans un court espace de temps.
Les phénomènes d'hérédité sont donc à la fois plus importants
et plus observables dans la race bovine, ou chevaline, ou canine
que dans la race humaine. On ne peut pas conclure par analogie
de l'une à l'autre. Ajoutez, au surplus, que les races animales se
prêtent à de véritables expériences de croisement ou de confir-
mation de races qui ne sauraient prendre place dans la race
humaine.
Cela dit pour écarter toute confusion, il est un point sur lequel
notre Ecole s'accorde absolument avec celle dont se réclame
M. de Saussure, c'est qu'un groupe donné d'hommes n'est pas
une réunion d'entités humaines abstraites, qu'il n'est pas inter-
cJiangeable avec un autre groupe, qu'il a une modalité, une per-
sonnalité, et que, soumis au même traitement que tel de ces
autres groupes, il ne donnera pas les mêmes résultats. En d'au-
tres termes, quoi que l'on pense sur les causes des différences qui
séparent les sociétés humaines, ces différences existent et leurs
causes sont assez profondes, assez solidement établies pour ne
pas céder à la poussée d'un pouvoir conquérant.
C'est cette vérité que la France a méconnue presque constam-
82 LA SCIENCE SOCIALE.
ment clans son entreprise colonisatrice. Elle a poursuivi avec la
sérénité et la candeur aveugles cVun esprit absolu rassimilation
par principe des races c|u'elle se trouvait dominer. Et cette mé-
thode, ce parti pris plutôt, nous a conduits à des complications
infinies, à des efforts énormes et à des résultats tantôt ridicules
et tantôt menaçants pour notre situation coloniale. 11 y a grand
profit à suivre 31. de Saussure dans l'examen qu'il fait de ces ré-
sultats.
L'un des procédés d'assimilation auquel nous avons eu le plus
souvent recours dans les colonies françaises consiste à doter
les races indigènes d'institutions analogues ou même sem-
blables aux nôtres. A vrai dire, ce n'est pas un procédé d'assi-
milation, mais la négation des différences sociales réellement
existantes entre la colonie et la métropole; c'est aussi la pro-
clamation de la supériorité absolue de notre organisation et la
confiance que cette supériorité éclatera quelle que soit la société
qui en fasse l'essai.
Avec une aussi superbe confiance on ne s'attarde pas à tirer
parti de ce qu'on trouve dans ces pays; à quoi bon? On ren-
verse tout ce qui existe et on établit sur ces ruines du passé
un beau régime tout battant neuf, logique, géométrique, symé-
trique, avec lequel il faut que la société cadre tant bien que
mal.
Dans l'Annam, par exemple, il existait avant notre conquête
une organisation administrative régulière, qui avait fait ses
preuves, sous laquelle le pays avait progressé d'une manière
marquée. Une autonomie communale très large assurait certains
services avec une grande simplicité, et l'intervention du pouvoir
central était suffisante pour maintenir la paix publique. Pendant
les premières années de notre domination, les gouverneurs
militaires se contentèrent de superposer en quelque sorte leur
autorité au système gouvernemental existant, mais dès que la
métropole voulut témoigner de son zèle, « faire quelque chose
pour les colonies », elle envoya là-bas des gouverneurs civils
avec mission de transformer le pays, de l'assimiler, et leur pre-
LA « MENTALITÉ » HÉRÉDITAIRE ET L'ÉDUCATION. 83
mier soin fut de renverser bien vite F édifice qui avait protégé
jusque-là le développement de notre possession.
Chaque commune annamite avait un conseil de notables élu
qui cumulait — ô horreur ! — les attributions administratives et
judiciaires, car il jugeait en conciliation. Le chef de canton et
le Préfet étaient eux aussi administrateurs et juges tout à la fois,
les deux pouvoirs n'ayant de représentants différents qu'à l'étage
du gouvernement provincial. Tous les esprits logiques saisiront
aisément quel grave danger un pareil état de choses pouvait
faire courir au grand principe de la séparation des pouvoirs, et
comme nos gouverneurs étaient des esprits essentiellement logi-
ques, ce danger n'échappa pas à leur perspicacité. On aurait pu
leur faire remarquer qu'en Angleterre, dans le pays même où le
principe de la séparation des pouvoirs a pris naissance, les
magistrales jugeaient isolément et administraient dans les
Quartej^-Sessions (1) sans que l'essor de l'Angleterre en eût souf-
fert notablement, mais ils ne se seraient certainement pas rendus
à de pareilles raisons. En fait, ils enlevèrent aux administra-
teurs toutes leurs attributions judiciaires et firent venir d'ailleurs
« des juges pris dans le cadre de la justice coloniale, c'est-à-
dire des hommes tout à fait étrangers à la Cochinchine, venus
de la Martinique, de la Réunion, du Sénégal, sans aucune atta-
che avec rindo-Chine, ne sachant rien ni des mœurs, ni des lois,
ni de la langue des Annamites, et n'ayant pour la plupart
qu'un désir : celui de retourner, aussi promptement que possible
dans une colonie plus salubre ou dotée de plus d'éléments de
plaisirs. »
En somme, la colonie était sacrifiée, et le principe était sauf.
Comme mesure d' assimilation réelle, le nouveau régime prêtait
le flanc à bien des critiques, mais comme mesure de démoli-
tion il agissait merveilleusement. Du même coup, en effet, il
détruisait l'organisation judiciaire et compromettait gravement
l'organisation communale. Des conflits de toutes sortes se pro-
duisirent très rapidement entre les juges européens et les auto-
(1) On était en 1879, et le Local Government Act qui a organisé à nouveau l'ad-
ministration locale anslaise est de l88i.
84 LA SCIENCE SOCIALE.
rites administratives avec lesquelles ils étaient en rapports; les
fonctions communales, au lieu d'être un honneur devinrent
une corvée ; on arriva à éloigner par des tracasseries inutiles et
vexatoires les citoyens les mieux qualifiés pour jouer le rôle de
notables, à tuer en eux l'esprit civique et l'heureuse habitude
du « Self Government », bref à renverser l'édifice annamite.
« Nous sommes en train de démolir la commune, disait à M. de
Saussure un administrateur expérimenté. Quand ce sera fait, je
demanderai l'évacuation pure et simple. Nous n'aurons plus
rien à faire dans ce pays. »
Bien entendu, les juges du cadre colonial avaient pour les
lois et coutumes annamites le beau mépris de l'ignorance. Ils
venaient juger en Annam leur code Napoléon sous le bras.
D'où une série de malentendus, de perturbations, d'injustices
réelles. M. de Saussure en donne deux exemples.
« Il est très difficile de distinguer entre eux les buffles domes-
tiques : on ne peut les marquer parce que cela les ferait périr.
La législation annamite édictait donc les peines les plus sévères
contre le vol de ces animaux de labour. Mais Napoléon n'ayant
pas prévu cette particularité, dès que son code fut appliqué en
Cochinchinc, les vols se multiplièrent au grand détriment de
l'agriculture et de la sécurité des campagnes. »
Cela ne portait encore atteinte qu'à des intérêts matériels.
Le second exemple montre comment l'application aveugle d'un
principe édicté dans un état social très différent de celui des
Annamites peut blesser les sentiments les plus respectables et
aboutir à consacrer une injustice et un vol : Les Annamites pra-
tiquent le culte des ancêtres, et le chef de chaque famille est
ministre de ce culte pour sa famille. En conséquence, il a des
charges cultuelles, et, pour subvenirauxfrais qu'elles comportent,
il existe dans chaque famille une part de biens indivise, le hiiong
hoa, pour laquelle le code annamite spécifie une réglementation
minutieuse. Ce huong hoa est en réalité un bénéfice ecclésiasti-
que dévolu à celui qui remplit le rôle de chef de famille et qui
en accomplit les fonctions; il a cette destination depuis des
siècles, il ne fait donc pas partie de la masse partageable dans
LA « MENTALITÉ » HÉRÉDITAIRE ET L'ÉDUCATION. 85
une succession. Tout cela est parfaitement clair et hors de
conteste, mais comme il est écrit clans nos codes que « nul
n'est tenu de rester dans l'indivision », il suffit qu'un membre
peu délicat demande dans une famille le partage du « bien des
ancêtres » pour que nos magistrats s'empressent d'en ordonner
la licitation. On voit d'ici l'effet produit, et comme ces façons
judaïques d'interpréter la loi assurent le respect de la justice.
Eûcore ces deux exemples sont-ils loin de donner toute la
mesure du mal. On peut juger de travers un cas que l'on com-
prend bien, si on lui applique brutalement une législation faite
en vue de cas tout différents, mais on juge toujours de travers un
cas qu'on ne comprend pas.
Or les juges du cadre colonial ne faisant pas toute leur carrière
en Annam n'étudient pas la langue annamite très difficile et très
compliquée d'ailleurs ; « ils sont livrés pieds et poings liés aux
interprètes annamites qui représentent la partie la plus mau-
vaise de la population indigène. Il arrive par suite que les
deux parties se mettent souvent d'accord pour ne pas exécuter
les arrêts rendus par nos magistrats. »
Malfaisants quand ils prescrivent la licitation du « bien des an-
cêtres », incapables de rendre la justice quand ils mécontentent
également les deux parties, ceux-ci trouvent moyen d'être ridi-
cules par-dessus le marché. Écoutez le récit suivant : <( L'An-
namite , en s'adressant k un supérieur, commence toujours sa
réponse par sa formule de respect Bdm ong (Je m'adresse à
monsieur.) Un certain procureur qui recevait la plainte d'un indi-
gène l'interroge sur son nom : Bâm ông... répond l'Annamite.
— « Très bien! » Et le magistrat rédige gravement : à la re-
quête du nommé Bâm ông.. etc. La pièce figure au dossier de
l'affaire. »
M. de Saussure conclut que les institutions seules n'ont pas la
puissance assimilatrice que beaucoup leur supposent, que c'est
naïveté de croire à l'efficacité de l'application absolue et en toute
circonstance des <( Immortels Principes », et que cette naïveté a
nui cruellement à nos succès coloniaux. Nous sommes absolu-
ment d'accord.
86 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais j'ai été surpris de trouver chez lui l'affirmation suivante :
« De tous les procédés d'assimilation, celui-ci (l'assimilation par
la langue) est le moins chimérique. Une race inférieure en con-
tact avec une race supérieure adopte plus facilement sa langue
que ses institutions ». Sans doute, elle adopte plus facilement sa
langue, 'parce que cela la gêne moins, parce que cela peut cons-
tituer dans certaines circonstances un phénomène en quelque sorte
extérieur à son état social, mais précisément pour cette raison,
cela ne l'assimile guère. Je veux bien que la langue ancienne
d'un peuple porte l'empreinte de ce peuple, mais si une circons-
tance amène ce peuple à changer sa langue, notamment à adop-
ter celle d'un vainqueur, il ne la modifiera que lentement, de
sorte que le moment où il la parlera le mieux sera celui où son
assimilation n'aura même pas été commencée. Les nègres amé-
ricains n'ont aucun souvenir des langues africaines; ils parlent
tous — mal il est vrai — la langue anglaise. Les nègres de la
Martinique ou de la Guadeloupe parlent français, et ainsi de suite.
Et cependant ils sont très peu assimilés. Au surplus, M. de Saus-
sure écrit plus loin : « La mentalité d'une race étant héréditaire
et ses modifications très lentes, la langue n'a, pas plus que les ins-
titutions le don de la transformer radicalement. » Là encore, nous
sommes près de nous entendre.
Il est un troisième moyen d'assimilation que M. de Saussure
malmène fort, c'est celui de l'éducation. Je m'arrêterai davan-
tage à examiner les faits qu'il présente à cette occasion.
Il y a deux manières opposées d'entendre le mot d'éducation,
la manière étroite et la manière large. Les personnes qui adoptent
la première pensent que l'éducation se fait au collège ou dans les
(c Pensionnats de jemies demoiselles », et qu'au sortir de ces éta-
blissements les jeunes adultes desdeuxsexes ont terminé leur édu-
cation. Il y a des parents qui estiment que la fille ayant atteint
l'âge de dix-huit ans << a fini son éducation » et doit « aller dans
le monde ». Je connais même une jeune fille qui n'a jamais lu la
fin d'un chapitre commencé dans le manuel de littérature qui ser-
vait à lui former l'esprit et le cœur parce que ses dix-huit ans
LA « MENTALITE » UEREDITAIRE ET L EDUCATION, 87
avaient sonné malencontreusement au milieu de ce chapitre, et que
son institutrice avait dû cesser à ce moment précis de lui donner
ses soins. Gela, c'est bien la manière étroite.
Heureusement, il y a la manière large. D'après la manière large,
l'éducation commence au berceau et finit à la tombe. Elle dure
autant que la vie, si bien que la vie disparait chez l'homme qui
ne s'élève plus, qui s'abandonne, qui se réduit au rôle passif. Plus
de vie morale aussitôt que cesse le souci du perfectionnement
moral ; plus de vie intellectuelle aussitôt que cesse le goût de la
culture, l'habitude du travail; plus de vie physique, sauf une vie
purement végétative, sitôt que cesse la préoccupation d'un en-
traînement corporel proportionné aux forces. La vie est une édu-
cation qui se poursuit à travers des circonstances diverses : dans la
jeunesse pour développer harmoniquement les forces naissantes,
dans l'âge mûr pour en assurer le meilleur usage, dans la vieil-
lesse pour conserver ce qu'il reste de forces physiques au service
d'une volonté fortifiée parla pratique du bien, éclairée par l'ex-
périence.
Une pareille éducation n'est pas uniquement livresque. Il se
peut même qu'elle ne le soit aucunement. xMais, livresque ou
non, elle dépend étroitement du milieu où elle se déroule et des
conditions particulières qu'offre ce milieu pour chacun de ceux
qui y vivent. Elle est différente dans la même famille pour le cul-
tivateur, pour le marin, pour le commerçant, pour le militaire,
etc. Elle est différente pour le célibataire et pour l'homme marié,
pour le père de famille et l'homme sans enfants. Elle est diffé-
rente pour celui auquel la vie a été douce et pour celui qui a
passé par des traverses, etc., etc.
Lorsqu'on veut étudier les effets de « l'assimilation par l'édu-
cation », il importe de savoir bien exactement dans quelles
limites on renferme l'éducation, ce qu'on entend au juste par ce
mot. Si on réduit l'éducation à l'école et au collège, on concluera
sans nul doute que l'éducation n'assimile pas des individus issus
de races différentes et vivant dans des milieux différents. Si, au
contraire, on la comprend comme j'ai dit, on sera amené à con-
clure que l'éducation assimile très sensiblement des individus
88 LA SCIENCE SOCIALE.
issus de races différentes, mais vivant dans le même milieu. M. de
Saussure donne quelques exemples intéressants de non-assimila-
tion par l'éducation au sens étroit. Je vais les résumer. J'indi-
querai ensuite des exemples d'assimilation par l'éducation au
sens large.
Le D" Gustave Le Bon, qui a longtemps voyagé dans l'Inde
avec un souci éclairé d'observation scientifique, déclare que l'é-
ducation anglaise de l'Inde n'a pas réussi à élever le niveau in-
tellectuel et moral des Hindous. <( L'essai, dit-il, a été fait sur
une population de 250 millions d'hommes; il dure depuis plus
de cinquante ans ; c'est une des plus gigantesques expériences
qu'ait connues l'histoire. » Sans doute, mais c'est une expé-
rience de transformation sociale par la scolarité ; cela n'a pas
d'autre portée. « L'Inde, nous dit M. Gustave Le Bon, possède
aujourd'hui i universités européennes, 127,000 écoles d'environ
3 millions d'élèves. Une somme de 50 millions est consacrée à cet
enseignement ». Très bien, je crois entendre un rapport du mi-
nistre de l'Instruction publique, mais je sais bien par avance
que ces trois millions d'élèves hindous ne vont pas devenir trois
millions d'Anglais. Je sais qu'ils ont vécu leur petite enfance
dans un milieu très spécial, qu'ils y échapperont d'une manière
incomplète pendant leurs classes, et qu'ils y seront replongés
ensuite. Que si les habitudes nouvelles qu'ils ont contractées les
empêchent d'y prendre place au sortir des écoles, ils se trouve-
ront isolés, ce qui diffère essentiellement de la situation d'un
jeune Anglais au sortir de l'Université ou de la « jniblic school ».
Celui-ci n'a passé sa jeunesse dans ces établissements que pour
être plus apte à agir dans son milieu d'origine. L'Hindou n'a été
mis au collège que pour échapper à son milieu d'origine. Il
serait bien étrange que le résultat fût le même.
Le \Y Le Bon affirme en outre que les Hindous soumis aux
méthodes pédagogiques anglaises sont a entièrement déséquili-
brés » au point de vue intellectuel et très inférieurs moralement
aux autres Hindous. Et il cite un témoignage très dur de M. Mo-
nier-Williams, professeur de sanscrit à Oxford, « qui a visité
l'Inde en tous sens. » M. Monier- Williams estime que « la plupart
LA « MENTALITÉ » UÉRÉDITAIHE ET L'ÉDUCATION. 89
d'entre eux ne sont que de grands bavards. On les croirait at-
teints, dit-il, d'une sorte de diarrhée verbale. Us sont incapables
d'un elTort durable ; ou s'ils ont la force d'agir, ils agissent en
dehors de tout principe arrêté, et comme entièrement détachés
de ce qu'ils disent ou écrivent. Ils abandonnent leur propre lan-
gue, leur propre littérature, leur propre religion, leur propre
philosophie, les règles de leurs propres castes, leurs propres
coutumes consacrées par les siècles, sans pour cela devenir de
bons disciples de nos sciences, des sceptiques honnêtes ou des
chrétiens sincères. »
Je ne sais si ces jugements ne sont pas un peu poussés au
noir. Ils ne paraissent pas concorder avec ceux de certains autres
voyageurs plus favorablement impressionnés par leurs rapports
avec les indigènes instruits de l'Inde anglaise. Quoi qu'il en soit,
ne pouvant pas les contrôler sûrement et les tenant provisoire-
ment pour vrais, je n'y vois aucun argument sérieux contre l'as-
similation par l'éducation. — J'entends par l'éducation au sens
large. Ces hommes sont instruits à l'anglaise dans un milieu
indien. Personne ne soutiendra que ce soit là de l'éducation
anglaise; la meilleure preuve c'est qu'on ne voit pas les Anglais
placer leurs enfants dans les écoles « soi-disant anglaises » que
fréquentent les Hindous.
Quelques Hindous sont envoyés en Angleterre aux collèges
et universités. Et ceux-là, non plus, n'y reçoivent pas, malgré
les apparences, une éducation anglaise ; ils sont trop mal prépa-
rés par leur éducation première, incapables de se mêler aux
jeux de leurs compagnons; ils se sentent patronés ou tenus à
l'écart .suivant la sympathie ou l'éloignement qu'ils inspirent,
jamais traités en camarades véritables. Voici sur ce point le
témoignage très net d'un homme bien placé pour juger. Dans
son curieux récit de voyage en Europe « The Indian Eye on
English Life », un Parsis occupant à Bombay une situation im-
portante, M. Behramji M. Malabari, écrit ceci : « La vie au col-
lège (il s'agit des collèges et « public schools » d'Angleterre) est
plus ou moins une continuation de la vie commencée à la mai-
son... On s'étonne souvent que tant de nos jeunes Indiens revien-
90 LA SCIENCE SOCIALE.
lient d'Angleterre aigris et dégoûtés après y avoir passé quel-
ques années au collège. La raison en est simple. L'étudiant indien
ne peut pas se mêler à ses compagnons anglais sur un pied d'é-
galité. Il est mal préparé à cela par son éducation familiale
première, [by his early trainimj al home). Par exemple, il est
trop en retard pour les sports et les jeux qui tiennent une si
large place dans la formation du caractère et dans les amitiés de
collège. Peut-être sera-t-il patroné pendant quelques semaines
par quelques camarades bienveillants, mais ceux-ci se fatiguent
de le traîner après eux [he works like a drarj upoii them), tant il
a de peine à entrer dans leurs habitudes et leurs sentiments.
Lorsque, enfin, on l'abandonne après un essai loyal, l'étranger
reste isolé [keeps his oicn company) ou, dans sept cas sur dix, il
se lie avec ce qu'il y a de pire [the ivorst set at collège). » Et
M. Malabari ajoute : « Je crains qu'il en soit ainsi le plus souvent
aussi longtemps que durera la différence entre la vie familiale,
[home life) des deux nations (1). » L'éducation commence, en
effet, au foyer; elle est déjà orientée dans un certain sens à
l'âge où l'on fréquente les collèges; et elle se continue après le
collège. C'est pourquoi je ne puis pas considérer comme pro-
bante l'expérience des Anglais dans l'Inde. Elle démontre bien
l'extrême difficulté de l'entreprise, telle qu'elle se présente aux
Anglais, mais elle ne démontre pas que l'éducation ne soit pas un
puissant facteur d'assimilation entre des individus issus de races
dillerentes, et vivant dans le môme milieu sur un pied d'égalité.
J'en dirai autant au sujet des Nègres des Antilles. M. de Saus-
sure estime que leur peu de progrès manifeste clairement leur
incapacité organique. « Si, dit-il, l'obstacle qui maintient cer-
taines races en état d'infériorité réside, non dans une incapa-
cité organique, mais seulement dans les préjugés traditionnels,
les populations nègres des colonies se trouvaient au moment de
leur libération de l'esclavage, dans d'excellentes conditions pour
adopter notre civilisation et, avec elle, notre supériorité. Le
cruel régime auquel elles avaient été soumises jusque là, avait
(1) The Indian Eye on English Life, or Rambles of a Pilgrim Reformer, by
Behraniji M. Malabari. Third édition. Bombay, 1895, p. 63 et 64.
LA « MENTALITÉ « UÉRÉDITAIRE ET L'ÉDUCATION. 91
détruit chez elles les traditions africaines, même le souvenir de
leurs langues originelles. » Fort bien, mais ce « cruel régime h
ne les avait pas élevés, et lorsque la libération les a isolés du
blanc, ils se sont trouvés abandonnés sans éléments d'éducation.
Comment, dans ces conditions, auraient-ils « adopté notre civi-
lisation »? Quels moyens avaient-ils de le faire? Il n'est donc pas
exact de dire que « le facteur de l'hérédité mentale se soit trouvé
là isolé des autres facteurs qui, ailleurs, ne permettent pas tou-
jours d'en distinguer les effets. » Il y avait un autre élément, un
élément négatif, l'absence de moyens d'éducation, dont il faut
tenir compte. Imaginez le fils dun membre de l'Institut perdu à
un an ou deux dans un milieu exclusivement nègre. Son « hérédité
mentale », quelque richement pourvue que vous la supposiez,
ne se développera certainement pas comme elle l'eût fait dans
son milieu; à elle aussi il aura manqué les moyens d'éducation.
Ajoutez encore que le nègre porte un stigmate extérieur qui
contribue à l'isoler, qui l'empêche de faire vraiment partie d'un
milieu; autre qu'un milieu nègre. C'est bien là, il est vrai, un
signe héréditaire, mais il n'a rien à faire avec la mentalité et il
constitue un obstacle très sérieux à l'assimilation par l'éducation.
L'éducation devient vraiment assimilatrice, lorsque les circons-
tances permettent que des individus d'origines ethniques diffé-
rentes, mais rassemblés au même lieu et soumis aux mêmes
influences, se confondent assez pour qu'ils se marient normale-
ment entre eux. Alors, il y a sérieuse communauté d'éduca-
tion.
Je donne cette formule pour ce qu'elle vaut. Elle n'a rien
d'absolu. Elle est tout simplement la traduction en langage abs-
trait de ce que j'ai été à même d'observer aux États-Unis. Je vais
l'expliquer par quelques exemples et montrer quelques-uns des
obstacles qui peuvent empêcher la communauté d'éducation.
Les États-Unis sont probablement le plus grand chantier
d'assimilation sociale qu'il y ait au monde aujourd'hui. L'assimi-
lation est le problème qui domine toutes les questions américai-
nes. L'avenir de l'Amérique dépend principalement du succès
92 LA SCIENCE SOCIALE.
qu'elle obtiendra dans rassimilatioii de ses immigrants. J'énonce
simplement ces idées parce c|u'elles sont familières à tous ceux
qui connaissent un peu les États-Unis, qu'elles sont monnaie cou-
rante dans ce pays-là, et que personne ne les conteste à ma
connaissance.
Ce qui est plus curieux, c'est l'accord inconscient des Améri-
cains à résoudre la question par l'éducation ; mais par l'éduca-
tion entendue au sens le plus large. A tout moment et à tout
propos, le mot « éducatif » revient dans leur conversation, et
c'est un argument irrésistible qu'une entreprise ait un côté édu-
catif. Un musée qui se fonde, une église que l'on veut bâtir, une
campagne de conférences contre l'alcoolisme , une société d'his-
toire locale, etc. trouveront des souscripteurs parmi des gens qui
ne mettront les pieds ni au musée ni à l'église, qui n'ont pas le
désir d'entendre des conférences et que l'histoire des origines
américaines n'intéresse pas, pourvu qu'on leur montre ce qu'il
peut y avoir d'éducatif dans le but poursuivi. J'ai entendu appli-
quer cette épithète à l'Exposition de Chicago, et l'Américain qui
la qualifiait d'éducative, se consolait aisément qu'elle n'eût pas
payé comme affaire financière. « Au point de vue éducatif, disait-
il, ce n'a pas été un insuccès ». La même préoccupation se
retrouve dans cette multitude d'Instituts, écoles professionnelles,
écoles d'art, de littérature, de cuisine, si richement dotées par
des millionnaires Américains et si librement ouvertes à tous.
Les fondateurs de ces établissements ont répondu, comme leurs
ressources et leur générosité leur permettaient de le faire^ à ce
désir général d'élever la race, de hausser à un niveau supérieur
tous les éléments informes ou à peine dégrossis que l'immigra-
tion livre sans cesse aux États-Unis.
Et les résultats sont là pour prouver que, dans les conditions
larges où elle se présente dans ce pays, l'assimilation par l'édu-
cation n'est pas un rêve. Causez avec des enfants dans une ville
comme Chicago, New-York, Cincinnati, ils vous diront que leur
père était allemand, leur mère irlandaise ou belge ; quant à eux,
ils sont Américains, Ainerican boni, américains de naissance, et
ils le proclament avec une fierté naïve mais touchante. Essayez
LA « MENTALITÉ » HÉRÉDITAIRE ET L'ÉDUCATION. 93
de pénétrer leur « mentalité », rendez-vous compte des senti-
ments qui les animent, de la manière dont ils entendent la vie,
de ce qu'ils estiment le plus dans les hommes, vous verrez appa-
raître d'une façon manifeste des traits essentiellement américains.
Sans doute, vous pourrez retrouver aussi, surtout là où le père et
la mère ont la même origine, des caractères allemands, irlandais,
anglais, mais ils vont s'affaiblissant etdisparaissantpromptement
après une ou deux générations. C'est pour cela qu'il existe aujour-
d'hui un ensemble d'éléments précis auxquels se reconnaît l'es-
prit américain. C'est pour cela que les États-Unis ne sont pas
un ramassis de gens, mais une nation.
On distingue facilement à première vue aux États-Unis les
citoyens Américains arrivés dans le pays à l'âge d'homme, de
ceux qui y sont venus tout enfants. Souvent dans la même famille,
le contraste est frappant. Je me souviens, par exemple, de deux
frères, l'un élevé dans un collège de Paris et venu rejoindre
ses parents après avoir profité de la bourse qu'il y avait obtenue,
l'autre débarqué au Kansas à l'âge de 6 ou 7 ans, ayant grandi
au milieu d'Américains, ayant appris avec eux ce qu'il savait. Le
premier était plus instruit, il faisait un excellent employé de
banque, mais on lui reprochait de ne pas avoir d'initiative, de
go ; le second avait été successivement cow-boy et employé de
commerce, mais on sentait qu'il ne s'en tiendrait pas là, qu'il
s'établirait à son compte. Dans toutes sortes de milieux, le même
phénomène se produit. Des prêtres catholiques français, venus
en Amérique comme missionnaires vers la trentaine, restent
français par bien des côtés, ont peine à comprendre l'esprit des
lidèles qui leur sont confiés, ne peuvent pas se mettre en com-
munication complète avec eux. De même pour d'autres prêtres
allemands, irlandais. Et cependant le plus américain des pré-
lats catholiques, M"' Ireland, est né en Irlande de parents
irlandais, mais arrivé aux États-Unis à l'âge de six mois environ,
il a été véritablement assimilé par le milieu, bien qu'il ait passé
en France, dans le diocèse de Belley, les années consacrées à ce
qu'on appelle l'éducation. Le supérieur de son grand séminaire
est un Français de Lyon, W Caillet, arrivé jeune, lui aussi en
94 LA SCIENCE SOCIALE.
Amérique, mais assez profondément américain pour être chargé
de la direction d'un séminaire assimilât eu i\ créé dans le but
de fournir au clergé des éléments d'origines ethniques diffé-
rentes, mais d'esprit américain. Dans le nord-ouest, combien de
Scandinaves partis vers l'âge de vingt ans des bords de leur
fjord, sont aujourd'hui des Américains très confirmés, fixés au
sol qu'ils ont défriché, sur lequel ils ont bâti leur maison. Eux
retiennent encore des signes visibles de leur origine, mais ceux
de leurs dix ou douze enfants qui épouseront des américains ou
des américaines, fonderont des familles parfaitement assimilées.
Cependant l'opération ne réussit pas toujours et pour tout le
monde. Il y a des immigrants qui s'assimilent et des immigrants
qui ne s'assimilent pas. Sans avoir la prétention d'épuiser la
question, on peut signaler les obstacles suivants à l'assimilation.
Le premier de tous, gît dans la volonté des individus. Les Chi-
nois, les Hongrois, Ruthènes, Lithuaniens, Polonais, Siciliens,
qui viennent gagner un petit pécule dans les mines de la Cali-
fornie, de la Pensylvanie, dans les fours à coke de Pittsburgh, sur
les quais de la Nouvelle-Orléans et ailleurs, ne veulent pas devenir
Américains, mais simplement ramasser un peu d'argent et s'en
retourner chez eux. Pour ceux-là, la question ne se pose pas.
Ceux qui s'installent sérieusement aux États-Unis, mais qui y
restent à l'état de groupes compacts et isolés, ne s'assimilent
qu'exceptionnellement. Par exemple, j'ai vu à Pittsburgh des fa-
milles polonaises établies depuis une quarantaine d'années, mais
dans lesquelles on rêvait encore à un retour au pays d'origine,
lors de je ne sais quelle résurrection vaguement espérée de la
patrie polonaise. Les enfants élevés dans des écoles polonaises, se
mariaient presque exclusivement avec leurs compatriotes ; la lan-
gue polonaise restait en usage dans le cercle de la famille; on ne
parlait anglais que pour trouver de l'ouvi'age.
De même, et plus encore, les Mcnonites qui s'établissent en
groupes nombreux de familles unies entre elles par une respon-
sabilité solidaire sur des espaces de terre isolés, ne sont pas enta-
més par le contact avec les Américains.
A un moindre degré, les Allemands, surtout les Allemands du
LA « MENTALITI': » IIKHKDITAIRE ET L'ÉnUCATION. 95
Sud , qui forment la moitié de la population dans certaines g*randes
villes, s'assimilent moins aisément que les Allemands du Nord,
généralement cultivateurs, qui prennent dans le Dakota un homes-
tead, se marient avec une Américaine et perdent rapidement leur
caractère national.
Enfiû, pour qu'il y ait possibilité d'assimilation, il faut qu'il y
ait aptitude au même travail, et dune îsniou. générale, aptitude
au travail. Les Indiens, isolés dans leurs réserves il est vrai, mais
élevés à chasser et peu plies à TefTort prévoyant du cultivateur,
ne peuvent pas s'assimiler à un peuple de travailleurs.
Je ne sais si je me trompe, mais il ne me semble pas nécessaire
de recourir à l'hypothèse d'une (( mentalité » héréditaire ditférente
pour expliquer ces divers phénomènes, dont l'éducation entendue
au sens large rend très bien compte. Et, d'autre part, l'exemple de
l'Amérique n'ébranle-t-il pas cette hypothèse, puisque des
« mentalités » différentes ne suffisent pas à y conserver les traits
caractéristiques de la race — j'entends les traits sociaux et non
les traits physiques — chez des individus soumis à la même édu-
cation dans le même milieu ?
Paul de RousiERs.
TROIS TYPES
DE
L'IIABITAM CANADIEN-FRANÇAIS
<l)
Mesdames et Messieurs,
Votre présence ici ce soir témoigne de lintérét toujours vif
que prend une élite de notre société aux choses du Canada
français; elle témoigne, aussi, de l'intérêt, nouveau mais gran-
dissant, qui sattache pour cette élite à l'étude de la science
sociale.
Il est heureux quil en soit ainsi. Dans toute société, les intel-
lectuels, soucieux du bien-être de leurs concitoyens, soucieux
de leur propre influence, doivent chercher à se rendre compte
exactement des conditions physiques, des ressources naturelles
de leur pays, des moyens d'existence de lançasse des travailleurs,
des caractères bons ou mauvais que présente l'organisation
familiale, locale, publique, de la race. Ils doivent se préoccu-
per aussi de bien connaître les causes qui déterminent les lois
qui régissent de par le monde la stabilité, la force, le bonheur
des groupements humains.
Mais pour notre groupe français du Nord-Amérique, resserré
par le flot montant de l'immigration polyglotte, soumis à la' con-
currence de rivaux actifs, la clairvoyance agissante des diri-
geants n'est pas seulement la condition indispensable de la
\
(1) Notre ami et collaborateur, M.Léon Gérin, dont nos lecteurs connaissent les re-
marquables études sur le Canada, vient de donner cette conférence à l'Institut cana-
dien-français, à Ottava, puis, à l'Université Laval, à Montréal.
TROIS TVPES DE LIIABITANT CANADIEN-FRANÇAIS. 97
prospérité sociale : d'elle, dans une grande mesure, dépendront
le développement ultérieur de notre prestige , le maintien même
de notre autonomie. Dès lors, toute contribution, même la plus
modeste, à la connaissance de notre pays, à l'analyse de son
état social, mérite quelque attention.
Le travail que je vous présente reproduit les grandes lignes
d'une monographie préparée, ces années dernières, d'après la
méthode d'observation de Frédéric Le Play et de iM. de Tour-
ville, mise en pratique dans la revue la Science sociale. L'origi-
nalité de cette méthode, c'est que, dans l'étude de toute ques-
tion, elle demande d'abord que nous nous dépouillions de nos
idées préconçues, que nous mettions de côté les notions abs-
traites, les conceptions métaphysiques, et que nous nous abste-
nions des généralisations hâtives, pour considérer les phénomè-
nes concrets sur le vif, les choses dans la réalité, les homnies et
leurs groupements tels qu'ils se présentent à nous chaque
jour. La méthode d'observation exige que nous soumettions les
phénomènes et les groupements sociaux à une analyse patiente,
complète, que nous les copaparions les uns avec les autres, afin
d'grriver à les classer exactement et à tirer de leur connaissance
des conclusions utiles. Bref, elle applique à l'élucidation des
problèmes sociaux les procédés qui ont donné aux sciences phy-
siques et naturelles leur rigueur, leur force de persuasion, leur
intérêt pratique.-^
Ces qualités se trouvent-elles à un degré suffisant dans la
brève description que vous allez entendre des conditions sociales
sur le versant nord de la vallée laurentienne, à la hauteur du lac
Saint-Pierre, pour mériter vos suffrages, vous gagner à la science
sociale et à la méthode d'observation ; même plus, pour induire
quelques-uns ou quelques-unes d'entre vous à préparer de sem-
blables monographies sur d'autres points de la province? C'est
peut-être trop de présomption de ma part, et pourtant, je ne
puis me défendre tout à fait de l'espérer.
98 LA SCIENCE SOCIALE.
3Ies observations ont été recueillies principalement à Saint-
Justin, sur la rive nord du Saint-Laurent, à peu près à mi-che-
min entre Québec et Montréal, ou plus exactement à 25 milles à
l'ouest de Trois-Ri^dères.
Le sol s'étage ici à plusieurs niveaux :
Nous avons, d'abord, la rive plane et basse du lleuve, à peine
plus élevée que lui, et même, aux saisons des crues, submergée,
sur une partie de sa largeur, par les eaux. Puis, à quelque deux
ou trois milles dans l'intérieur, il surgit brusquement une terrasse
de quarante ou cinquante pieds de hauteur. A partir de la
crête de cette terrasse, le sol continue à s'élever en pente pres-
que imperceptible vers le Nord, sur une distance de trois autres
milles; et là, il se produit un second soulèvement beaucoup
plus marqué que le précédent. C'est la première arête du
massif des Laurentides, qui ferme le bassin laurentien. Au
delà s'étend très loin un pays de montagnes atteignant parfois
1.500 pieds de hauteur, sommets arrondis coupés d'étroits val-
lons.
Dans la plaine basse, c'est Maskinongé ; sur la terrasse et la
première pente des Laurentides qui y fait suite, c'est Saint-
Justin ; enfin, à T arrière-plan, à travers les sommets et les vallons,
c'est Saint-Didace.
La ligne ondulée, brisée, que vous voyez ici (voir à la page
suivante), représente d'une manière suftisamment fidèle ces ni-
veaux successifs. Si, à partir du fleuve Saint-Laurent, nous diri-
geant vers le Nord, vers l'intérieur, nous pratiquions une coupe
transversale du sol, la surface se profderait à peu près comme
l'indique ce dessin.
Il est important que nous fassions dès le début cetffe dis-
tinction des trois niveaux du sol ; car c'est là le point de départ
de toute une série de différences tant physiques que sociales^
comme nous allons voir.
à
TROIS TYPES DE L HABITANT CANADIEN-FRAXÇAIS.
99
Et cV abord, à ces trois niveaux de terrains correspondent
diverses natures du sol :
Dans la plaine basse, ce sont des alluvions fines, profondes,
fertiles. La terrasse, sur une grande étendue, se compose d'une
argile tenace, compacte, difficile de culture, mais profonde et
suffisamment fertile. Vers le pied de la montagne, l'argile se
mêle à du sable, et finit par être recouvert par lui. La bordure
sablonneuse est peu fertile. Caractère général du sol de la ter-
rasse : fertilité moyenne. Dans la montagne^ il faut distinguer
les sommets et les vallons. Sur les sommets, le sol manque par-
fois; le sol affleure, ou n'est recouvert que d'une mince couche
de terre noire. Dans le fond des vallons, sur les bords de la
NORD
SAINT-DIDACE
SAINT-JUSTIN
MCNTAGME
'V10N7AGfJE
Sol Rftut Roc^-,^__^ cultures r.
MASKINONGE
PLAINE BASSE
-iiiiIi!!!i__PRAimcs fleuve
nt.'EG ALLUVIOUS
COUPE TRANSVERSALE DU RASSLN LAURENTIEN, VERSANT NORD, A LA HAUTEUR
DU LAC SaINT-PiEIIRE.
rivière Maskinongé et des deux lacs Mandeville, le sol est va-
riable de composition; mais partout assez rare, peu profond et
médiocrement fertile. Caractère général du sol de la montagne :
faible fertilité.
A ces trois niveaux de terrains avec leurs sols de diverses
natures , correspondent diverses productions végétales et ani-
males :
La plaine basse, sur toute son étendue, est admirablement
adaptée à la croissance de l'herbe, du foin. Le foin, en eflét,
demande un terrain meuble, fertile, frais, et ce sont là préci-
sément les qualités qui distinguent les alluvions formant le sol
de la plaine basse. Une partie môme de la plaine basse (toute
100 LA SCIENCE SOCIALE.
cette largeur qui est submergée périodiquement par les eaux du
fleuve), n'a jamais livré d'autre production végétale que l'herbe.
C'est une prairie naturelle permanente.
Le sol de la terrasse, au contraire, n'est pas propice à la
croissance du foin : l'argile est trop compacte, le sable, en ar-
rière, ni assez riche, ni assez frais, pour que le foin s'y main-
tienne longtemps sans de fréquents labours et d'abondantes
fumures. Mais ce sol, — j'entends surtout la zone argileuse et
argilo-sableuse, — est mieux adapté que celui de la plaine basse
à la production des grains. Les grains, en effet, veulent une
terre assez serrée, compacte. Semés sur un sol léger, frais, les
pois, les céréales, poussent « eu orgueil », c'est-à-dire donnent
beaucoup de paille mais peu de grains.
La production végétale dominante et caractéristique de la
montagne, c'est la foret. Les arbres, en effet, surtout ceux de la
catégorie des bois mous, peuvent croître sur les sols les plus
maigres, pourvu que l'atmosphère fournisse suffisamment d'hu-
midité. Ici, les hauteurs rocheuses ne peuvent guère produire
autre chose; car si les arbres étaient abattus, la mince couche
de terre noire serait emportée par les pluies; le roc serait mis
à nu. Les plantes cultivées n'apparaissent que dans les vallons,
et encore là en bien moindre abondance que sur la terrasse ou
dans la plaine basse.
De même les espèces animales domestiques, — à l'exception
des boeufs de labour et des moutons, — sont en nombre bien
moindre dans la montagne c[ue dans les autres zones. D'autre
part, c'est dans la montagne, avec ses fourrés épais, sa rivière
torrentueuse et ses lacs, cjue les ressources fournies par le
gibier à poil et à plume et le poisson conservent le plus d'im-
portance .
En résumé, nous observons ici, en succession rapide :
Trois situations géographiques : la rive fluviale, le second
plan, r arri ère-plan ;
Trois niveaux de terrains : la plaine basse, la terrasse, la
montagne ;
Trois principales natures de sol : l'alluvion fertile, l'argile
TROIS TYPES DE l'iIAIîITANT CANADIEN-FRANÇAIS. 101
de fertilité moyenne, les saJjles et sols grossiers peu fertiles;
Trois principales productions correspondantes : le foin, les
grains, la forêt.
Bref, trois milieux physiques distincts offrant des ressources
distinctes.
Maintenant, dans ces trois milieux physiques, considérons les
hommes, et voyons quel parti ils tirent, par le travail, des res.-
sources naturelles.
Nous trouvons que deux ordres de causes ont déterminé les
caractères du régime du travail dans chaque zone : la formation
antérieure de la race, que les ancêtres ont apportée du pays
d'origine, et qui s'est conservée à l'état de tradition ; puis les
conditions actuelles du milieu, auxquelles les habitants ont dû
adapter leurs moyens de production.
La formation antérieure, traditionnelle, est la même dans les
trois zones. Dans la plaine basse, sur la terrasse, dans la mon-
tagne, la population a une commune origine : elle descend de
paysans, de petits cultivateurs des provinces les plus agricoles
de la France, qui, vers le milieu du dix-septième siècle, émigrè-
rent au Canada pour y trouver leur subsistance dans la culture.
Aussi, l'organisation du travail est-elle fondamentalement la
même dans les trois zones, en ce sens, que, dans l'une comme
dans l'autre, la population vit principalement de la culture, de
la petite culture, de la petite culture en famille, avec dévelop-
pement des habitudes de communauté, de dépendance et d'as-
sistance mutuelle entre les membres du groupe familial. C'est
le fond commun, traditionnel.
Mais, par d'autres caractères très importants, le régime du
travail, le type de culture, diffèrent d'une zone à l'autre, et cela
est dû -à la divergence des conditions physiques locales que j'ai
esquissées il y a un instant.
Des trois milieux, c'est la terrasse, c'est Saint-Justin, qui pré-
102 LA SCIENCE SOCIALE.
sente le cas le plus simple. Ici, les ha])itants ont pour moyen
d'existence la culture, avec complément, parfois, d'un métier de
fabrication.
Il y a quelques années, je fis la connaissance d'une des famil-
les de Saint-Justin, et je la soumis à une étude minutieuse.
Cette famille, — la famille Casaubon, — comprenait, en 1886,
onze personnes : le père, la mère; deux vieilles tantes, sœurs du
père; l'héritier et sa femme; et cinq autres enfants issus du
vieux ménage. Ce groupement de travailleurs exploitait 129 ar-
pents de terre. La culture embrassait une grande variété de pro-
ductions, mais presque toutes dans une mesure fort restreinte :
celle des besoins de la famille. Ainsi, un quart d'arpent était en
jardin potager; un arpent en pommes de terre; un huitième
d'arpent en lin; à peu près autant en tabac. Des parcelles, va-
riant de un huitième d'arpent à un arpent et quart, étaient en
maïs, en orge et en sarrasin ; six arpents en blé ; enfin, quarante
arpents en avoine et en pois. Le troupeau permanent ne compre-
nait qu'un petit nombre de sujets de quatre ou cinq espèces do-
mestiques : 3 chevaux, 2ï poules, ï porcs, 18 moutons, 10 bêtes
bovines.
T'n trait saillant de cette exploitation, ce sont les nombreuses
industries ou petites fabrications domestiques qui se gretient sur
elle. Les femmes filent et tissent au foyer la laine de leurs mou-
tons, le lin récolté sur leur petit champ. Le filage et le tissage
sont complétés par des travaux de tricotage et de couture. Des
plus beaux brins de paille de froment, la vieille tante Margue-
rite confectionne, chaque automne, 200 brasses de tresses, dont
la tante Julie fait ensuite des chapeaux. Des débris des animaux
abattus sur la ferme, la famille tire sa provision de chandelle
et de savon. Les peaux sont utilisées pour les réparations aux
harnais et de menus ouvrages de cordonnerie. On en fait des mi-
taines de travail et des genouillères. Avec le poil des porcs, la
mère Casaubon confectionne des brosses pour diverses fins: bros-
ses à étriller, brosses à poêle, brosses à bardes, pinceaux à blan-
chir.
Des 35 arpents de forêts que la famille possède sur la monta-
mois TYPES DE l'habitant CANADIEN-FliA.NÇAIS. 103
gne, les hommes tirent dabord, le sucre et le sirop d'érable;
puis, le bois de chauii'age pour la maison ; enfin, le bois d'oeuvre
pour les travaux de charpenterie, de menuiserie, de charron-
nage, de tonnellerie. Le père Casaubon et son fils Charles sont
charpentiers ; ils réparent et construisent en neuf des maisons,
granges, étables, remises. Le père répare aussi les voitures et
en fait de neuves ; toutes les voitures en usage sur la ferme ont
été faites par lui, à l'exception des ferrements. Casaubon et ses
fds ont fait eux-mêmes la plupart de leurs outils de culture,
fourches, râteaux à main, et jusqu'au râteau à cheval utilisé pour
la rentrée du foin. Pierre, un des fils, fait des bois de chaise
en frêne et en plaine. Charles (l'héritier) et sa femme foncent ces
chaises en peau; le père les fonce en écorce d'orme. Les hommes
sont encore à leurs heures tonneliers. C'est Charles qui a fait
les seaux en forme de barillets c[ui servent à puiser l'eau pour
les besoins journaliers; les 300 seaux de pin de l'érablière, ou
sucrerie, ont été faits à la maison. Enfin, au moyen d'un instru-
ment spécial que lui a transmis son père, le chef de famille fait
avec l'écorce intérieure du tilleul, comme aussi avec l'étoupe du
lin, une corde résistante et de belle apparence.
Par cette culture mixte assistée de fabrications domestiques,
la famille se pourvoit directement par le travail de ses membres
de la plupart des articles de sa consommation : céréales, fari-
nes, légumes, fruits, viandes, œufs, beurre, lait, bière; meubles
et linge de ménage; vêtements de travail; instruments de tra-
vail, et jusqu'à du tabac. Les seuls travaux qui soient dévelop-
piés au delà des besoins de la famille, et qui donnent un revenu
par la vente, sont la culture des grains, la production du lait;
et à un moindre degré, le filage et le tissage (pour les femmes),
la charpenterie et la menuiserie (pour les hommes).
En résumé, ce cjui distingue les exploitations rurales sur la
terrasse, à Saint-Justin, c'est que la culture y est mixte à un
degré très grand, qu'elle est vivrière, c'est-à-dire développée
dans la mesure des besoins de chaque famille; qu'enfin, elle
a pour complément de nombreuses petites fabrications domes-
tiques.
104 LA SCIENCE SOCIALE.
A Saint-Didace, dans la montagne, où si vous le voulez bien,
nous allons nous transporter pour quelques instants, le régime
du travail n'est pas le même. D'abord, la culture y est bien
moins développée qu'à Saint-Justin; la proportion des cultiva-
teurs qui vivent entièrement de l'exploitation de leur domaine,
est bien moins forte qu'à Saint-Justin. Et la chose se conçoit fa-
cilement, puisque nous savons que, dans la montagne, le sol
est beaucoup plus rare et moins fertile que sur la terrasse, et
qu'à égalité d'efforts et de moyens, les rendements sont plus
faibles. En second lieu, à Saint-Didace, on trouve également
une proportion moins forte qu'à Saint-Justin de cultivateurs-
artisans, c'est-à-dire de cultivateurs complétant le revenu de leurs
terres par l'exercice d'un métier de fabrication. Et cela se con-
çoit bien encore. Ces métiers accessoires ne peuvent s'exercer,
prospérer, qu'au sein d'un voisinage relativement dense; et dans
la montagne, la culture ne se développant que faiblement, la po-
pulation reste clairsemée.
A Saint-Didace, le travail supplémentaire de la culture, c'est
l'abatage et le transport des produits delà forêt. Nous avons vu,
en etfet, précédemment, que la montagne est une grande réserve
forestière naturelle. La faible profondeur, la pauvreté du sol
dans lequel la forêt pousse ses racines, l'ont sauvée de la hache
du défricheur. Les l)ois mous, les conifères, qui s'y trouvent en
forte proportion, sont précisément les essences qui ont le plus
de valeur pour l'exploitation forestière, parce que ce sont celles
qui se transportent au loin le plus facilement : on peut tlotter
les bois mous sur les rivières, ce qu'on ne peut pas faire pour
les bois durs. Il y a quelque trente ans, l'exploitation forestière
battait son 2:>lein à Saint-Didace. Des capitalistes des États-Unis
avaient installé une scierie importante à Maskinongé, dans la
basse plaine, et ils payaient de bons prix pour les billes qu'on
débitait sur les sommets et les pentes de Saint-Didace, et qu'on
flottait, au printemps, sur le cours de la rivière Maskinongé.
Cette scierie a cessé de fonctionner régulièrement vers 1875,
après avoir en grande partie épuisé sa source d approvisionne-
ment. Mais encore aujourd'hui, les cultivateurs de Saint-Didace,
TliOlS TYl'EJ IJE l'habitant CANADIEN-FRANÇAIS. 105
tous les hivers, recueillent dans la forêt les plus J)elles pièces
de lîois de service, débitent du bois de cliaullage, enlèvent l'é-
corce des « pruclies » [tsuga canadensis) ; puis ils charroient
ces divers produits et les vendent dans la plaine. De même aussi,
les jeunes gens louent leurs bras auxjobbers (sous-entrepreneurs
découpes de bois), dans les chantiers de Saint-Alexis, plus loin
encore dans l'intérieur.
De Saint-Didace, passons à Maskinongé , sur la rive du fleuve.
Encore une fois le tableau change, le régime du travail se mo-
difie. Nous avons observé au début que le sol de Maskinongé
était naturellement plus fertile que celui de Saint-Didace et
même que celui de Saint-Justin. Pour une somme égale de travail
et de calcul, l'habitant de la plaine basse obtiendra donc de plus
fortes récoltes, retirera plus par acre que l'habitant de la mon-
tagne ou même que celui de la terrasse. L'habitant de la plaine
basse n'est donc pas, comme celui de la montagne, contraint de
chercher un complément aux ressources de la culture dans les
rudes travaux d'abatage et de transport des bois. L'habitant de
la plaine basse, d'autre part, comparé à celui de la terrasse, aura
souvent une plus grande quantité de produits à vendre, surtout
plus de foin.
Mais il y a plus : l'habitant de la plaine basse est beaucoup
mieux situé que celui de la terrasse et que celui de la montagne
.pour écouler les produits de sa culture. Il habite le bord du
fleuve, et le fleuve est une grande voie naturelle, accessible aux
navires océaniques du plus fort tonnage. C'est aussi, nécessaire-
ment, le long de la rive plane du Saint-Laurent, en rapport
direct avec la navigation fluviale et maritime, que les voies
ferrées ont été construites. C'est encore dans la plaine basse que
les fabriques les plus importantes, que les villages ou bourgs les
plus considérables apparaissent. Bref, c'est ici que se concentre
l'activité industrielle et commerciale de la région.
Pour cette double raison : productivité naturelle plus grande
du sol, voisinage du fleuve et des moyens de transport et d'é-
coulement des produits, le cultivateur de la plaine basse diffère
de celui de. la terrasse et de la montagne. Il cherche moins que
106 LA SCIENCE SOCIALE.
ces derniers à subvenir directement à tous les Jjesoins petits ou
grands de sa famille. Il cultive plus en vue de la vente. Il de-
viendra parfois spécialiste, aura la grande partie de sa terre en
foin, qu'il mettra en balles pressées et qu'il exportera. Il fait de
la culture commerciale.
III
Il suffira maintenant de brèves explications pour nous per-
mettre de saisir la raison des autres divergences de caractères
sociaux qui se manifestent entre nos trois types. En premier lieu,
tandis que l'habitant de la terrasse est, en général, à l'aise, celui
de la montagne est presque toujours pauvre, et celui de la plaine
basse est assez souvent riche. Les statistiques municipales nous
font voir que les terres ont une valeur à Saint-Didace de 150
dollars par tète, à Saint-Justin de 300 dollars par tête, et à
Maskinongé de 400 dollars par tète, en moyenne.
L'habitant de la montagne reste pauvre parce que son travail
s'accomplit dans les conditions les plus défavorables à la fois au
point de vue de la production agricole et de la vente. Le sol est
maigre, les voies de transport sont éloignées; l'abatage et le
charroi du bois, comme tous les travaux rudes et primitifs, sont
mal rémunérés.
L'habitant de la plaine basse s'enrichit assez souvent, parce cfue
son travail s'accomplit dans les conditions les plus favorables à
la fois au point de vue de la production agricole et de la vente. Le
sol est riche, les voies de transport sont à proximité. On trouve ici
des cultivateurs qui ont amassé de petites fortunes, 50 ou 60 mille
dollars, et même davantage.
L'habitant de la terrasse occupe une situation intermédiaire.
Son sol est plus productif que celui de la montagne ; mais le m.ou-
vement commercial y est moins actif que dans la plaine
basse.
L'organisation de la famille, fondamentalement la môme dans
THOIS TVl'ES DE L'iIABITANT CANADIEX-FHANÇAIS. 107
les trois zones, présente, néanmoins, de Tune à Fautre, des diffo-
i-ences appréciables. A Saint-Justin, on observe communément
un type de famille nombreuse, étroitement groupée et prospère.
Jusqu'à Fàge de leur mariage, les enfants travaillent ensemble
sous la direction des parents. Ceux-ci, de leur côté, pourvoient,
dans la mesure des moyens de la famille, à rétablissement de
chacun des enfants. La préoccupation de tous les membres du
groupe est, d'abord, d'assurer le maintien en leur entier du do-
maine et du foyer paternel ; puis, d'aider le plus possible à l'é-
tablissement au dehors de ceux des enfants qui auront à fonder
de nouvelles familles.
Ce type de famille, que la science sociale désigne sous le nom
de « quasi-patriarcale » (parce qu'elle reproduit, quoique impar-
faitement, beaucoup des traits de la famille patriarcale pure de
rOrient et de l'antiquité), ne se retrouve aussi accentuée ni à
Saint-Didace, ni à Maskinongé, bien que pour des raisons diffé-
rentes dans chaque cas. Dans la montagne, c'est le milieu physi-
que difticile, peu productif, qui contrecarre les pratiques tradi-
tionnelles de groupement étroit au foyer. Le chef de famille
n'arrive pas à développer suffisamment son exploitation agricole
pour donner de l'emploi chez lui à ses enfants. Dès l'âge de
quinze ou seize ans, ils quittent le foyer paternel et vont louer
leurs bras dans les chantiers à bois.
Dans la plaine basse, au contraire, la distension des liens de
famille n'est pas déterminée par la dureté du milieu physique,
mais par la complication du milieu social, par l'apparition d'un
commencement de richesse et de commerce, résultat des condi-
tions physiques plus favorables, comme je l'ai dit. Tandis que
l'habitant de la terrasse, qui s'applique à vivre directement des
produits de sa terre, se maintient à la seule condition que la
récolte ne soit pas trop mauvaise ; l'habitant de la plaine basse,
qui compte davantage sur le revenu dérivant de la vente de ses
produits, est, en outre, exposé à toutes les fluctuations du com-
merce. Il y a quelques années, la crise agricole a sévi dans toute
cette région : les terres de Maskinongé, dans l'espace de deux
années, ont subi une dépréciation de 13 dollars de l'acre; les
108 LA SCIENCE SOCIALE.
terres de Saint-Justin, dans le même laps de temps ne sont tom-
bées que de un dollar de l'acre.
De même, dans la plaine basse, le cultivateur, précisément
parce qu'il manipule plus d'argent et qu'il est plus rapproché
des petits centres urbains, plus entraîné par l'exemple des petits
bourgeois, est plus porté que l'habitant de la terrasse au « luxe »,
aux dépenses inconsidérées et d'apparat. Les enfants subissent
aussi plus fortement les influences extérieures. Ils sont parfois
plus intéressés, moins disposés à faire des sacrifices pour le bien-
être commun de la famille. Aussi, arrive-t-il plus fréquemment
dans la plaine basse que des familles de cultivateurs cossus,
menant assez large \de, se trouvent ruinées, et soient obligées
de quitter le pays. Elles ont bien vécu tant que le foin s'est
vendu à de hauts prix; mais elles n'ont pas su se prémunir contre
les années de crise. Et les habitants de Saint-Justin considèrent
que. en dépit des apparences, leur situation est meilleure, plus
solide, sinon aussi brillante, que celle des habitants de la plaine
basse.
Autre différence. Si je voulais caractériser brièvement la ma-
nière de vivre dans chacune de nos trois zones, je dirais : Saint-
Didace, égalité, rudesse; Saint-Justin, égalité, politesse; Maski-
nongé, distinctions sociales naissantes.
Nous savons que les conditions dans lesquelles le travail se
poursuit à Saint-Didace ne se prêtent pas au développement de
la richesse, ni même de l'aisance. Tous restent à peu près au
même niveau, et ce niveau, c'est la gêne pécuniaire. On se rend
compte, aussi, que les travaux journaliers auxquels se livrent
les habitants de la montagne, travaux de culture primitive, tra-
vaux rudes de défrichement, d'abatage et de flottage des bois,
ne leur inculquent guère de savoir-vivre. >< Mes voisins sont de
braves gens, me disait un ancien habitant de cette paroisse,
seulement la plupart ne sont pas « particuliers » : ils entrent chez
vous les bottes crottées, crachent sur les planchers et prolongent
leurs visites plus que de raison. »
A Saint- Justin, si la richesse est absente, l'aisance est assez
générale. Le régime du travail moins rude, moins grossier que
TROIS TYI'ES DE l'haBITANT CANADIEA-FRA>T..VIS. IOi>
dans la montagne, laisse aux familles plus de loisirs pour se cul-
tiver.
A Maskinong'é et dans toute la plaine basse, par suite de l'ad-
jonction du commerce à la culture, l'égalité commence à dispa-
raître, la richesse commence à se produire, et avec elles se font
jour les distinctions et les prétentions sociales. A Fimitation des
urbains, on tend à se répartir en classes, en catég"ories de gens
plus ou moins distingués. Un exemple fera bien voir la difierence
qui existe sous ce rapport entre la terrasse et la plaine. A Toc-
casion du baptême de l'enfant, à Saint-Justin, la porteuse n'est
pas payée; c'est une voisine et elle prend part au repas de
famille. Dans ia plaine basse, voisinage de Louiseville, la porteuse
reçoit un salaire et n'est pas invitée à table.
Passons à l'examen du degré d'instruction des habitants; nous
relevons encore des différences entre les trois zones. La statis-
tique officielle nous dit que pour 100 jeunes gens et jeunes
filles à Saint-Didace, il y en a 23 ne sachant même pas lire ; que
pour pareil nombre à Saint-Justin, il y en a 10 ne sachant pas
lire. Cette différence n'a pas lieu de nous surprendre. L'instruc-
tion primaire, la lecture, l'écriture, le calcul, sont essentielle-
ment des procédés destinés à faciliter les opérations de l'esprit.
Dès lors, il va de soi qu'ils se diffuseront en divers milieux dans
la mesure où les occupations quotidiennes des habitants exige-
ront un travail intellectuel. Et il est clair que la culture rude,
primitive, isolée, et les travaux encore plus rudes dabatage et de
charroyage du bois qui se pratiquent à Saint-Didace, demandent
beaucoup de force musculaire, mais assez peu de calcul et de
réflexion.
Il est clair, d'autre part, que, dans la plaine basse, où la cul-
ture est bien plus avancée et prend un caractère commercial,
l'habitant travaillera moins des bras et plus de la tête. Il sera
plus porté vers l'instruction et y poussera davantage ses enfants.
C'est aussi à iMaskinongé et dans la plaine basse que se recrutent
surtout les professions libérales et le clergé. Saint-Justin n'a
encore fourni que trois ou quatre prêtres et un avocat. Dans la
basse plaine, au contraire, on trouve de nombreuses familles
IJÛ LA SCIENCE SOCIALE.
livrant à chaque génération une ample moisson de médecins, de
notaires, d'avocats, d'hommes de lettres, et, surtout, de prêtres
et de religieuses.
Les pratiques et les croyances religieuses diffèrent aussi d'une
zone à lautre. L'habitant de la montagne est moral, vertueux.
Sa vie toute de travail pendule et de frugalité éloigne bien des
tentations. L'habitant de la montagne est docile à la voix du
prêtre. Absolument sans prétentions dans le domaine intellectuel
et philosophique, il accepte sans discuter l'enseignement et la
direction que lui donne le curé. Et cela d'autant plus volontiers,
que l'isolement le met à l'abri des influences extérieures. Il a la
foi du charbonnier. A Saint-Justin, les mêmes conditions se
retrouvent, mais déjà quelque peu atténuées.
Dans la plaine basse, les choses changent. Le culte pulilic est
bien aussi développé que sur la terrasse ou dans la montagne.
A cause de la richesse plus grande et de l'agglomération des
ha^)itants , les cérémonies religieuses ont souvent plus d'éclat
dans la plaine basse, et les fondations pieuses, églises, presby-
tères, couvents, collèges, y ont généralement plus d'importance.
Mais les dispositions des habitants ne sont plus les mêmes. Ils
ont l'esprit phis aiguisé par le commerce, plus d'activité céré-
Jjrale, plus de prétentions d'ordre philosophique, plus de subti-
lité et moins de docilité. Un ami qui a longtemps résidé dans
ce voisinage, me racontait naguère l'histoire du chef d'une de
ces familles « sacerdotales » ' ainsi appelées à cause du grand
nombre de prêtres et de religieuses qu'elles ont fourni à chaque
génération) de Maskinongé, catholique rigide en même temps
que partisan obstiné et abonné iidèh de la feuille anticléricale
de l'époque. Autre fait significatif : à la suite d'une querelle avec
leur curé et leur évêque. plusieurs des hî bitants de Maskinongé
se sont séparés de l'église catholique; ils se rattachent aujour-
d'hui à la secte baptiste.
Considérons, maintenant, les relations de voisinage: nous
allons voir se manifester de nouvelles différences. A Saint-
Justin, les rapports entre les familles sont étroits, cordiaux, bien-
veillants. Les deux premiers voisins, celui de droite, celui de
TROIS TYPES DE l'hABITANT CANADIEN-FRANÇAIS. 111
gauche, font pour ainsi dire partie de la famille. On se rend
beaucoup de services de voisin à voisin, on se prête des instru-
ments de travail, on échange des coups de main, on s'assiste
dans le malheur et la maladie. Les familles d'un même « rang »
(ou concession de terres) s'entendent pour secourir les plus
pauvres d'entre elles et ne les laisser manquer de rien.
A Saint-Didace, la rareté du sol arable et les accidents du
terrain ont forcé les familles à se disséminer, à espacer leurs de-
meures. C'est déjà une condition peu favorable à l'entretien de
rapports étroits de voisinage. En outre, ces familles sont moins
en état de s'assister, parce que la proportion des très pauvres y
est plus forte, que les familles parvenues à l'aisance sont bien
moins nombreuses. Sans compter que ces rares familles parve-
nues à l'aisance sont (à cause des privations grandes qu'elles ont
dû s'imposer pour y arriver et qu'elles doivent continuer à
s'imposer pour se maintenir) moins bienveillantes, plus rigou-
reuses dans l'exercice de leurs droits de propriétaires. Une cir-
constance le fera bien voir. A Saint-Justin, comme à Saint-Didace,
il existe de par la loi une cour de commissaires pour la déci-
sion des petites causes. Mais tandis qu'à Saint-Justin, cette cour
n'a pas eu à siéger depuis quinze ans, à Saint-Didace, m'as-
sure-t-on, elle fonctionne activement tous les mois.
On me faisait observer un jour à Saint-Justin que les pauvres
de la paroisse étaient pourvus à domicile par le moyen de
« tournées « ou collectes périodiques; et on ajoutait que les seuls
mendiants qu'on rencontrât sur les chemins étaient ceux
venus d'autres paroisses, et, particulièrement, des villages de la
plaine basse. Ce qui rend le rôle tutélaire du voisinage moins
effectif dans la plaine basse, ce n'est pas, comme dans la mon-
tagne, la difficulté du milieu physique, mais la complexité
plus grande du milieu social. 11 est plus facile de s'enrichir sur
les terres de la plaine basse ; il est aussi plus facile de s'y ruiner.
Du reste, la population étant plus agglomérée et les intérêts
plus importants, les procédés simples d'assistance de voisin à
voisin ne suffisent plus.
Enfin, dernière différence à signaler : à Saint-Justin, la
112 LA SCIENCE SOCIALE.
paroisse forme un groupement fort, solide, compact. L'union
la plus parfaite existe entre les familles d'habitants, de même
qu'entre celles-ci, les notables et le curé. La paroisse est ici
comme l'image agrandie de la famille, dont le curé serait le
patriarche. Son autorité, étendue à de multiples intérêts, est
reconnue de tous. 11 n'en est pas ainsi dans les paroisses de la
plaine basse, où l'on observe fréquemment que les rapports des
habitants entre eux, ou des hommes des professions libérales
entre eux, ou des uns et des autres avec le curé, sont en maintes
occasions troublés.
Vous voyez, Mesdames et Messieurs, qu'il n'est pas indifférent
de vivre dans la plaine basse, sur la terrasse ou dans la
montagne. Vous voyez aussi comme tout se tient clans l'org-a-
nisme social. Partis de simples différences dans la situation
géographique, le relief et la composition du sol, nous aboutis-
sons par un enchaînement rigoureux de causes et d'effets, à des
contrastes fra|)pants d'ordre intellectuel et moral. Le tableau
ci-contre présente en raccourci les caractères sociaux divergents
de nos trois zones.
Et maintenant, quelles conclusions allons-nous tirer de la
comparaison de ces trois types : Vous avez pu observer que, des
trois, celui qui présente, en général, les caractères les plus fa-
vorables, qui, du moins, semble le plus stable et le plus prospère,
c'est l'habitant de la terrasse. Et la raison très apparente, c'est
que là, sur la terrasse, les conditions physiques et sociales sont
telles que la misère et la richesse à la fois se trouvent exclues. Il
suffit de l'exercice d'aptitudes fort ordinaires, de moyens à la
portée de tous, pour arriver là à l'aisance; et d'autre part, les
familles sont mises à l'abri des dangere de la richesse et de la
vie facile. Dès que l'habitant se trouve placé dans des conditions
physiques plus difficiles, comme dans la montagne, ou dans des
conditions sociales plus compliquées, comme dans la plaine basse,
aussitôt son bien-être, sa stabilité, sa prospérité, nous l'avons vu,
subissent de graves atteintes.
Or, les conditions d'heureuse médiocrité observables sur la ter-
TROIS TYPES DE L HABITANT CANADIEN-FRANÇAIS.
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114 LA SCIENCE SOCIALE.
rasse sont dès aujourd'hui exceptionnelles chez nous; bientôt
elles auront disparu. D'une part, les meilleures terres de la
plaine et des vallons étant toutes prises, les colons seront con-
traints de s'engager sur des sols de montagne de plus en plus re-
vêches et ingrats; et d'autre part, les anciens établissements de
la plaine seront de plus en plus envahis, entraînés par le mou-
vement industriel et commercial.
Est-ce à dire que notre race soit vouée irrémédiablement à la
décadence? Que, fatalement, elle n'échappera à l'influence
énervante, désorganisante, delà plaine riche, que pour tombet
sous l'influence déprimante de la montagne pauvre? Non. La
science sociale, qui met en lumière l'influence des milieux, ne
perd pas de vue cet autre puissant facteur : la volonté humaine,
l'initiative individuelle. Des pays qui, sous un régime peu intensif
de travail, restent pauvres, peuvent, par la mise en œuvre de
moyens plus énergiques, être amenés à livrer les richesses la-
tentes de leur sol ou de leur sous-sol. Déjà la situation matérielle
de Saint-Didace a été sensiblement améliorée par l'introduction
de l'industrie laitière; et d'autres pays de montagnes voisins sont
en train de recevoir une impulsion toute nouvelle de l'établis
sèment sur place de grandes usines forestières. De même, aussi,
par l'infusion de plus hautes facultés morales, l'homme peut
être rendu apte à se maintenir en dépit de la complication du
milieu social. Bien plus, il peut être dressé à se servir de ces con-
ditions sociales plus complexes pour s'élever à de plus grandes
hauteurs.
C'est une question d'éducation.
Aussi dirai-je en terminant : en vue des conditions difficiles
dans lesquelles nous allons être forcés de nous engager de plus
en plus, appliquons-nous à développer en nous-mêmes, à ré-
pandre autour de nous, plus d'initiative individuelle, plus de
connaissances pratiques, plus de force morale, de plus hautes
lumières religieuses.
Léon Gérix.
LA REGION DE LA BASSE-BRESSE
UNE VALLEE
A MÉTAMORPHOSES SOCIALES
II
LA VIE ANCIENNE DE LA VALLÉE (1).
IV. — La période ue prospérité agricole.
La longue période de la vie de la vallée, qui s'étend jusqu'au
règne de Henri IV, ne se laisse pas facilement scinder par des
coupures. Sauf quelques instants de recul momentané, qui dispa-
raissent dans une vue d'ensemble, le j)ays jusqu'aux guerres de
religion a progressé constamment, et progressé surtout par l'a-
griculture.
Non que l'exploitation du sol ait constitué dans notre vallée,
au moyen âge, le gagne-pain absolument unique de la popula-
tion. La vie sociale du pays a toujours été complexe. Mais, pour
reprendre la comparaison de notre préambule, parmi les com-
posantes dont la combinaison créait au moyen âge l'existence de
la vallée, l'élément agricole fut toujours la force dominante, celle
qui imposa à la résultante sa direction approximative.
Les données sur les premiers âges de la vallée sont peu nom-
(1) Voir les trois livraisons précédentes.
116 LA SCIENCE SOCIALE.
breuses et crun intérêt assez faibles pour notre étude. La venue
de l'homme dans nos parages remonte à l'époque interglaciaire.
Quelle route suivirent les premiers immigrants? Des traces de
leur séjour ont été retrouvées près de Neuville et dans les gorges
du Sitran, rivière torrentielle tributaire de l'Ain. J'inclinerais
à croire, par analogie avec des faits bien constatés par la science,
que les tribus envahissantes pénétrèrent dans la vallée en lon-
geant la rivière, qui, au moment de l'apparition de l'homme,
passait au milieu de la plaine restreinte et a toujours dû être
bordée d'une bande herbue. Il y aurait des recherches à faire sur
le rôle du brotteau dans la migration des hordes primitives du
bassin du Rhône.
Quoi qu'il en soit, nous voyons, lors de la conquête romaine,
la vallée, et ses alentours occupés par une seule peuplade gau-
loise, les Ambarres qui semblent solidement implantés au pays.
Le nom de ce peuple se retrouve dans un grand nombre d'appel-
lations de lieu : Ambérieux en Bombes, Ambérieu en Bugey, Am-
bronay, Ambutrix, peut-être aussi Varambon (l).
Quelle fut sur notre vallée l'action de la civilisation romaine?
D'après M. Marchand, la région montagneuse du département de
l'Ain fut profondément latinisée, la plaine bressane, au contraire,
à peine recouverte par la brillante culture des conquérants.
Dans notre vallée intermédiaire, l'influence romaine dut
encore être sensible, si l'on s'en réfère à un critère assez signifi-
catif, la fréquence des noms à étymologie latine : Neuville, Vil-
lette, la Palud.
A Villette, l'origine romaine est certaine, le village s'est déve-
loppé autour d'une ancienne villa. Les Romains, on le sait, ap-
pelaient de ce nom les grandes exploitations rurales. Le mot
ville est encore employé au treizième siècle dans notre région
comme synonyme de grosse ferme (2). Une voie romaine lon-
geait probablement l'Ain (3) et se rattachait au delà de Loyes à
(1) Guichenon. dans son histoire de la Bresse, dérive un peu gratuitement ce nom
de celui du fondateur du château, Varambon de la Palud.
(2) De la Teyssonnière, Reclierclies historiques sur le département de l'Ain, III,
p. 35.
(3) M. Marchand, Hist. de V Abbaye de Chassagne.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCL\LES. 117
une grande route conduisant à Lugdunum. A cette époque loin-
taine, le pays présentait donc les deux caractères essentiels qu'il
conservera pendant tout le moyen âge : c'était une vallée agricole,
et une vallée en bordure de route secondaire.
En 406, la contrée tomba sous la domination burgonde. II.
n'entre pas dans notre programme d'examiner le détail des luttes
que se livrèrent Francs et Burgondes pour la possession du Sud-
Est de la Gaule. Retenons seulement un fait qui eut des consé-
quences sociales très importantes.
Au huitième siècle, dans l'espoir de recouvrer leur indépen-
dance, les chefs burgondes conclurent une alliance monstrueuse
avec les hordes sarrasines qui terrorisaient la contrée (1). Les po-
pulations aflblées se réfugièrent dans les bois ou les cavernes. On
voit, en Bas-Bugey, une grotte dont l'orifice était jadis fermé par
un mur. La tradition veut que cet abri ait servi d'asile à de
pauvres chrétiens contre le fanatisme des bandes mahométanes.
De 737 à 739, Charles Martel chassa les Sarrasins de la Gaule.
Quelques hordes échappèrent au marteau du libérateur. Elles de-
meurèrent longtemps errantes dans le pays, objets d'horreur et
d'elTroi pour les populations sédentaires. Enfin ces bandes par-
vinrent à se fixer dans des endroits déserts (2). Ces Sarrasins vécu-
rent confinés entre eux pendant tout le moyen âge. L'aversion
d'abord raisonnée puis instinctive qu'ils inspiraient aux popula-
tions voisines garantit longtemps leur race de tout mélange. Il
n'y a pas cinquante ans, un jeune homme de certains villages
suspects ne trouvait pas à se marier au dehors, et l'eût-il pu, il
se fût fait montrer au doigt. Mais ces bourgades à part n'intéres-
sent pas notre basse vallée de l'Ain.
Pour en revenir à Charles Martel, le héros franc traitâtes chefs
bourguignons comme ils le méritaient, en barbares. Il alla jus-
qu'à dépouiller de ses biens tout le haut clergé burgonde.
Dès lors, la race burgonde devint une race subordonnée qui
parvint difficilement aux emplois élevés. C'est parmi les descen-
(1) M. Marchand, Hisi. de Varamhon.
(2) Boz dans l'Ain, Vchizy en Saône-et-Loire. Des traces moins évidentes d'origine
sarrasine se relèvent dans certains hameaux du Bugey, près de Rossillon.
118 LA SCIENCE SOCIALE.
dants des g-uerriers francs ayant suivi Charles Martel en Bour-
gogne que se recrutèrent presque exclusivement les familles
seigneuriales, celles qui présidèrent dans la vallée et les contrées
voisines à la formation de la société médiévale.
Notre vallée comme origines sociales rentre donc à peu près
dans le cas général de la France. Le fond de la population, ce
sont des g-allo-romains communautaires. L'élite qui modifia ce
fond en se modifiant inversement à son contact appartient en
grande partie à la race franque nettement particulariste.
Les mœurs communautaires résistèrent long-temps à ce choc
des deux formations disparates. Voici des textes du quatorzième
siècle empruntés aux chartes de franchises des bourgades de
Lagnieu, Saint-Maurice de Rémens et Meximieux (1).
u Les rapines ou vols domestiques et autres torts domestiques
seront corrigés impunément par les maîtres des personnes qui
auront commis ces délits; ceux qui auraient été châtiés n'auront
pas le droit de porter plainte dans notre cour contre ces correc-
tions. Nous donnons le nom de domestiques aux femmes, fils et
filles, neveux, femmes de fils, sœurs et enfants de frères et sœurs
demeurant tous dans le même ménage et sous le même toit. »
« Si un bourgeois bat sa femme ou même la blesse, le seigneur
ne doit point en recevoir de plainte, ni exiger d'amende pour
cela ; à moins que la femme ne soit morte par suite des coups. »
Ces deux textes relatifs, l'un à la cohabitation des membres
d'une même famille — le mot est pris bien près de son sens
antique, — l'autre à l'extension de l'autorité maritale, prouvent
péremptoirement, il me semble, qu'au quatorzième siècle encore,
le type social dominant aux bords de l'Ain, et dans le voisinage,
cétait la communauté solide.
Il s'agit, remarquons-le, de bourgades affranchies; le maintien
de la communauté dans nos parages ne sauraient donc s'expliquer
au moins uniquement par le droit seigneurial d'échute, d'après
lequel la propriété tenue à cens par un mainmortabie faisait retour
au seigneur, si ce mainmortabie mourait hors de communion.
(1) De la Teyssonnière, ouvr. cUé, II, p. 244, 315 et suiv.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 119
Le lecteur peut observer, sur la carte qui accompagne notre
monographie, l'emplacement de Lag-nieu et de Saint-Maurice de
Rémens. Ces bourgades sont dans la plaine du Bas-Bugey. C'est
peut-être aujourd'hui la portion du pays où la famille est le plus
dissociée, la communauté le plus complètement désorganisée.
Les textes que nous venons de rapporter semblent prouver que
cette désorganisation récente est bien l'effet des conditions
modernes du lieu et du travail. En Bresse, au contraire, le lieu
et le travail ont fortement contribué à maintenir l'ancien état
de choses.
C'est à partir du onzième siècle surtout que l'histoire sociale
de la vallée devient intéressante. On peut placer aux environs de
l'an mil le vrai début de la période de prospérité agricole crois-
sante. L'essor du pays fut remarquable. On en jugera par l'exem-
ple de Varambon .
En l'an mil, l'emplacement actuel du château et du village
était probablement un vrai désert. Un castel fut érigé au com-
mencement du onzième siècle dans ce pays perdu, sur le penchant
de la Côtière, par le sire Varambon de la Palud « c/arissimus et ex
gente baronum ». Le bourg qui se groupa aux pieds du château
féodal acquit pendant les cinq siècles suivants une importance
telle, qu'en 1576, en élevant la seigneurie de Varambon à la
dignité de marquisat, le duc de Savoie appelle cette bourgade « un
lieu salubre et fertile, habité et fréquenté d'un grand peuple. »
Les causes du développement de la prospérité de Varambon et
de toute la vallée du onzième au seizième siècle peuvent se
grouper, je crois, autour de six raisons fondamentales :
V Conditions climatériques favorables.
Il" Position avantageuse de la bande de terrain étudié en
avant d'un hinterland boisé.
III" Importance stratégique de la ligne de coteaux dominant
la plaine restreinte, protection qu'exerçaient sur les aggloméra-
tions sous-jacentes les châteaux bâtis aux ilancs de ce rempart
naturel.
IV° Action des monastères établis dans le voisinage immédiat
de la vallée.
120 LA SCIENCE SOCIALE.
\° Facilité d'exploitation des produits du sol.
YP Enfin — accessoirement — rôle de la vallée comme lieu
de transit commercial.
Les cinq premières causes expliquent l'épanouissement agri-
cole de tout le pays au moyen âge, làge d'or de l'agriculture
aux bords de l'Ain; la sixième, le développement relatif de l'é-
lément rival, la vie routière assez intense de certaines bour-
gades.
Examinons ces causes :
I. — Le duc de Savoie, nous l'avons dit, qualifie Varambon
de lieu salubre. Preuve certaine qu'au seizième siècle, pas plus
que de nos jours, les miasmes paludéens ne pouvaient pénétrer
ni au moins séjourner dans notre vallée bien aérée.
Le château de Pont-d'Ain jouissait à cette même époque d'une
grande réputation de bon air. Les duchesses de Savoie y ve-
naient accoucher et y faisaient élever leurs enfants.
Indiquer la salubrité comme caractère d'une localité, c'est faire
entendre que cette qualité précieuse n'est pas l'apanage de la
région entière.
Un contraste absolu devait exister au moyen âge, entre notre
vallée très saine et l'hiiiterland empesté d'é nianations paludéennes .
Il y a cinquante ans, la durée de la vie humaine en Dombes,
n'excédait pas vingt-cinq ans de moyenne. Au moyen âge, l'é-
tang n'avait pas gagné tant de terrain, mais les conditions
d'hygiène populaire étaient bien plus mal observées. Notre vallée,
plus loin des foyers de pestilence, pouvait prétendre, avec plus
de raison encore que pendant les époques suivantes, au titre de
sanatorium de la Dombes.
Varambon est toujours un lieu salubre. Mais se serait abuser
des mots que d'appeler lieu fertile un territoire où le blé pro-
duit cinq fois sa semence. Le cUmat qui est la raison d'être de la
salubrité de l'air est un facteur important de la fertilité du sol.
Je serais assez porté à croire que la décadence agricole du pays
tient pour une part à une modification de climat. Ce changement
malheureux doit provenir du déboisement de l'hinterland bres-
san et des régions voisines.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES, 121
On sait que les grandes étendues boisées agissent un peu
comme les mers et les lacs intérieurs. Elles atténuent les oscil-
lations de température, et régularisent la distribution des eaux-
pluviales. Le climat de l'Ain appartient au type rAof/ft^iV^i; c'est
un climat à extrêmes, lliiver est très froid, l'été très chaud. De
plus notre vallée est sujette aux orages violents; au point de vue
des précipitations atmosphériques, c'est un pays de montagne.
Une partie de la pluie tombée dans les averses ruisselle sur les
pentes sans profit pour le sol. Cette eau sauvage n'a d'autre effet
que de provoquer des ravinements et des éboulements.
Un lac intérieur de forêts, en régularisant les précipitations
atmosphériques, assainirait et fertiliserait certainement les
pentes de la Côtière. Or, à l'époque où nous nous reportons, en
Bresse, en Bugey, et dans les régions limitrophes, la forêt occu-
pait une bonne partie du sol. Le déboisement du pays s'est
poursuivi pendant tout le cours des âges suivants, et a été opéré,
nous l'avons vu, avec un redoublement d'intensité à partir du
dix-huitième siècle.
La disposition des lacs de forêt a dû avoir un effet néfaste sur
l'économie générale du climat de la région. La basse vallée de
l'Ain n'a pas été seule à souffrir du nouvel état de choses. Tous
les pays de vignes environnants ont dû ressentir également les
fâcheuses conséquences du déboisement.
Il est certain, si bizarre que cela puisse sembler d'abord,
qu'au moyen âge, dans le département actuel de l'Ain, les ven-
danges se faisaient deux mois plus tôt qu'aujourd'hui.
Voici la preuve de cette précocité de la cueillette.
Nous voyons mentionné, dans les chartes du moyen âge, un droit
dit des banvia. C'était le privilège que se réservait le seigneur de
vendre son vin au moment du 15 août (1). Certaines chartes prou-
vent ce qu'on aurait bien pu deviner, que le droit de banvin
s'exerçait sitôt après la vendange.
Alors, de deux choses Tune : ou nos aïeux avaient un S'oût
(1) De la Teyssonnière, Recherches historiques sur le département de l'Ain, II
j). 205, 261, 262.
12:2 LA SCIENCE SOCIALE.
déplorable pour le verjus, ce que je me refuse à croire àjiriori,
ou la maturation du raisin était plus rapide.
M. de la Teyssonnière pense (1) que, si l'on vendangeait en août,
c'est que le pays étant plus boisé était beaucoup plus chaud.
Cette explication répétée par tous ceux qui se sont occcupés de
l'histoire du pays n'a qu'un malheur, c'est d'être en contradic-
tion avec les données bien établies de la science.
Voici ce que je lis, dans le traité de sylviculture de Boppe,
ouvrage qui fait autorité à l'école forestière de Nancy (2) :
« Les grands massifs boisés ag'issent sur la température am-
biante, en abaissant quelque peu la moyenne annuelle, mais en
même temps, ils régularisent le climat en diminuant l'intensité
des froids et des chaleurs extrêmes. D'après les expériences pour-
sui^'ies pendant plus de quinze ans, à Bellefontaine, près de
Nancy, l'influence du grand massif de la Haye abaisse d'un demi-
degré la température moyenne de l'année pour la région tou-
chant à la forêt. »
L'effet du déboisement a donc été probablement l'inverse de ce
que s'imaginait M. de la Teyssonnière. Pourtant, l'explication
réelle de la précocité des vendanges au moyen âge dans notre
contrée pourrait ne pas être éloignée de la supposition un peu
gratuite que je viens de rapporter.
Je lis dans Boppe à la suite du passage cité, que l'atténuation
du maxima et miuima due au voisinage des forêts se remarque
pour une journée isolée aussi bien que pour l'année entière.
Les autres conditions étant pareilles, l'hiver sera moins glacial,
l'été moins torride en pays boisé qu'en pays découvert, comme
aussi la nuit sera moins froide, le jour moins chaud.
On voit facilement l'effet heureux qu'auraient ces atténuations
de température au moment des froids printanniers. Souvent,
dans le climat rhodanien, plusieurs journées brûlantes sont sui-
vies d'une matinée glaciale, la sève entre en mouvement, les
bourgeons éclatent , et une gelée matinale vient anéantir les
espérances de récolte. Jadis, probablement, ce retour des ge-
(1) Ouvr. cité, p. 262.
(2) Id., page 174.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 123
lées était moins à craindre et l'on pouvait choisir des variétés
de vigne qui fleurissant plus tôt, mûrissaient plus tôt leurs
fruits.
L'hypothèse par laquelle j'essaie de résoudre un problème
local, ne fournirait-elle pas l'explication d'un fait un peu plus
général^ la disparition graduelle du vignoble en certains points
du nord de la France où il était jadis florissant? Dans bon
nombre de ces localités, le défrichement de massifs forestiers
voisins a pu amener une aggravation et une prolongation des
gelées printannières. Il fallait renoncer aux variétés précoces de
la vigne, et celle-ci entrant plus tard en sève n'avait plus le
temps de mûrir son raisin.
Je préférerai, je l'avoue, cette explication à celle de M. d'A ve-
nd, prétendant qu'en ces localités vinicoles déchues, les gens se
contentaient jadis d'une horrible vinoche que nous aurions peine
à boire.
II. — Ainsi, nous avons de bonnes raisons de penser qu'au
moyen âge, la vallée inférieure de l'Ain jouissait de conditions
climatériques plus avantageuses que ses conditions actuelles. Elle
bénéficiait, en second lieu, d'une situation bien plus favorable par
rapport à l'hinterland voisin. On peut dire que les rôles étaient
intervertis. Aujourd'hui, le plateau est le précurseur, le modèle
agricole de la lisière. Au moyen âge, par la force des choses,
c'était le bourrelet sur l'Ain et sur la Saône qui étaient les pré-
curseurs, les modèles agricoles de l'intérieur (1).
(1) Une remarque importante s'impose ici par rapport à tout ce qui sera dit dans la
suite.
Notre plateau diffère par un caractère essentiel du plateau type, tel qu'il est délini
dans Les Français d'aujourd'hui. De fort bonne heure, bien avant la conquête ro-
maine, des groupements considérables se constituèrent sur le plateau même. La forêt
originelle de la Bresse était peut-être entrecoupée de clairières, en tout cas, elle n'op-
posa pas un obstacle absolu à la pénétration des tribus primitives. Villars, Chala-
mont, etc.. devinrent dans la suite des âges des centres de défrichement. Tandis que
sur les plateaux classiques, la forêt fut attaquée, pour ainsi dire par zones concentri-
ques, en allant de la périphérie au centre, sur notre plateau, la disparition du bois s'ef-
fectua en même temps en arrière de la lisière et autour de points intérieurs primiti-
vement peuplés. Ces points furent foyers de petite propriété indépendante, ils obtinrent
leurs franchises au moins en même temps que les agglomérations de bordure (Villars au
treizième siècle, Chalamont en 1266). Quand, dans la suite de cette étude, il est ques-
124 LA SCIENCE SOCIALE.
Il y eut entre la mise en culture des pentes et celle des pla-
teaux une différence de temps et une différence de mode. La
pente est le lieu de la petite exploitation précoce, le plateau celui
de la grande exploitation tardive.
Les pentes ont été défrichées partout bien avant les plateaux.
C'est une vérité presque évidente, et mise en lumière par tous
les travaux de la science sociale.
« Le petit cultivateur, dit M. Demolins (1) pouvait facilement
venir à bout des bouquets de bois qui parsemaient les vallées,
parce qu'ils étaient moins compacts, coupés de lisières herbues
et plus accessibles. Mais sur la vaste étendue des plateaux, la
forêt immense se dressait comme un obstacle à peu près insur-
montable pour de petites gens n'ayant à leur disposition que
leurs bras ».
Sans doute, sur le plateau bressan comme sur tous les pla-
teaux au sud de la Loire, les bras des défricheurs furent aidés
par la dent du bétail, ce qui amenait de la destruction, non du
vrai défrichement. Les troupeaux paraissent avoir foisonné au
moyen âge dans nos forêts d'hinterland. Il semblerait même (2)
que les droits de pâture pour le bétail, de glandée ou de 'peijs-
sonage pour les pourceaux aient constitué longtemps, peut-
être jusqu'à l'inauguration des trains de bois flotté le plus clair
du revenu des grands domaines boisés de notre région, — Mais
les troupeaux n'entamèrent pas les massifs forestiers de la
Bresse intérieure assez sérieusement pour permettre à de petits
défricheurs de se lancer à leur suite. Comme tous les plateaux
de grande culture, le nôtre a été mis en exploitation par trois
tion de points enfoncés dans l'hinterland, ces mots doivent Otie entendus des sections
du territoire bressan éloignées à la fois de la pente extérieure et des agglomérations
intérieures anciennes.
La supériorité de position de notre vallée vis-à-vis de l'hinterland immédiat, n'exis-
tait pas du tout par rapport à la partie de la Bresse qui est au nord de la vallée. Le
développement modeste de nos groupements du bord de l'Ain ne saurait entrer en
balance avec la fortune rapide de la ville de Bourg qui au douzième siècle était un
pauvre village sans aucun rang dans la hiérarchie ecclésiastique (Guigne, Topogra-
phie du département de l'Ain).
(1) Les Français d'aujourd'hui, p. tfiS.
(2) D'après une histoire manuscrite de l'abbaye à! Ambronay .
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 125
classes de propriétaires fonciers puissants, qu'énumère implici-
tement une observation de la statistique de Bouchu.
A Saint-André-de-Corcy, lisons-nous dans ce document, les
gens ne peuvent être riches, tout le territoire appartient au sei-
gneur, à des communautés religieuses ou à des bourgeois de
Lyon (1).
On reconnaît ici les trois dernières catég'ories de défricheurs
signalés dans Les Français d'aujourdlmi.
Depuis la révolution opérée par les machines agricoles, les
avantages matériels de la grande propriété compensent, et au
delà, les avantages moraux de la petite. Autrefois, il n'en était
pas tout à fait ainsi. On peut affirmer qu'il y a 500 ans, le do-
maine d'un petit propriétaire, amoureux de son lopin de terre,
donnait, toutes autres conditions pareilles d'ailleurs — et ce
n'était pas le cas des champs de notre plateau par rapport à
ceux de notre vallée, — un revenu supérieur au rendement de
la même parcelle exploitée par un tenancier, qui dépendait
d'un maître souvent absent.
La grande propriété pouvait, même au seul point de vue éco-
nomique, difficilement lutter contre la petite. Elle ne pouvait
surtout pas lutter contre l'association de la grande et de la pe-
tite, qui fonctionna au moyen âge dans toutes les aggloméra-
tions riveraines de l'Ain, et semble bien avoir été une des causes
principales de leur prospérité.
III. — Il ne suffisait pas, à l'époque troublée où nous nous re-
portons, pour les petites gens appartenant aux classes laborieuses,
d'avoir sous la main un gagne-pain rémunérateur. Il fallait
être assuré de pouvoir manger en paix le pain récolté, se savoir
garanti contre les frelons malfaisants toujours très disposés à
piller le miel des abeilles.
De nombreux malandrins vivaient alors en parasites sociaux,
subsistant uniquement d'exactions et de rapines. Le plus pré-
cieux secours qu'un puissant pût accorder à un humble était
celui de son bras pour le défendre.
(1) La même statistique nous montre à Crans, BouUgneux, Saint-Paul-de-Varax,
la majeure partie de la terre possédée (en 1669) par des privilégiés ou des forains.
126 LA SCIENCE SOCIALE.
On vit souvent, au onzième siècle, des hommes liJ3res aljan-
donner la chaumière où ils vivaient indépendants, et se rendre
spontanément dans Fenceinte d'un château-fort. Là, ils deve-
naient soumis au droit de fortification et à d'autres plus ou
moins pénibles, mais ils pouvaient dormir tranquilles sur le sort
de leurs personnes et de leurs biens.
Les hauts et puissants seigneurs qui possédaient les forteresses
de notre côtière étaient des protecteurs particulièrement souhai-
tables, La valeur guerrière des La Palud, fondateurs du château
de Varambon, est certainement une des raisons, et non des
moindres, de la rapidité avec laquelle se constitua Faggioméra-
tion aux pieds du castel féodal.
Notre vallée, nous l'avons déjà dit, fut toujours lieu de pas-
sage. Mais, à l'époque où nous la considérons, c'était moins une
ligne de transit commercial qu'un défilé militaire important.
Les expéditions de seigneur à seigneur étaient alors inces-
santes. Or, la demi-vallée et ïa plaine qui la continue à l'Est se
trouvaient la route toute indiquée pour les troupes se rendant
d'un point à un autre du pays.
La traversée du Bugey présentait bien des difficultés à cause
de la multiplicité des gorges et des accidents perpétuels du sol.
Le passage parl'hinterland bressann'allait pas sans embarras,
étant donnés les bois, les étangs, et le mauvais état des chemins.
La traversée du ^Jrt?/5 du milieu au contraire était extrême-
ment commode. La plaine restreinte formait, pour ainsi dire, la
voie normale des armées en campagne.
Deux troupes qui passaient pouvaient s'entrechoquer et la
plaine retentir de cris de bataille.
En 1325, fut livré, à la lisière du premier chaînon de Bugey,
entre le comte de Savoie et le dauphin de Viennois, le sanglant
combat de Varey qui constitue, selon M. de la Teyssonnière (1)
l'événement capital de l'histoire du département au moyen âge.
La bataille eut lieu, dit cet érudit, au cœur du pays, en vue
pour ainsi dire des différents peuples qui l'habitaient, La plaine
fl) Recherches historiques sur le déparlement de l'Ain, III, p. 183.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPnOSES SOCIALES. 127
restreinte était la clef de la région. Quiconque occupait la con-
trée du milieu avec ses contreforts naturels, le Bas-Bugey et la
côlière tenait à sa merci les deux contrées extrêmes.
Aussi les montagnes du Bas-Bugey, les coteaux de la pointe
méridionale du Revermont et de la rive occidentale de l'Ain se
hérissaient de châteaux-forts, dont les possesseurs étaient par
leur position les seigneurs les plus en vue du pays, ceux qui
jouaient dans sa vie politique un rôle prédominant.
La côtière en particulier qui commandait le bord oriental de
la plaine formait les avants-postes, pour ainsi dire les confins
militaires de la Bresse. C'était, comme tous les confins militaires
une pépinière de guerriers, dont la valeur se développait auto-
matiquement par un usage continuel. Par nécessité de situation,
les seigneurs de Varambon étaient des batailleurs. Et naturelle-
ment, plus ils guerroyaient, plus ils devenaient guerriers de
tempérament.
Il y avait sans doute quelques inconvénients, pour une popu-
lation de travailleurs, à vivre sous la protection de bretteurs
aussi irascibles, d'aventuriers aussi hardis que furent certains
sires de La Palud. Quand un château était démantelé, et le sei-
gneur en captivité, il advenait que le vassal partageât de ses
biens et de sa personne le sort malheureux de son suzerain. Les
castels du bord de l'Ain furent plus d'une fois brûlés dans les
guerres du moyen âge. C'était le revers de la médaille. Mais la
médaille était belle.
D'abord, le goût des aventures, poussé à son paroxysme chez
le seigneur, se développait spontanément du même coup chez
la partie guerrière de ses vassaux, chez celle qui accompagnait
le suzerain dans ses expéditions lointaines.
L'esprit de hardiesse, le don de retournement, que, à la fin
du dix-huitième siècle, la vallée dût à la route, à la position
commerciale du pays, elle en possédait déjà le germe au trei-
zième siècle, un peu grâce à la route, beaucoup grâce à la posi-
tion stratégique de nos coteaux. Position militaire et position
commerciale provenaient d'ailleurs d'une seule cause, la situa-
tion de ta vallée comme lieu de passage.
128 LA SCIENCE SOCIALE.
Ensuite, — c'est le point capital, — comme les possesseurs de
nos châteaux forts étaient très redoutés, leurs hommes ne crai-
gnaient pas grand chose, sauf aux heures néfastes où quelque
seigneur trop hardi portait la peine de sa témérité excessive.
Mais ces heures-là étaient exceptionnelles. En général, sous
l'abri protecteur du château fort, la bourgade aux pieds du coteau
prospérait et se développait. Nous voyons, à partir du treizième
siècle, dans nos agglomérations du bord de l'eau se constituer
peu à peu, sous la tutelle de la féodahté, de véritables démocra-
ties en miniature .
Il est difficile de se rendre bien compte de ce que pouvait être
avant le treizième siècle dans notre vallée la condition des biens
et des personnes. Dès l'époque romaine, sur les pentes de la
côtière, la grande propriété fait son apparition, témoin l'établis-
sement agricole de Villette. La petite propriété doit être plus
ancienne ; son origine pour toutes les vallées se perd dans la
nuit de la préhistoire.
Au dixième et onzième siècles, la rigueur des temps dût porter,
nous l'avons dit, un coup funeste à la petite propriété indépen-
dante. Pour sauvegarder leurs personnes et leurs biens, beau-
coup d'hommes libres prêtèrent hommage à un seigneur, se re-
connurent non ses serfs, mais ses vassaux.
Le serf, au sens absolu du mot, tient sa propriété d'une libé-
ralité gratuite et toujours révocable. Sa personne et ses biens
sont la chose du seigneur. Il n'y a rien de fixe, de contractuel
dans le nombre des corvées qu'il est obligé de faire, ni dans les
redevances qu'il est tenu de fournir. Tout cela est réglé par le
propriétaire, suivant son bon plaisir et à sa merci, — Le servage-
type, celui de V homme de corps est une condition dérivée de l'es-
clavage, un esclavage atténué. On sait d'ailleurs maintenant que
l'esclavage pur, dans l'acception antique du terme et avec toutes
ses conséquences, s'est maintenu dans le midi de la France au
moins jusqu'à la fin du cjuinzième siècle (1).
Mais entre V homme de corps et l'homme vraiment libre, il y
(1) Cf. V* d'Avenel, La fortune privée à travers 1 siècles, pp. 152, 160, 181, etc.
UNE VALLÉE A MÉTAMORl'lïDSES SOCIALES. 129
avait toute une échelle de conditions intermédiaires. Je crois
pouvoir affirmer que, même avant toute espèce d'affranchisse-
ment, le sort de la majorité des habitants dans nos agglomé-
rations du bord de l'eau n'était pas celui de véritables serfs, et
que les rares serfs qui s'y trouvaient, cessèrent de bonne heure
d'être taillables et corvéables à merci.
La vallée est le lieu de la petite propriété. Cette petite pro-
priété était chez nous bien antérieure certainement à l'organi-
sation féodale. On comprend que, à une époque troublée, de pe-
tits propriétaires se soient avoués vassaux d'un seigneur, suivant
un contrat bilatéral avantageux. Le seigneur accordait la protec-
tion de son bras en échange de l'hommage et de certains droits
plus honorifiques souvent que rémunérateurs. Mais on ne voit pa^
du tout par quel mécanisme la petite propriété individuelle se
serait transformée en propriété serve et mainmortable. Celle-ci
est une émanation de la g"rande propriété, un premier achemi-
nement vers le morcellement du sol. Les serfs, les mainmor-
tables proviennent d'anciens esclaves, les vassaux peuvent pro-
venir d'anciens hommes libres. D'ailleurs, plus on avance dans
l'histoire, plus la différence s'atténue entre la propriété vassale
chargée de certaines entraves, et la propriété serve dont les
entraves vont en se relâchant.
Les mainmortables du bord de l'Ain au douzième siècle, de-
vaient être eux-mêmes dans une condition plus avantageuse que
leurs congénères des parties enfoncées du plateau. Les choses de
l'époque chevaleresque que nous considérons souvent sous des
formes poétiques sont, dit M. d'Avenel, tout aussi terre-à-terre
que les choses actuelles. Les intérêts, les mobiles sont les mêmes,
seule l'organisation sociale a changé. La grande raison qui amé-
liora la situation des classes laborieuses au moyen âge fut pro-
bablement un motif d'ordre économique, de manque d'équilibre
entre le travail utile et les bras pour l'exécuter (1).
(1) Il fallait encore que cet équilibre ne pût être atteint par certains expédients
commodes, par exemple, en Bombes, la création d'étangs.
Nous ne contestons nullement, cela va sans dire, l'influence progressive du chris-
tianisme sur le développement de la notion fondamentale de notre société moderne et
130 LA SCIENCE SOCIALE.
Dans les localités où le travail était peu rendant, la condition
du serf resta longtemps dure et inférieure. Dès que le travail de-
venait fructueux, les maîtres avaient intérêt à multiplier la force
de production de leurs auxiliaires. Le meilleur moyen d'exciter
les ouvriers au travail intense est de les faire participer lar-
gement aux fruits de ce travail ; c'est le système de l'associa-
tion aux bénéfices. Volontiers, des seigneurs intelligents aban-
donnaient certains de leurs droits pour que les autres devinssent
plus rémunérateurs. Sans parler des raisons humanitaires et re-
ligieuses qui purent influer sur la conduite des sires de Varambon
et de leurs voisins à l'égard de leurs hommes de coi'ps, il est
vraisemblable que de bonne heure, ces seigneurs eurent un intérêt
manifeste à étendre les libertés de tous leurs vassaux afin que
ceux-ci puissent s'enrichir et pulluler, afin que les seigneureries
devinssent des lieux « habités d'un grand peuple. »
En Bresse, comme partout, le défrichement des forêts et la
constitution de la petite propriété indépendante semblent avoir
suivi des marches à peu près parallèles. Au bout d'un certain
laps de temps, les courbes de raffranchissement viennent se su-
perposer aux courbes de la mise en culture.
Notre vallée quia été attaquée de bonne heure, ne compte plus
guère vers 14-50 que des agglomérations affranchies (1). En 1603,
une partie des hameaux de l'hinterland immédiat est encore su-
jette au droit de mainmorte, et en 1669, dans le cœur de la
Bresse, à Saint-Paul-de-Varax, les trois quarts des habitants sont
grangers et locataires de la noblesse (2).
Pour la commodité de notre exposé, nous avons considéré
comme un fait social unique deux faits distincts quoique étroi-
tement liés l'un à l'autre : la disparition du servage et la constitu-
tion de la petite propriété personnelle. En réalité, le second
la dignité de la personne humaine. La cause d'affranchissement que nous indiquons
ici est surtout une cause occasionnelle.
(tj Pont-d'Ain a été afl'ranchi en 1319, St-Maurice en 1369, puis vinrent Ville, le
Loyes. Impossible de trouver trace d'un affranchissement de Varambon. J'inclinerais
sérieusement à croire que le bourg n'a jamais été sujet à la mainmorte et a toujours
possédé des privilèges.
(2) Bouchu, Statistique.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 131
de ces phénomènes s'est opéré plutôt antérieurement au premier.
Pour que les nouveaux atîranchis pussent vivre, il leur fallait
des terres. La propriété mainmortal)le constitue en quelque
sorte l'échelon intermédiaire entre hx propriété serve au sens
absolu du mot et la propriété individuelle.
Le passage de la propriété collective ou semi-personnelle
(mainmortable) à la propriété personnelle semble s'être effectué
dans notre vallée, suivant deux méthodes assez distinctes.
D'abord la méthode universellement en usage, l'accensement.
Ce procédé fit du tenancier serf à charge arbitraire un tenancier
libre à charge fixe. « Le bail à cens, dit M. d'Avenel, n'est pas
comme son nom semble l'indiquer, une location ni un fermage,
c'est une vente positive effectuée pour un revenu invariable au
lieu de l'être pour un prix principal une fois payé. »
Dans notre vallée, le revenu était souvent donné en nature :
quelques mesures d'avoine, quelques coupes de blé, quelques
meaux de foin, une paire de poules géliiies à la Saint-Michel ou à la
Saint-Jean, etc. La disproportion est flagrante entre le rendement
réel du sol et la redevance avec laquelle on l'a acheté; il est vrai
que ce terrain restait grevé de certains droits féodaux, mais ces
droits n'étaient pas sensiblement plus onéreux que nos impôts
actuels. On a calculé pour la France (1) que si les familles des
premiers censitaires, de ceux qui prirent le bien à son entrée en
vilenage l'avaient conservé jusqu'aux temps modernes, on aurait
vu sous Louis XVI l'hectare loué quatre sous pendant que la
terre rapportait 27 francs.
Il y eut probablement dans notre vallée une autre forme de
constitution du petit domaine libre dont nous dirons quelques
mots, parce qu'elle semble plus particulière à la région.
Ce mode de transformation de la propriété nous est révélé par
un document qui n'a pas trait directement à la vallée, mais à
un pays voisin et analogue : un article de la charte de Goli-
gny (2). Coligny est en Revermont, à l'extrémité opposée à
(1) Notre vallée au moyen âge faisait partie de la Savoie.
(2) De la Teyssonnière , Recherches historiques sur le département de l'Ain, \h
pp. 162 et 280.
132 LA SCIENCE SOCIALE.
Pont-d'Ain; les sires de Coligny ont longtemps été seigneurs
de Pont-d'Ain : tout donne donc à penser que les usages des deux
bourgades à l'époque féodale ont été sensiblement les mêmes.
Voici l'article en question :
« Quiconque aura défriché une partie de la forêt commune
du territoire pour en faire un pré ou une terre labourable, devra
deux deniers viennois pour chaque charrée de foin, et la on-
zième gerbe de la tâche, soit terre cultivée; s'il a planté une
vigne dans le terrain qu'il aura défriché, il devra quatre deniers
viennois pour chaque muid de vin.
« Si quelqu'un plante une vigne non dans les terrains communs
de ladite commune mais dans les terres du seigneur déjà mises
en culture, il devra au seigneur le quart des récoltes de cette
vigne. »
C'est encore un accensement, mais un accensement condition-
nel, subordonné à l'exécution d'une clause, le défrichement d'une
portion du sol boisé. Nous voyons par cet article la manière dont
a dû disparaître une partie de la zone lisière de nos forêts.
Ce texte est instructif à d'autres points de vue. il nous montre
la propriété seigneuriale intermédiaire entre la vraie propriété
collective et la propriété individuelle, et le seigneur dans le
rôle qui était sa véritable raison d'être : soutien de la collectivité
et administrateur du domaine commun.
Il est difficile, d'ailleurs, de rencontrer un texte plus probant
pour démontrer que l'origine de la propriété, c'est le travail.
L'affranchissement d'une bourgade (1) ne consistait pas seule-
lement dans le renoncement consenti par le seigneur au droit de
mainmorte. Lors des franchises accordées à telle de nos agglo-
mérations riveraines, il ne restait que six mainmortables. Ces
six libérés ne furent pas seuls à bénéficier du nouvel état de
choses.
Les droits des nouveaux bourgeois étaient, au contraire, multi-
ples et étendus. On se fera une idée de l'importance de leurs privi-
(1) Il faut observer à ce sujet que souvent les soi-disant chartes d'affranchisse-
ment ne sont que des chartes de confirmation.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 133
lèges, par cet article de la charte de Saint-Maiirice-de-Rémens (1 ).
(( On n'admettra aiicnn noble au nombre des bourgeois de la
ville, et s'il en était admis quelqu'un, il ne jouira pas des privi-
lèges de la bourgeoisie, à moins qu'il ne soit compris dans le
nombre des officiers nommés par le seigneur. »
L'article se comprend aisément, les droits en question étaient
des concessions obtenues de la nol)lesse à laquelle ils ne pou-
vaient faire retour, pas plus que les propriétés tombées en vi-
lenage ne pouvaient revenir en mains nobles.
Nous n'entrerons pas dans le détail de ces droits : il y en avait
de civiques, il y en avait surtout de fonciers, comme nous le
voyons par cette disposition de la charte de Coligny :
« Le seigneur ne peut diminuer l'étendue des forêts et terres
communes ni en céder à quelqu'un qui n'habite pas la ville, sans
le consentement des bourgeois. »
Une fois affranchi et indépendant, le petit propriétaire conti-
nua cependant à s'appuyer sur la collectivité. Dans notre vallée
en particulier, la propriété commune étayait la propriété indi-
viduelle sous deux formes répondant aux deux productions na-
turelles du sol : l'herbe en bas, la forêt en haut.
L'importance du brotteau semble avoir été plus considérable
encore, il y a 500 ans qu'aujourd'hui. Le seigneur administrait le
domaine collectif; l'usage en était accordé à tous les communiants
moyennant l'acquittement d'une faible taxe annuelle. Cette re-
devance porte souvent dans les chartes le nom d'avenage parce
qu'elle consistait en un certain nombre de mesures d'avoine.
La forêt commune parait avoir appuyé la collectivité plus ef-
ficacement encore que le pâturage commun. Les habitants du
fond de la vallée possédaient dans les bois de l'hinterland immé-
diat un droit étendu d'affouage ; une futaie de Varambon porte
le nom expressif de bois de chauffage. Mais l'avantage le plus
sérieux que les riverains de l'Ain retiraient de la proximité des
forêts était la licence d'y envoyer pâturer le bétail. En somme
le bois semble avoir été longtemps dans la vallée ce qu'il était
(1) Tous ces articles se trouvent dans l'ouvrage de la Teyssonnière, Recherches his-
toriques sur le département de V Ain, vol. IL
134 ' LA SCIENCE SOCIALE.
partout, une propriété à peine appropriée, très peu appréciée,
dont on abusait, sur laquelle on empiétait le plus possible :
cette propriété ne devint vraiment rémunératrice et estimée que
le jour où fut inaugurée l'exploitation yjr/r eau.
IV. — Le lecteur aperçoit maintenant les principaux rouages de
la vie sociale de la vallée pendant l'époque « de prospérité agri-
cole ». Cette prospérité remarquable tenait avant tout à l'asso-
ciation de seigneurs qui, par nécessité de position étaient des
protecteurs puissants et des administrateurs libéraux, et de vas-
saux, qui, par obligation de situation également, étaient des
travailleurs actifs et des débrouillards.
Mais la noblesse n'est pas la seule classe dirigeante qui ait pré-
sidé à la formation de la société médiévale. L'autre classe , la vé-
ritable classe éducatrice et émancipatrice, a également joué son
rôle dans la vallée, rôle dont nous n'avons à dire qu'un mot, car
l'action sociale du clergé sur notre territoire d'étude a été jadis
ce qu'elle fut à peu près partout.
Notre vallée se trouvait placée pour ainsi dire à la ligne de
contact entre les zones d'influences de deux puissants monastères.
La célèbre abbaye bénédictine d'Ambronay, à la lisière du Bas-
Bugey, date du début du neuvième siècle et subsista jusqu'à la
révolution. Elle n'eut sur notre vallée de l'Ain qu'un bienfaisant
effet de voisinage.
Au contraire, d'autres moines nous intéressent directement
comme défricheurs d'une bonne partie de l'hinterland immédiat,
ce sont les Cisterciens de l'abbaye de Chassagne. Ce monastère,
s'établit en 1162 à quelque distance en arrière de l'arête faitale
de la côtière, au sein du premier massif boisé. Les religieux fon-
dèrent tout autour d'eux des granges et des celliers modèles, où,
les premiers dans le pays, ils firent fleurir une agriculture pro-
gressive et une viticulture rationnelle (1).
Le seigneur fournissait au petit cultivateur la protection; le
moine, l'exemple et un complément d'éducation.
V. — C'est très avantageux de produire beaucoup en toute sécu-
(1) M. Marchand, Histoire de l'abbaye de Chassagne.
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 135
rite, mais il faut encore pouvoir écouler ses produits. Je ne veux
pas répéter ici ce qui a été dit au paragraphe précédent sur la
facilité d'accès de la vallée aux époques de communication diffi-
cile. En un certain sens, il y a 500 ans, tout le pays vivait déjà
de la route, non pas de la route ligne de transit, mais de la route
voie d'exploitation et d'importation.
La famine, ce fléau toujours à craindre au moyen âge dans
les contrées fermées, n'était guère à redouter dans des vallées
ouvertes comme la nôtre, où d'ailleurs les gens faisaient un peu
de tout et pouvaient compenser l'insuffisance d'une de leurs ré-
coltes par l'abondance d'une autre production.
Le trop plein de la vallée s'expédiait facilement au dehors
grâce aux chemins praticables en toutes saisons, grâce surtout à
la rivière, voie favorite des marchandises encombrantes. —
Cette rivière, peut-être aussi les chemins riverains, ne desservaient
pas seulement la vallée, mais encore l'hinterland immédiat. Les
marchandises destinées à l'embarquement sur l'Ain devaient
forcément être transportées d'abord dans les ports des agglomé-
rations riveraines. Commercialement comme militairement, la
vallée commandait le plateau. C'était une nouvelle raison de
supériorité économique du territoire de lisière sur le territoire
intérieur.
Les péages par eau et par terre établis aux carrefours de Pont-
d'Ain et de Loyes semblent avoir procuré aux seigneurs qui en
étaient les possesseurs des profils fort considérables. Ils entrent
pour une part importante dans l'évaluation des domaines féo-
daux. Les La Palud qui retiraient tant d'avantages moraux de la
position stratégique de la vallée en retiraient d'autres, des avan-
tages plus matériels, de sa position commerciale.
VI. — Ceci nous amène à examiner la dernière cause de la pros-
périté sociale de notre vallée au moyen âge : la vie routière as-
sez intense de certaines agglomérations.
La voie en bordure de l'Ain ne jouait alors qu'un rôle très
limité, par la raison que le pont de Neuville n'existait pas, et
que la route venait pour ainsi dire buter contre la montagne.
La voie commerciale fréquentée en était une autre, celle qui
136 LA SCIENCE SOCIALE.
franchit la rivière à Pont-d'Ain et traverse ensuite la plaine res-
treinte de part en part.
C'était alors le grand chemin de communication de France en
Italie par la Savoie.
Le pont qui donna son nom au groupement de Pont-d'Ain ne
subsista que peu de temps et fut remplacé par un bac. Mais il ne
semble pas que cette substitution ait diminué en rien la prospé-
rité de la bourgade dès lors si mal nommée. Peut-être même aug-
menta-t-elle l'importance de Pont-d'Ain, à cause de la halte que
les convois étaient obligés de faire avant de passer l'eau.
J'emprunte les détails suivants à une communication manus-
crite d'un érudit, M. l'abbé Marchand, dont j'ai déjà mis plus
d'une fois les savants travaux à contribution :
En 1301, à Pont-d'Ain, un radeau de planches paye 6 deniers,
la charge de drap de France 6 sols, -2 deniers, le cavalier trois
oboles, le piéton une obole, le juif à cheval 9 deniers, le juif à
pied 6 deniers.
En 1305, une charrette chargée de fruits, châtaignes, noix, paye
9 deniers, l'àne chargé de peaux 6 deniers, chargé de ferronne-
rie 9 deniers.
En 1306, on inscrit le péage acquitté par plusieurs marchands
du Milanais et du Padouan, amenant des convois de chevaux.
En 13V0, le châtelain de Pont-d'Ain fait un voyage aux foires
de Chalon-sur-Saône pour engager les marchands à passer sur
les terres du duc de Savoie.
Ce qui avait lieii à Pont-d'Ain se répétait à l'autre extrémité de
la vallée, au bourg de Loves, près duquel passait la route pri-
mitive Lyon-Genève.
On peut dire qu'au moyen âge l'industrie routière occupait
dans la vallée la situation qu'occupe aujourd'hui l'industrie pro-
prement dite. Les deux extrémités du territoire subissaient l'in-
fluence d'une route, le miheu de notre champ d'étude restait
pays purement agricole.
Une preuve manifeste de l'activité commerciale de Pont-d'Ain
et de Loyes au treizième siècle, c'est la présence d'une colonie
juive dans ces deux bourgades. Ces juifs n'ont disparu de notre
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 137
vallée qu'au quinzième siècle, sans doute sous l'influence de Fin-
quisition.
Or, partout où les juifs s'installent, on peut être certain que
la vie commerciale est intense. Ce sont, au moyen âge, les habi-
tués des carrefours. Trévoux., à la lisière occidentale de la
Bresse, était, il y a 600 ans, un gros centre de négoce, et le
siège d'une colonie israélite florissante.
Les juifs n'étaient pas les seuls nomades que la facilité d'ac-
cès attirait dans notre vallée ouverte. Le pays semble à plusieurs
reprises , au moyen âge, avoir été envahi par les bohémiens, ou
gypsies, qui constituent par excellence la population routière. La
charte d'une de nos bourgades contient des pénalités sévères con-
tre tout bourgeois qui aura « cognu » une de ces vagabondes.
Cette disposition, égarée dans un article de franchises commu-
nales, en apprend à elle seule fort long sur l'ancienne importance
de la vallée comme lieu de passage.
Pont-d'Ain avait des foires très fréquentées où l'on venait de
loin. Ce fut la conquête de François L'" qui décapita ce centre
commercial. Nous avons vu d'ailleurs à quel point les guerres
d'annexion firent souflrir tout le pays, qui, en moins de vingt ans,
de 1576 à 159.5, passa de l'aisance véritable â la plus affreuse
misère.
Avant de quitter le moyen âge, un problème s'impose à notre
examen. Quels furent les résultats durables, quels peuvent être
les résultats actuels de l'ancienne vie sociale de la vallée pen-
dant la longue période de prospérité agricole croissante ?
La réponse me semble assez simple. L'existence du pays au
moyen âge est relativement peu complexe, et tous les éléments
qui la constituent agissent dans le même sens, vers le dévelop-
pement de l'activité individuelle.
Le travail agricole est non seulement comme aujourd'hui un
travail de lutte contre un sol ardu, mais, en partie du moins, un
travail de défrichement : c'est donc un travail progressif, qui
n'a pas les effets déprimants de la petite culture routinière.
Sans doute le brotteau et la forêt appuient la population, mais
ces ressources spontanées ne fournissent aux riverains de l'Ain
138 LA SCIENCE SOaALE.
que la porlion congrue de leur subsistance, l'aisance naît d'une
autre source, du labeur intense et personnel.
L'esprit d'aventure se développe spontanément par la vie d'a-
ventures guerrières. Cette initiative mi7z7a/re est peut-être une des
raisons éloignées de la future initiative routière et commerciale.
Le pays est très ouvert, et l'ouverture des lieux amène l'ouver-
ture des esprits.
L'éducation hors du foyer et l'émigration définitive qui sont
actuellement les deux grandes causes d'affaiblissement social de la
.vallée, celle-ci, au moyen âge n'en souffrit jamais. Au contraire,
la population avait propension et intérêt à s'accumuler dans
les bourgades riveraines. L'hinterland à conquérir étant vaste,
et les produits du sol s'écoulant facilement, il y avait toujours
disproportion entre le travail utile et les bras pour l'exécuter. Le
bonheur économique et social du pays procédait beaucoup, nous
lavons vu, de cette inégalité hepreuse.
Pour expliquer la vie contemporaine de la vallée, la force de
résistance que la race d'aujourd'hui oppose à des conditions
d'existence assez déprimantes, il faut songer au pays d'hier, à
la route. De même pour expliquer la vie de la vallée au dix-hui-
tième siècle, le relèvement rapide des villages presque anéantis
par la soldatesque de Biron, il faut songer à la vie sociale de la
veille du cataclysme, aux qualités d'activité et d'endurance que
les échappés du massacre devaient aux conditions antérieures du
lieu et du travail.
Ces qualités permirent à la vallée de renaître à la santé après
une saignée épouvantable. L'ère de prospérité agricole est certai-
nement une cause lointaine de l'ère de prospérité routière,
CONCLUSION
Nous voici parvenus au terme de notre enquête.
En regard des deux périodes que présente l'histoire de la vallée
classique, une première où le bas-fond et la pente appuient le
plateau supérieur, une seconde où le plateau, ou la montagne,
appuie la pente sous-jacente, notre vallée à part offre cinq états
UNE VALLÉE A MÉTAMORPHOSES SOCIALES. 139
sociaux, caractérisés par les modes dominant et subordonnés du
travail pendant ces époques distinctes.
I. Ère de prospérité (Kp'icolr (jusqu'à la fin du seizième siècle).
Travail dominant, l'agi iculture (avec la viticulture pour branche
principale). Travail subordonné, les industries routières. Fabri-
cation nulle. Influence des territoires d'appui très faible. Au
contraire, la vallée appuie fortement le territoire de l'Ouest à
qui elle sert de modèle agricole et de lig-ne d'écoulement pour
l'exportation des produits.
II. Période de relèvement (de Biron à la route). Travail domi-
nant, d'abord l'agriculture. Mais bientôt l'art des forêts et les
industries de transport viennent faire une concurrence sérieuse
au rôle prépondérant de la culture. Fabrication faible. Influence
des territoires d'appui, comme dans la période précédente. A
dater de 173i, la supériorité agricole de la vallée sur l'hinter-
land s'atténue; peu à peu, le plateau de grande exploitation de-
vient le précurseur et le modèle de la zone de petite exploitation.
III. Ère de prospérité routière. IrdiVfixXàommdini^XQ'^ industries
de transport. Travaux subordonnés , l'art des forêts et l'agricul-
ture (avec la viticulture et la culture du chanvre pour branches
principales). Fabrication nulle. Rôle des territoires d'appui faible.
IV. Période contemporaine (depuis l'ouverture du chemin de
fer). Influence des territoires d'appui prépondérante. Travail
local dominant l'agriculture, contre laquelle lutte en certaines
bourgades la fabrication naissante.
V. Période future probable [au village précurseur de Neuville
la probabilité est une réalité observable) : travail dominant, la
fabrication. Travail subordonné, l'agriculture ayant toujours la
viticulture comme branche principale.
L'industrie semble l'avenir du pays. Seulement, avec la vie
sociale si complexe de la vallée, il faut se garder d'escompter le
lendemain et de tabler sur des probabilités. Il y a cent cinquante
ans déjà, le pays faillit devenir région d'industrie. On ne s'en
serait guère douté cinquante ans plus tard.
Si, abandonnant les hypothèses plus ou moins hasardées sur
l'avenir de la vallée, nous revenons à son passé, et si nous cher-
140 LA SCIENCE SOCIALE.
chons à résumer brièvement les enseignements que nous fournit
l'étude de sa vie ancienne, nous arrivons à cette conclusion :
La raison des qualités précieuses que conserve aujourd'hui la
race de ce pays déchu, de ces facultés exceptionnelles à constater
chez une population de simples petits cultivateurs, c'est bien
d'abord, comme cause immédiate celle que nous avons indiquée
en commençant, l'ancienne activité routière de la vallée.
C'est ensuite et surtout une cause lointaine, un double carac-
tère spécifique du pays que nous venons d'étudier : la basse
vallée de l'Ain est un lieu de passage, et c'est un lieu de trcmsition.
L'ouverture des esprits a procédé de l'ouverture du territoire,
voilà l'effet du lieu de passage.
L'ejffet du lieu de transition fut le suivant : la position de la
vallée au sein de contrées dissemblables amena la race à se
livrer successivement à des formes de travail très dissemblables,
à se plier à toutes, sans se spécialiser dans aucune. Le Côterain
typique actuel est un dilettante du travail tnanuel, c'est un
touche à tout débi^ouillard. C'est en même temps un énergique^
car les travaux auxquels tour à tour il a demandé sa subsistance
étaient presque tous des labeurs ardus.
On peut remarquer que les deux caractères essentiels de notre
demi-vallée d'être un lieu de passage (un territoire en bordure
de route) et un lieu de transition se retrouvent dans une demi-
vallée voisine et semblable qui s'étend au bord occidental du
plateau bressan.
A quelques nuances près, le Côterain de la Saône est bien
l'homologue du Côterain de l'Ain.
Or, la France entière célèbre aujourd'hui les hauts faits d'un
natif de la côtière bressane sur la Saône. Son nom est synonyme
de vaillance, d'audace intelligente et intrépide. Peut-être
existe-t-il dans notre race des bords de l'Ain, des héros en
puissance auxquels a seule manqué pour s'élever à la renommée
de l'illustre commandant, l'occasion qui enfante la gloire. Peut-
être en certains de nos Côterains d'élite, y a-t-il des Marchand
qui sommeillent.
H. DE BOISSIEU.
LES PYGMÉES
III
HISTOIRE ET ORIGINE DES PYGMÉES (1)
I. — LES NÉGRILLES d'aFRIQUE
L'étude des Pygmées d'Asie nous a conduits à chercher le point
de départ de leur route maritime le long des côtes de la mer
d'Oman, dont Arricn nous dit qu'elles étaient occupées par des
peuples « Ichthyophages », depuis le golfe Persique jusqu'au
Guzerate, où Hérodote plaçait de son temps encore, d'accord en
cela avec les traditions du Mahabharata , des tribus de pêcheurs
sauvages, vraisemblablement les descendants de nos petits hom-
mes (2).
Les Négrilles d'Afrique appartiennent incontestablement à la
même famille. C'est quelque part dans l'Asie antérieure que ces
deux rameaux se sont séparés l'un de l'autre, mais en quel point
exactement? Posons autrement le problème. Les Négrilles sont
passés d'Asie en Afrique, mais quelle route ont-ils suivie? Est-ce
la voie de terre, à travers l'isthme de Suez, est-ce au contraire la
(1) Voir lesurlicles précédents, Science sociale, mars ei avril 1899.
(2) « Quant aux îles du marais d'Irina, à TEst de l'embouchure de l'indus, elles
étaient occupées par des tribus de pécheurs presque sauvages, ancêtres directs de
ceux (|ui les iiabitent encore aujourd'iuii. Hérodote, d'accord avec le Mahabharata, les
représente comme vivant de poissons crus; il ajoute qu'ils se faisaient des canots avec
la section d'un tronc de bambou, et que leurs vêtements étaient composés de joncs
entrelacés. « Cf. Lenormand, Manuel d'Histoire d'Orient, t. III, p. 749-50.
142 LA SCIENCE SOCIALE.
voie des côtes, le long- des rivages de la mer d'Oman et de la mer
Arabique? Nous serions, dans ce dernier cas, ramenés au Golfe
Persique comme au lieu où s'est opérée la transformation des
Pygmées en pêcheurs. La double détermination de la distribu-
tion géographique actuelle des Négrilles, et de leur type social,
nous permettra de résoudre ce problème.
1° La distribution géographique des Négrilles.
Le lieu africain se divise naturellement en deux zones : la zone
des déserts du Nord, la zone des terres au Sud des déserts (1).
Deux races distinctes s'y développent : des pasteurs — race blanche
— au Nord, des agriculteurs — race noire — au Sud. Les Négril-
les, ainsi que l'indique la carte ci-jointe, occupent la zone des
Noirs, et s'y trouvent disséminés par tout petits groupes isolés,
W Le Roy a particulièrement étudié la distribution géographique
de ces divers groupes; nous donnons ses conclusions générales en
priant le lecteur, de se reporter pour plus amples détails aux
articles remarquables qu'il publiait en 1897 dans les Missions
catholiques (2).
1. Dans la région du Harrar, parmi les tribus des Gallas, quel-
ques groupes Négrilles sont signalés par Léon des Avanchers ;
ce sont probablement les Bonis , reconnus par M" Le Roy lui-
même.
2. Les Watwa sont disséminés autour du massif du Kénia, du
Kilimandjaro et du lac Tanganyka.
3. Les San sont distribués dans la région du fleuve Orange.
4. Un quatrième groupe est signalé sur les rives du Cunène.
5. Un cinquième plus important occupe le Gabon.
6. On les signale dans le Fouta-Djalon, et au pied de l'Atlas
sur la rive droite de la Dra.
(1) Cf. La carie sociale de l'Afrique de M. de Préville, Scie?!ce sociale, t. VIII, p. 390.
(2) Négrilles et Négritos, par Ms'' Le Roy, Hissions catholiques, 1897. Cf. en
particulier, n" du 22 janvier.
LES PYGMEES.
I4.i
7. Enfin les Négrilles ont été reconnus dans la forêt éqiiato-
riale, vers les hautes vallées du Wellé et du Congo.
A l'exception de ce dernier groupe, les Négrilles sont géogra-
phiquement distribués sur une double ligne : l'une suit la côte
orientale, l'autre la côte occidentale de l'Afrique depuis le fleuve
Orange jusqu'à l'Atlas. N'y aurait-il là rien de significatif? Notons
d'ailleurs que les Pygmées n'occupent pas seulement le conti-
T)ra,7^,
AFRIQUE
Ane de dispersion des Néèrillei
Crroupes sin^?cr/es -\-
"^^^
nent, mais les iles africaines. On les signale à iMadagascar : « Les
Mkodos, disait, il y a déjà une vingtaine d'années, le Musée
des Familles (Wprès uiwoYRgeuv américain, sont une race tout
à fait primitive. Us sont entièrement nus et n'ont aucun rapport
avec les autres tribus. Ils habitent dans des cavernes creusées
dans les rochers calcaires de leurs montagnes. Ces sauvages sont
une des plus petites races connues, puisqu'ils n'excèdent pas
56 pouces en hauteur, 1 m. 30 ( Ij. » C'est également dans une
(1) Cité par W le Roy, Missions cadioUqnes, 20 seplembre 1897
T. XXVIII.
10
144 LA SCIENCE SOCIALE.
ile de la côte orientale que Nonnosus, envoyé par Justinien comme
ambassadeur à la cour d'Abyssinie, vit les petits hommes qu'il dé-
crit en ces termes : « Ils avaient la forme et la figure humaine, mais
étaient de petite taille, avaient la peau noire et le corps velu.
Derrière les hommes venaient des femmes pareilles, puis des
enfants encore plus petits. Tous sont nus ; seulement les plus
vieux ont les reins couverts d'un morceau de peau, hommes et
femmes, sans avoir par ailleurs l'air sauvage et farouche. Us ont
une voix humaine, mais leur langue est absolument inconnue aux
autres, même aux indigènes. Ils vivent de coquillages marins et
de poissons rejetés sur le rivage. Très timides, ils tremblaient de
peur à la vue de nos hommes, comme nous le ferions nous-mêmes
devant une grande bête féroce (1). » C'est le signalement très
précis d'authentiques Pygmées. Mais comment sont-ils arrivés
sur ces lies, et les premiers puisqu'ils sont reconnus les indi-
gènes? Faut-il voir en eux des groupes de Négrilles continentaux
chassés de l'intérieur de l'Afrique par des peuplades conquéran-
tes, et rejetés sur les côtes, puis sur les iles voisines? Cette hypo-
thèse n'est point vraisemblable.
Comme M. de Préville Ta scientifiquement établi (2), les
steppes de l'Afrique du Nord ont été peuplées postérieurement aux
terres forestières et cultivables de l'Afrique du Sud. La route des
déserts est surtout une route de transports, et le commerce n'est
possible que si les terres qui les entourent au Nord et au Sud sont
déjà peuplées de cultivateurs. Des migrations de cultivateurs
passèrent en effet de très bonne heure d'Asie en Afrique : la plus
importante des routes qu'ils suivirent est constituée par ces
bandes de terres arrosées et fertiles qui longent la mer, et con-
tournent au Sud les affreux déserts de l'Arabie et de l'Afrique.
Les côtes africaines furent vraisemblablement les premières
exploitées : elles offraient les plus grandes facihtés de culture à
la fois et de commerce. Avant que les déserts ne fussent sillonnés
de routes de caravanes, le tratic se faisait déjà par voie de mer.
(1) Cité par Paul Monceaux, La lérjeude des Pygmées, Revue historique, septembre,
octobre 1891, p. 4.
(2) Cf. Les Sociétés africaines, par A. de Préville.
LES l'YGMÉES. 145
Aussi loin que nous font remonter les traditions arabes, nous
voyons les côtes orientales de l'Afrique explorées par les Kouschi-
tes, et leurs riches produits exportés dans les entrepôts de l'Arabie
méridionale, et surtout du Ycmen, pour être de là dirigés sur la
Chaldée et l'Inde (1). C'est donc des côtes vers l'intérieur des
terres que s'est faite l'expansion des tribus agricoles de l'Afrique
méridionale, c'est dans ce sens seul qu'a pu se faire le refoule-
ment des Négrilles. Frères des Négritos pécheurs-côtiers, ils sont
venus du Nord-Est par les rivages de l'Arabie. En même temps
que les côtes du continent africain^ ils ont occupé les îles qui l'a-
voisinent. Dépossédés bientôt par des tribus de nègres agricul-
teurs, ils ont fui vers l'intérieur du pays, où nous les retrou-
vons aujourd'hui, souvent à quelques journées seulement de
marche de la mer. Là, la forêt et la vie indépendante et sauvage
sur des terres qui s'ouvrent devant eux infinies, les ont sauvés de la
destruction. Dans le voisinage des côtes, la civilisation était trop
intense pour eux, et ceux qui ont voulu s'y maintenir n'ont
pas tardé à fondre sous ses rayons, comme les tribus nègres vien-
nent elles-mêmes de nos jours y fondre aux rayons de la civili-
sation des Européens.
La détermination du type social des Négrilles nous amènera
à la même conclusion.
^" Le type social des Négrilles.
Les Négrilles vivent par tout petits groupes isolés et s'ignorant
l'un l'autre, au milieu de tribus agricoles. Conscients de leur
faiblesse, ils la trahissent sur leur physionomie « par une expres-
sion habituelle de peur, d'effroi même, qui fait que lorsqu'on les
examine ils gardent toujours la tête basse et semblent trembler. »
Toujours errants, essentiellement mobiles, ils sont prêts à dé-
guerpir au moindre bruit de pas insolite, mais leur déplace-
ment se fait toujours dans les limites dune zone restreinte.
(1) cf. Lenormand, Manuel d'hkioire de l'Orient, t. III, liv. VII, § I, '2.
1 l'y LA SCIENCE SOCIALE.
Chaque famille Négrille en effet est apparentée à une tribu nègre
qui lui sert comme de mère adoptive, et c'est invariablement
dans la zone qui est de la dépendance de cette tribu quils se
meuvent, semblables à ces oiseaux mi-apprivoisés qui s'envolent
au moindre geste que fait votre main, et reviennent bientôt, dès
que vous avez détourné la tète, y prendre la becquée. C'est qu'en
effet, sans la becquée que leur oti're la tribu adoptive, sans les
ressources qu'ils se procurent auprès d'elle, les Négrilles mour-
raient souvent de faim.
Ils vivent des produits de la chasse et de la cueillette; ils
laissent le soin de la culture à leurs voisins. Avec le surplus de
ces produits, avec le miel qu'ils excellent à trouver dans la forêt,
ils se procurent des bananes, du manioc, du maïs^ des haricots,
des patates, les végétaux et les légumes qui leur sont si utiles.
La chasse a-t-elle été malheureuse, et n'ont-ils rien à échanger
contre des produits agricoles, ils descendent dans les champs de
leurs voisins et y opèrent une razzia. Cette opération n'est d'ail-
leurs point considérée par eux comme un vol. Les premiers venus
sur la terre d'Afrique, ils se regardent comme les propriétaires
dti sol; le nègre qui le cultive est leur fermier? Les razzias qu'ils
accomplissent de temps à autre ne sont dès lors autre chose que
le prix du fermage de leur terre qu'ils se permettent de préle-
ver eux-mêmes en nature. D'ailleurs ces actes ne sont pas fré-
quents. Aussi la tribu adoptive ne se fâche pas trop; elle tolère
ces petits larcins que compenseront largement les avantages
qu'elle tirera d'eux. Ce sont d'abord l'ivoire des éléphants, le
miel sauvage ; ce sont ensuite les services directs qu'elle rece-
vra d'eux pour la chasse. Car la forêt n'a pas de secret pour le
Négrille. Il excelle à reconnaître le gibier, à glisser rapide
comme une flèche à travers les fourrés épais, à se rendre invi-
sible. Telle est l'opinion qu'il a de lui-même, et, qui plus est,
l'opinion que s'en font ses voisins. « Les Bakwéya (du pays
Kombé) sont, dit un indigène, des hommes pas longs et même
courts, lis tuent beaucoup d'animaux ; ils ne sont point mé-
chants. Us demeurent dans des cases qui ne sont pas même
des cases. Us ne font pas de jardins pour planter le manioc ou le
LliS PYGMÉt:S. 147
bananier. Us mangent des lianes^ du miel et de la chair des
bêtes. Ils savent la danse, la vertu des plantes et beaucoup
d'autres choses. Les blancs possèdent la science de la mer. Il
en est ainsi des Bakwéya pour la science de la terre : aucune
nation ne peut les dépasser en cela. Ce sont eux qui étaient au
commencement, et ils ont gardé la science des choses cachées. Ils
sont à la racine du monde (1). »
Chasse et échanges avec les populations agricoles voisines,
telles sont les principaux modes de ressources du Négrille. Mais
ce sont là deux fonctions qui ne ressortissent pas du même sexe :
hommes et femmes ont chacun leurs attributions distinctes.
L'homme chasse; la femme pourvoit aux besoins du ménage,
élève les enfants, nourrit son mari quand la chasse est mauvaise,
préside aux échanges commerciaux avec la tribu voisine. Jamais
l'homme ne l'aide dans ces opérations, elles sont indignes de lui.
« La femme doit trouver moyen de nourrir son mari, de se
nourrir elle-même, et par conséquent de travailler : l'homme
cherche de son côté sans doute, mais enfin les bonnes fortunes
de la chasse et de la maraude sont aléatoires, et il faut vivre
quand même. Il est donc établi que la femme travaille, et que
r homme la regarde faire. Paresseux comme un Mtwa, disent les
Swahilis. Et pour que la paresse d'un Mlwa les ait frappés au point
de la mettre en proverbe, il faut qu'elle tranche sensiblement
sur la leur. Instrument de travail, la femme représente un cer-
tain capital. Les Négrilles ne l'achètent cependant pas, mais il
y a néanmoins accord et échange entre le prétendant et la fa-
mille de la fiancée. » Et plus loin : « L'homme chasse, construit
sa hutte, prépare les engins nécessaires, les filets, les lacets, le
poison des flèches, etc.; mais la femme est la maîtresse du foyer,
un foyer en plein air; elle prépare les aliments, elle élève les en-
fants, elle va chercher le bois de chauffage, l'eau, les fruits
qu'elle sait être à sa portée, les produits des populations agri-
coles. C'est en somme beaucoup de travail, eu égard au travail
du mari, qui, pour ces soins de l'intérieur, se fait un devoir de
(1) Cf. Ms' Le Roy, ouvr. cité, IG mars 1897.
148 LA SCIENCE SOCIALE.
ne l'aider jamais en rien. Mieux encore, toutes les fois que j'ai
voulu me procurer quelques objets de ces campements, j'ai dû
m'adresser aux propriétaires respectifs : les hommes m'ont donné
des armes et du poison de flèche; mais cjuand j"ai voulu tel petit
panier, une boite d'écorce, c'est à ces dames qu'on m'a renvoyé
tout de suite, et c'est avec elles qu'il m'a fallu traiter (1). »
Ainsi chez les Négrilles même répartition du travail en deux
ateliers distincts que chez les Négritos des Andaman. La même
conséquence sociale résulte de ce même état de choses, nous
voulons parler de l'importance du rôle de la femme dans la
société négrille. « Chez les Waboni, comme chez les Akoa, les
Ajongo, les Babonga et les Béku, il m'a semblé que la femme
avait même une part plus grande d'autorité, de liberté et d'af-
fection que dans les tribus voisines (2). » Ce ne sont donc point
les mœurs des populations avoisinantes qui ont déteint sur les
Négrilles, et ont donné à la femme au sein de la société de ces
primitifs, une situation qu'envieraient souvent à certains égards
les femmes de nos sociétés civilisées.
Les Négrilles sont impuissants à constituer des organismes so-
ciaux au-dessus de la famille. On peut les grouper par régions,
mais les familles qui entrent dans chaque région sont indépen-
dantes les unes des autres. « Nulle part à ma connaissance, dit
M^^ Le Roy, ils ne forment un état proprement dit, une confédé-
ration quelconque dépendant d'un ou de plusieurs chefs. Même
quand ils sont nombreux dans une région, comme à Sanyéni
dans le Haut-Tana, chez les Momvu où Scheweinfurth les a trouvés,
ils sont répartis en campements plus ou moins considérables,
mais indépendants les uns des autres, et libres de leurs mouve-
ments (3). » La famille et le campement c'est tout un. Le père
ou plutôt l'aïeul est tout au foyer; il est le chef, le juge, le prêtre
qui initie aux secrets des choses. Il a sous ses ordres « ses enfants,
ses petits-enfants, sans parler de ses frères, de ses cousins, de ses
gendres et de ses neveux, de leurs femmes et de leurs progéni-
(1; Cf. W Le Roy. ouvr. cité, 11 juin 1897.
(2) Cf. W^ Le Roy, ouvr. cité, 11 juin 1897.
(3) Cf. M^' Le Roy, ouvr. cité, 18 juin.
LES PYGMÉES. 149
tures ». C'est une communauté patriarcale, mais très réduite : à
peine comprend-elle de 15 à 20 membres.
D'une part les travaux de la chasse habituent l'individu à vivre
d'une vie indépendante en dehors du foyer, et tendent à briser
les cadres de la communauté. D'autre part, l'isolement complet
est impossible au milieu de ces immenses terres, et parmi des
races plus fortes. Se détacher du groupe, c'est pour l'individu se
voir bientôt enveloppé comme dans un tourbillon par les popula-
tions voisines, et absorbé par elles. De là une oscillation conti-
nuelle dans une double direction opposée, une double tendance
qui le porte à sortir de la famille, et tout ensemble à s'y cram-
ponner fortement, et qui aboutit à l'extrême limitation du groupe
communautaire.
Ici, comme aux Andaman, c'est en resserrant et en étendant les
liens moraux d'affection et de sympathie que crée la parenté
entre ses divers membres, que la communauté négrille s'assure
de l'unité et de la cohésion. « Nous vivons en famille, dit un Boni
quelque peu philosophe à M"' Le Roy, de manière que dans cha-
que campement il n'y ait qu'un chef qui est le père de tous les
autres, qui commande et est obéi. Là aussi il n'y a que des frères
et des sœurs (1) ». — Une autre institution fortifie l'autorité du
père, et par suite contribue à la consistance du groupement fa-
milial : c'est l'initiation aux secrets des choses. Le Négrille se
donne comme le possesseur de la science de la terre, le détenteur
des secrets des choses : là est sa force dans sa lutte pour l'exis-
tence avec les populations voisines. L'ancêtre en a le dépôt; le
jeune homme, à son entrée dans l'âge viril, est solennellement
initié à leur connaissance, à la suite de quelle initiation il fait
partie de l'association des hommes. L'ancêtre est le chef de l'as-
sociation : il garde par devers lui les secrets les plus importants.
Aussi, tant quilest /«, garde-t-il la confiance de la communauté .
« Seulement quand il se voit près de mourir, il appelle son dis-
ciple, son fils aine, lui donne ses derniers conseils, lui livre ses
secrets les plus cachés, lui répète ses instructions, et l'ayant dé-
(1) Cf. W Le Roy, ouvr. cité^ 26 février 1897.
150 LA SCIENCE SOCIALE.
signé comme son successeur, il laisse aller son âme rejoindre celle
de ses ancêtres dans le monde mystérieux où les Akoa retrouvent
la vie dans leurs forêts enchantées (1), » — Mais ce qui manifeste
bien la fragilité du lien dont la communauté enveloppe ses
membres, c'est que le moment solennel de la disparition de
l'ancêtre est souvent celui où se fait le démembrement de la
famille. L'un des fils quitte, avec sa femme, ses enfants, et les
parents qu'il a réussi à grouper autour de lui, le campement
familial pour fonder un campement nouveau.
La communauté andamanaise nous était apparue déjà limitée,
mais elle renfermait encore dans son sein plusieurs ménages.
La communauté négrille est plus émiettée encore, et réduite
à sa plus simple expression, la famille. Cette dissociation plus
grande est l'œuvre de la pratique exclusive de la chasse. Mais
des vestiges significatifs, l'esprit patriarcal qui les anime, les
efforts désespérés qu'ils font pour sauver le lambeau de commu-
nauté qui leur reste, attestent que les Négrilles ont antérieure-
ment possédé une organisation communautaire plus forte. Ils
n'ont pas toujours été de purs chasseurs. La chasse aujourd'hui
encore ne suffit pas à leurs besoins : ils vivent somme toute
en parasites attachés aux flancs des populations agricoles qui
les avoisinent, et sans lesquelles ils connaîtraient souvent la di-
sette. Antérieurement à l'arrivée des populations agricoles, les
Négrilles devaient se livrer à un travail et occuper un lieu plus
prospères. Chassés des côtes vers fintérieur du pays, ils se sont
adonnés à la chasse, parce que leur première formation sociale
ne les préparait point à d'autres travaux. Habitués à la vie facile
de la cueillette, sans appui du côté d'eux-mêmes, sans appui du
côté de la communauté trop faible pour les soutenir, en arri-
vant sur ces terres forestières de l'Afrique du Sud^ ils n'ont pu,
comme les Nègres leurs voisins, les transformer par la culture.
Ainsi donc, le type social des Andamanais explique le type
social des Négrilles; par suite, c'est par la voie maritime que
s'est faite leur pénétration sur les lies et sur le continent afri-
(1) Cf. M^' Le Roy, ouvr. cité, 14 mai 1807.
LES l'VGMÉES. 1-^)1
cains. Nous avons déjà dit comment cette route expliquait leur
distribution géographique actuelle. Établissons que cette route
est la seule qu'ils aient pu suivre.
Deux routes continentales donnent accès d'Asie en Afrique :
une route agricole du Nord au Sud par les vallées fertiles du
Liban, et la vallée du Nil; une route pastorale parcourant les
steppes de IWrabie et les reliant par la mer Rouge aux déserts de
l'Afrique du Nord. La première doit être éliminée : elle eut donné
à la race des habitudes de vie agricole que nous ne leur voyons
nulle part. Les Négrilles se glorifient de ne point travailler la
terre, et les quelques groupes que le besoin a réduits à cette
extrémité en rougissent (1). Reste la route pastorale sur laquelle
il nous faut nous arrêter.
Que le lecteur se reporte aux études de M. de Préville sur le
continent Africain, et en particulier à sa carte du peuplement pri-
mitif de l'Afrique (5c-. sociale, t. VII, p. 390). La zone des déserts
du Nord est parcourue dans la direction de l'Est à l'Ouest' par
quatre bandes de terres, nettement distinctes par les conditions
du lieu et du travail, « et propres chacune à des troupeaux com-
posés d'une espèce dominante, chevaux, chameaux, chèvres ou
vaches, et à un mode de travail accessoire qui complète les res-
sources insuffisantes du pâturage en steppes pauvres ». Les
quatre régions en outre se prolongent d'Afrique en Asie, et à tra-
vers l'Arabie et le plateau iranien, jusqu'au pied du grand
Plateau central. Il est aisé de déterminer quelques-uns des prin-
cipaux caractères de cette route.
1. L'émigration s'y fait dans la direction de l'Est à l'Ouest. Les
populations qui s'y engagent doivent la suivre dans le sens même
où elle se développe. Émigrer du Nord au Sud, « c'est changer
de région, c'est changer à la fois et la nature du troupeau, et
l'art qui procure les ressources accessoires. C'est la ruine pour la
tribu ». Cette route n'explique point la distribution géographique
actuelle des Négrilles au Sud de l'Afrique. — Mais, dira-t-on, ils
(1) « Les Bonis de la cote orientale du Zanguebar avaient dt^jà commencé à faire
quelques cultures, et ils s'en excusaient. Au reste, leur principale occupation, était
toujours la chasse. » Cf. M^' Le Roy, ouvr. cité, 22 janvier 1897.
152 LA SCIENCE SOCIALE.
ont été chassés, rejetés vers le Sud par les populations venues
derrière elles. — Quand des pasteurs sont pourchassés, leur re-
traite s'effectue le long de la route pastorale. Sortir de cette route
spontanément ou par la violence, c'est dans le désert africain,
avec la mort du troupeau, la mort de la communauté.
2. La route des déserts est difficile. L'individu doit être enserré
énerg-iquement dans les liens de la communauté patriarcale. Les "
Nég'rilles n'étaient pas à leur entrée dans le sol africain suffi-
samment organisés au point de vue de la communauté pour la
suivre.
3. La route des déserts est pauvre; le pâturage ne suffît pas
aux besoins de l'existence ; force est de compléter ses ressources
ou par la culture dans les oasis, ou par le commerce avec les po-
pulations sédentaires et agricoles voisines. Les Négrilles ne se
sont jamais livrés à la culture, et, les premiers venus sur les terres
africaines, il ne pouvaient trouver dans le commerce des res-
sources complémentaires.
En s'appuyant sur les données seules de l'anthropologie, les sa-
vants établissent Tidentité du type des Négritos d'Asie et des
Négrilles d'Afrique. Nous sommes arrivés par une méthode diffé-
rente à la même conclusion. Ce sont deux rameaux issus d'un
même tronc. « Leur type a dû se constituer d'abord sur une
aire unique, laquelle s'est progressivement étendue, et a envahi
le sud de l'Asie d'où elle est arrivée en Mélanésie d'un côté, de
l'autre en Afrique (1); » dans ce double trajet, il s'est modifié
suivant l'action différente des lieux. Nous sommes maintenant
en mesure de préciser la formation sociale qu'avaient les Pyg-
mées au moment de leur séparation, la zone où s'est opérée leur
transformation en pêcheurs-côtiers, la route qu'ils ont suivie
dans leur diffusion. C'est sur les côtes et dans les îles du Golfe
Persique et de la mer d'Oman que leur type social s'est formé.
Mais qui étaient-ils et d'où venaient-ils avant d'être ainsi fa-
çonnés par le laboratoire de la mer et l'atelier de la pèche?
(I) Cf. de Quatrefages, Introduction à l'étude, des races humaines, p. 326.
LES PYGMÉES. 153
II. ORIGINE DKS PYGMEES.
Aux plus extrêmes stations orientales ou occidentales de leur
zone de dispersion, les Pygmées ont pu subsister jusqu'à nos
jours, parce qu'ils y ont subi plus tard et moins fortement la
concurrence d'autres races. Vers leur lieu d'origine, ils ont dis-
paru depuis longtemps, ne laissant d'eux que quelques souve-
nirs dont l'authenticité est difficile A. établir. Le raisonnement
doit donc surtout nous aider à reconstituer leur route : opérant
en cela comme le géomètre qui connaissant la loi d'une courbe
réussit avec quelques fragments de cette courbe à la déterminer
tout entière. Voici la loi de notre courbe « sociale ». Lors-
qu'une race subit l'action d'un lieu nouveau, toute trace de sa
première formation ne disparait pas; mais son organisation
sociale définitive est la résultante de deux actions combinées :
rintluencedulieu actuel et l'infiuence du lieu ancien. D'où trois
termes à déterminer : la connaissance de deux d'entre eux per-
met toujours de retrouver l'autre.
Les Pygmées, nous les avons définis avec les Négritos des lies
Andaman : un type de pêcheurs nomades et instables, chez
lesquels la petite communauté de village a remplacé la famille,
basés sur l'organisation de la tribu, mais sans lien effectif de
cohésion entre eux. Cette fragmentation de la communauté,
cette disparition de l'organe de la famille, l'instabilité et la
faiblesse de la tribu, sont le résultat des conditions du travail
dans l'atelier de la pêche. Mais des signes manifestes trahissent,
antérieurement à cette action de la pêche, l'existence d'une
communauté plus forte, avec une vie plus intense de l'orga-
nisme de la famille. Ce sont tout d'abord les efforts faits par
eux pour maintenir, contre l'action dissolvante du lieu, la par-
celle de communauté qui leur reste encore. Habitués qu'ils sont
à vivre avec le groupe et sur le groupe, radicalement impuis-
sants à suffire individuellement à leurs besoins, la communauté
est leur unique quoique fragile soutien. C'est ensuite ce senti-
154 LA SCIENCE SOCIALE.
ment profond de la parenté, cet esprit patriarcal très prononcé
dont ils sont animés et qui les rapproche efficacement les uns
des autres. C'est enfin la douceur de leurs traits, la pureté de
leurs mœurs, marque profonde laissée sur une race par une
éducation pastorale. Des débandés, des désorganisés qui ont
rompu de bonne heure avec cette éducation ou l'ont méconnue,
sont privés de ce sceau patriarcal. Les tribus nègres qui en-
tourent les Négrilles sont plus avancées qu'eux en civilisation
matérielle, mais bien inférieures en moralité. Tirons celte con-
clusion. Avant de subir l'action de la mer, les Pygmées n'étaient
point de purs chasseurs : outre que les chasseurs sont un type
irréductible, intransformal^le, comme l'établit c|uelque part
M. Paul de Rousiers, ils sont des débandés; et un type de dé-
bandés n'explique point le type social des Pygmées-pècheurs,
et n'aurait pu d'autre part fournir un courant d'émigration
aussi intense et régulier que celui qui a recouvert toute l'Asie
méridionale, et une grande partie du continent africain. Les
Pygmées d'autre part nont jamais connu la culture, nous
avons amplement établi leur inaptitude radicale à ce genre de
travail. Donc ils étaient originairement àe^ pasteurs. Arrivés par
une route de pâturages c[ui aboutit à la mer, et obligés, pour se
développer, pour s'épandre, de modifier et leur route et leur mode
d'existence, ils se sont forcément tournés vers la pèche qui leur
offrait des ressources à la fois abondantes et faciles à cueillir.
Dès lors, le problème social de leur origine se pose ainsi qu'il
suit :
Y a-t-il une route de pâturage qui aboutisse à la mer dans
le voisinage des eûtes du Golfe Persique et de la mer d'Oman? Et
le long de cette route est-ii possible de relever quelques traces
du passage préhistorique des Pygmées?
Les rivages du Golfe Persique et de la mer d'Oman sont do-
minés par le haut plateau de l'Iran. Suspendu par deux de ses
points d'attache d'une part au N. E. à IHindou-Kousch et au
Pamir, d'autre part à l'Ouest, au massif arménien, il constitue
une immense surface sablonneuse, aride et nue, dont quelques
parties, comme le fameux désert de Louth. comptent parmi les
LES PYGMÉES. 155
plus inhospitalières du globe. Au pied de ce plateau, et tout
autour de lui, se développe une l^ande plus ou moins large de
terres bien arrosées et aisément cultivées, le long des vallées
qui descendent du Pamir et se continuent à l'Ouest par les riches
plaines du Mazendéram et de l'Aderbeidjan, par les vallées de
l'Arménie et de la Mésopotamie, à l'Est et au Sud par les
vallées de l'Indus et les terres côtières. Cette route agricole fut
de Ijonne heure parcourue de proche en proche par des ban-
des de désorganisés, — les évincés des hauts plateaux herbeux,
— dont la tradition biblique nous a conservé le souvenir dans
la révolte de Cham contre son père, et dans la malédiction
prononcée par le patriarche sur la postérité de son fils. Les Cha-
mites colonisèrent ainsi les plaines de l'Indus et du Gange, la
Mésopotamie et l'Egypte. Ces pays arrivèrent bientôt à une
réelle civilisation matérielle basée sur une culture intense, et
sur le commerce, vraisemblablement le commerce maritime le
plus facile et le plus commode à la fois pour ces populations
essaimées dans le voisinage de la mer, depuis l'Abyssinie et le
Yémen jusqu'aux côtes de Malabar, en passant par la Chaldée
et le pays d'Ophir. La nouvelle de l'existence de ces pays, aux
productions si riches et si variées, dut parvenir de bonne heure
aux oreilles des pasteurs des hautes terres asiatiques : l'appât
d'un gain rémunérateur par le commerce ébranla les plus dé-
cidés d'entre eux, et les lança sur la route des déserts à laquelle
les préparaient leurs troupeaux et leur organisation patriar-
cale. C'est ainsi que fut parcourue par l'homme cette route
affreuse et difficile, d'où sortirent ces générations relativement
vigoureuses et énergiques qui ont fait les grandes civilisations
de l'antiquité.
Aucune de ces deux routes n'a pu être suivie par les Pygmées.
Mais il en existe une troisième.
Évasé en sa partie centrale, le plateau iranien se relève sur
ses bords, que constituent de hautes chaînes montagneuses. Une
série de terrasses s'étageant régulièrement conduisent progres-
sivement de cette ligne laitière vers les vallées. C'est ainsi que
sont séparées et reliées à la fois la route des déserts et la route
iS(5 LA SCIENCE SOCIALE.
agricole dont nous venons de parler. Les montagnes aux cimes
hautes de i.OOO à 6.000 mètres arrêtent les vents humides, et
cette humidité s'ajoutant à l'humidité qui résulte de la fonte des
neiges dont ces sommets sont couverts une grande partie de
l'année, favorise le développement de l'herbe. Aussi cette route
pastorale est-elle riche relativement à la stérilité et à la séche-
resse des déserts qu'elle domine. Elle part de l'Hindou-Kousch,
se dirige vers l'Ouest bordant au Nord le plateau de l'Iran, se
développe en éventail dans l'Asie-Mineure. et contourne au Sud-
Esi le plateau iranien à travers le Khurdistan, le Louristan et le
Khouzistan.
Dès la plus haute antiquité, elle est occupée par des popula-
tions pastorales. Au témoignage de M. Lenormand (l^i, une des
deux races de la primitive Chaldée, les Suméri des inscriptions
babyloniennes, seraient des pasteurs, vraisemblablement des
Touraniens, arrivés par cette route herbeuse. Deux vestiges im-
portants de leur passage la jalonnent : le premier en Arménie,
le second dans les hautes terres de la Susiane. Ils sont descendus
de l'Arménie dans la Susiane à travers les plateaux du Khurdis-
tan et du Louristan; et de la Susiane ils se sont abattus sur la
('.haldée, vraisemblablement occupée et cultivée déjà par les
Kouschites, agriculteurs et commerçants, les Akkadi des textes
Chaldéens.
Antérieurement aux Sumeri, les Pygmées ont parcouru cette
route pastorale, depuisle haut Pamir, leur pays d'origine, jusqu'au
plateau susien, en passant par les pâturages de rx\rménie et de
r Asie-Mineure. Reconstituons le long de cette route quelques
souvenirs de leur passage.
Les hauts pâturages de l'Asie centrale sont le berceau de la
race des Pygmées. Les premiers, ils se sont ébranlés, et ont es-
saimé sur la route herbeuse qui s'ouvrait devant eux vers l'Occi-
dent ; les premiers ils se mirent en marche dans la direction
que la Bible assigne aux premières migrations des races hu-
nes. « C'est, dit la Genèse, en marchant toujours de l'Est à
(1) Cf. Fr. Lenormand, Commentaires sur les frugmentscosmorjoniques de Béi ose,
]). 50 et suivantes. Cf. id. Manuel d'Histoire de l'Orient, t. II, p. 7-16.
LES PYGMÉES. 157
l'Ouest que la postérité de Noé parvint dans les plaines de Sen-
naar. » Pourquoi s'éJjranlèrent-ils ainsi de bonne heure? Sans
doute ils y furent contraints par les nécessités de l'existence .
Les anciens ont été frappés de l'extraordinaire petitesse de
leur taille. A en croire les relations dont quelques-uns de leurs
auteurs se sont faits l'écho, les troupeaux que conduisaient ces
petits hommes présentaient un caractère analogue. <( Leurs
moutons, dit Ctésias, ne sont pas plus gros que des agneaux;
leurs bœufs et leurs ânes le sont presque autant que des béliers ;
leurs chevaux, leurs mulets et toutes les autres bêtes de charge
ne le sont pas plus que des béliers (1). » Nous n'avons pas le droit
de révoquer à priori en doute ces données comme une invention
de voyageurs ou de poètes. Nous ne croyons pas non jilus qu'il
faille pour les expliquer recourir à l'hypothèse de la création
spéciale d'une race d'hommes nains, et d'une race de troupeaux
nains. Plus plausible est l'hypothèse d'un arrêt du développe-
ment physique de l'homme et des animaux sous l'influence de
l'action déprimante du lieu.
Nous lisons dans YOfficiel de janvier 1897 (p. 1801) : <( On
connaît les hommes nains de l'intérieur de l'Afrique, voici que
deux voyageurs danois, MM. Olifsen et Philipsen, ont découvert
sur les plateaux de Pamir une tribu où non seulement les hom-
mes, mais aussi les animaux sont extraordinairement petits. Le
bœuf n'y est pas plus grand qu'un âne d'Europe, et l'âne y est de
la taille de nos chiens. Quant aux chèvres et aux brebis, ce sont de
vrais miniatures. Le genre de vie sur ces hauts plateaux, et la
pauvreté de l'alimentation seraient les causes de cet arrêt dans
le développement physique de l'homme et des animaux. »
Serions-nous là en présence des ancêtres immédiats des Pygmées^,
du lieu qui fut leur berceau? En tout cas, ce lieu offre toutes les
conditions requises pour former leur type physique et social.
Les conditions misérables qu'il offre à l'existence ont eu pour
premier effet de déprimer physiquement la race, et cette dégé-
nérescence se manifeste par la petitesse de la taille, la laideur
(1) Edouard Charton, Voyageurs anciens et modernes, I, \\ IGO.
lo8 LA SCIENCE SOCIALE.
des traits qui les fait partout surnommer c un peuple de singes »,
le caractère grêle des formes, et la mortalité rapide : rappelons
ce que nous disions à propos des Andamanais (1), que la moyenne
de la \'ie y est de vingt-deux ans, et la cinquantaine considérée
comme l'extrême limite d'âge. Socialement, l'action de ces hautes
terres aux pâturages maigres a été de limiter le troupeau et par
suite la communauté vivant de ce troupeau, et de contraindre
troupeau et communauté à de longs et de fréquents déplace-
ments. D'autre part, le sol était trop difficilement cultivable pour
ces populations halîituées au travail facile de la simple récolte. Au
lieu de chercher dans l'agriculture un complément de ressour-
ces et de se sédentariser, les Pygmées s'adonnèrent à la chasse
des bêtes fauves, dont la terre à ces premiers âges de l'humanité
devait foisonner. C'est comme arciiers que nous les retrouverons
bientôt, ce qui suppose la pratique de l'arc, et par suite de la
chasse. Quand descendus de ces terres herbeuses sur les côtes
de l'Océan, ils quitteront l'art pastoral pour l'art de la pêche, et
qu'ils s'engageront sur leur nouvelle route maritime, l'arc les
accompagnera partout, et la chasse gardera pour eux ses char-
mes. Chose plus curieuse, l'arc leur servira à prendre le poisson,
comme à prendre le gibier : leur façon d'entendre la pêche ne sera
guère qu'une chasse aux poissons (2). — ^"La pratique de la chasse,
sur les hauts plateaux du Pamir, eut pour effet de morceler da-
vantage encore la communauté pastorale, et d'exagérer son ca-
ractère nomade. Dégénérescence du type physique, impuissance
radicale du type social, émigration rendue impérieuse par la
pauvreté des ressources du lieu, tel fut le triple effet de l'action
exercée par ce lieu ; telle est la raison explicative du type des
Pygmées. Sous l'impulsion du besoin, ils partirent les premiers
du Plateau central asiatique; et les plus faiblement organisés,
quand ils eurent à subir le choc d'autres races venues sur leurs
pas ou par d'autres routes sur les terres qu'ils occupaient, ils
furent partout vaincus dans la lutte pour l'existence.
(1) V. notre précédent article, Science sociale, livraison de mars 1899, p. 221.
(2) V. Science sociale, mars 1899, p. 212. « Pour prendre le poisson, ils n'ont
d'autre instrument que l'arc dont ils se servent à la chasse. »
LES l'YGMÉES. 159
Les Pygmées ont certainement occupé les hauts plateaux de
l'Arménie et de l'Asie Mineure. Leur existence est connue dans
les cités — phéniciennes et pélasgiques — qui se développent au
pied de ce massif montagneux, sur les rivages de la Méditerra-
née. Un historien grec place des tribus de nain jusque dans la
Colchide (1). Dès l'époque des Homérides, les Pygmées sont
connus des Grecs, qui en ont appris l'existence probablement
dans le voisinage de Troie ; ce sont eux vraisemblablement qu'il
faut voir dans ces archers que « Memnon, fils de l'Aurore, con-
duisit au secours de Priam. » Au cinquième siècle avant Jésus-
Christ ils combattent comme archers sous les murs de Tyr (2).
C'est des hauts pâturages de l'Asie Mineure où les dernières tribus
subsistantes de Pygmées continuent à se livrer à l'art pastoral et à
la chasse, que les Phéniciens et les Pélasges tirent ces auxiliaires
archers.
L'existence d'un groupe très important de Pygmées dans la
Susiane nous semble hors de doute.
Un bas-relief du palais d'Artaxerxès , récemment découvert
dans -les fouilles de Suse, par M™" et M. Dieulafoy, représente des
archers vus de profil, en marche, la javeline à la main : ce sont
les inmiortels qui constituent l'escorte du roi. Us sont bien dif-
férents des archers de Darius à Persépolis. Ceux-ci sont aryens et
de race blanche ; ceux-là sont noirs comme les archers que Mem-
non, fils de l'Aurore, conduisit à Troie (3). Ces noirs ne peu-
vent être assimilés, comme le fait quelque part le baron d'Ecks-
tein (i), aux Bruns que sont les Kouschites de la Chaldée. Les
remarquables travaux anthropologiques de M. Houssaye (5) ont
établi que les Susiens modernes sont le produit d'un mélange
tourano-aryen avec une race négroïde, dont des inductions sa-
it) Cf. Palaephalos dans Miillor, Frag. hist. fjraec, l. II, p. 330. Cité par Paul
Monceaux, loc. cit.
(2)Filii Aiadii cum exercitu tuo erant super ituiros tuos iu circuitu. Sed et F)jgmaei,
qui erant iu turribus tuis, pharetras suas suspenderunt in mûris tuis per gyrum : ipsi
coinpleveruiit pulchritudinemtuam. » Ezechiel, XXVll, 11, Irad. delà Vulgate.
(3) Cf. M""" Dieulafoy : Journal de Suse, Tour du Monde, 1888, p. 55-56.
(4) Cf. Baron d'Eckstein, Alheiiaeum français, 22 avril t85i.
(5) Cf. Société d'anthropologie de Lyon, 1887, p. 126 et suivantes.
T. xxviii. 11
160 LA SCIENCE SOCIALE.
vantes lui ont permis de reconstituer les caractères physiques.
Ces noirs sont de petite taille, et de faible capacité crânienne,
comme nos Pygmées.
Ces conclusions jettent de la lumière sur un point que la
ling-uistique n'avait pu jusqu'ici éclaircir. C'est par la Susiane
que les Perses ont, pour la première fois, été en rapports avec les
populations de la Chaldée. Là, ils ont été en contact avec des
Touraniens : ce fait a été établi au nom de la linguistique par
M. Lenormand, au nom de l'anthropologie par M. Houssaye.
D'autre part, les traditions aryennes font mention d'une race de
Barbares (Barbara). Ces Barbares doivent-ils être identifiés avec
les Touraniens? M. Lenormand le pense à la suite de MM. Lansen
etPictet. Plus anciennement, à une époque où l'on ne soupçonnait
pas encore la vérité de la légende des Pygmées, M. Benfrey a émis
la conjecture que Barbara fut à l'origine le nom d'une population
étrangère spéciale, avec laquelle les Arias se trouvaient en con-
tact, et en rapprochant ce mot de la racine hvar « être courbe »,
suppose qu'il s'agissait d'un peuple aux cheveux « laineux et
crépus (1). » Cette interprétation de M. Benfrey basée sur les
seules lois de l'étymologie nous semble confirmée et précisée à la
fois par les données de l'anthropologie et de la science sociale
De nos jours encore, les Susiens, ces descendants métissés des
Pygmées, sont dispersés dans toute la plaine qui s'étend du pied
des montagnes au Golfe Persique, et on en signale jusqu'à qua-
tre groupes, dont les deux principaux sont à Dizfoul et à Chous-
ter (2). Ainsi est encore jalonnée la route suivie par nos petits
hommes.
La route herbeuse sur laquelle nous avons suivi les Pygmées
change de caractère à partir de la Susiane. Elle tourne franche-
ment à l'Est, Nord-Est; les montagnes s'abaissent ; l'humidité est
presque nulle , les pâturages deviennent infiniment plus pau-
vres. Ce plateau montagneux qui alimentait abondamment l'Eu-
phrate et le Tigre, ne présente plus que quelques rares et mai-
(1) cf. Encyclop.de Ersch et Gruber, art. Indien, p. 10. Cf. Fr. Lenormand, Com-
mentaires sur des fragments cosmogoniques de Bérose, p. 55-56.
(2) Cf. Société d'anthropologie de Lyon, 1887, p. 144-145-146.
LES l'YGMÉES. 161
gres torrents, desséchés l'été, qui descendent à la mer. Ce
fut la nécessité pour la communauté pastorale de se dissocier
et de chercher de nouvelles ressources qui poussa les Pyg-mées à
demander à la mer, jusque sur les bords de laquelle ils venaient
faire paître leurs troupeaux, une nouvelle route et de nou-
veaux moyens d'existence. D'autre part, ils devaient être poussés
sur leurs derrières par d'autres tribus de pasteurs, plus solide-
ment organisées qu'eux, dont les Sumeri, qui les culbutèrent des
plateaux sur les rivages de la mer Erythrée. Ces eaux offraient
des ressources abondantes en poissons (1). Le nouveau travail
de la pêche était facile et attrayant pour des populations habi-
tuées au travail de la simple cueillette. Leur transformation de
pasteurs en pêcheurs se fit sous l'impulsion du besoin, et sans
grande répugnance de leur part.
Ainsi donc se trouve déterminée la route des Pygmées, depuis
le Plateau de Pamir jusqu'au Golfe Persique d'où ils se disper-
sèrent dans une double direction le long des côtes de l'Asie jus-
qu'aux Philippines, et le long des côtes de l'Arabie et de l'Afri-
que jusqu'au Maroc.
Au moment ou s'ouvre la période historique, ces mers sont
parcourues par les vaisseaux des Kouschites, et, plus tard, des
Phéniciens, frères d'origine des Kouschites. Kouschites et Phéni-
ciens ont vraisemblablement rencontré sur leur route maritime
nos Pygmées qui les y avaient précédés , et avaient vraisem-
blablement aussi conservé d'eux quelque souvenir. De fait, c'est
de l'Ethiopie, « le pays de Kousch » selon le langage de la Bible,
que vient la légende gréco-romaine des Pygmées. (2) Les Phé-
niciens ont popularisé dans tout le monde antique jusqu'aux
colonnes d'Hercule le culte des Dieux-Pygmées. Leurs Patèques
sont des dieux nains et grotesques dont l'image apparaît jusque
sur la proue de leurs navires (3) Ce culte étrange ne s'explique
que par le contact fréquent de ces commerçants maritimes
(1) « Le Golfe Persique et la mer d'Oman sont, parmi les eaux marines, les plus
riches en vie animale ». El. Reclus, Geogr. IX, p. 860.
(2) Cf. Paul Monceaux, La légende des Pygmées.
(3) Cf. Paul Monceaux, ouvr. cité, p. 41.
16:2 LÀ SCIENCE SOCIALE.
avec nos petits hommes, et par l'impression profonde que reçut
d'eux leur imagination. Ainsi les Pygmées, vaincus dans la lutte
pour la vie, prenaient leur revanche sur l'esprit de leurs vain-
queurs, pénétraient jusque dans leur panthéon, et faisaient im-
mortaliser par eux leur souvenir.
E. Picard.
Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIKMI.N-DIDOT ET C"
QUESTIONS DU JOUR
LA RÉFORME SOCIALE
EN RUSSIE
PRÉFACE DE L'ÉDITION RUSSE DUN VOLUME FRANÇAIS
« Odessa, le 15 août 18'J9.
« A M. Edmond Demolins.
(c Monsieur,
« Je crois de mon devoir devons adresser la Préface qui figurera
en tête de ma traduction russe de votre volume : ^4 quoi tient la
supériorité des Aiiglo-S axons. Afin de propager le plus possible
cette traduction, qui paraîtra sous peu, je l'ai dédiée à notre mi-
nistre des finances, M. \Yitté, pour lequel je professe une estime
particulière.
« Je saisis aussi cette occasion pour vous dire que l'on vient de
nommer en Russie une Commission ciiargée de réformer l'ensei-
gnement secondaire. Cette création est évidemment le résultat
de vos vues sur cette matière; et je suis heureux de constater
qu'elles sont universellement admises ici.
« Mon fils se réjouit à l'idée d'entrer bientôt à V École des Roches
surtout après avoir lu les détails que vous avez publiés sur le
séjour de vos premiers élèves en Angleterre.
T. XXVIII. 12
164 LA SCIENCE SOCIALE.
(c Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments les
plus dévoués.
« A. BOCHANOW. »
« Si chacun balayait devant sa porte, les rues seraient pro-
pres ». dit un proverbe chinois, cité par M. E. Demolins dans sa
conférence à la Sorbonne.
En Russie, nous sommes malheureusement habitués à voir
l'État, les autorités ou les voisins balayer devant nos portes.
Partout où l'activité et l'énergie personnelles seraient nécessaires,
on n'hésite pas à implorer l'aide de l'État. C'est ce qu'ont fait,
par exemple, au commencement de cette année, les négociants
de Moscou, qui réclamèrent que l'État défendit leurs intérêts à
Bacou, en intervenant contre les entreprises étrangères. C'est
ce que font encore nos industriels et nos commerçants, qui
demandent l'élévation des droits sur tel ou tel produit. Heureu-
sement, leur illusion a été dissipée par la réponse nette et précise
de notre éminent homme d'État M. S. G. Witté dans le discours
du 1^'" mai dernier, prononcé à la séance de la commission qui a
été chargée d'examiner les moyens propres à améliorer notre
marché de blé.
Le ministre fut d'avis que la protection n'est pas un état
normal, qu'elle est préjudiciable à tout le peuple russe, car elle
fait renchérir tous les produits industriels. Il estime que la meil-
leure protection pour l'agriculteur, le fabricant et le commer-
çant est l'énergie personnelle, le savoir-faire, l'activité, Tini-
tiative du capitaliste russe, qui a le tort de laisser ses capitaux
inactifs, et par conséquent improductifs.
« Il faut travailler et toujours travailler », a dit M. Witté; il a
ajouté que, dans l'état actuel, il est indispensable que la Russie
tolère les étrangers et se mette à leur école, car ils importent
des connaissances techniques supérieures, une vaste industrie,
une concurrence plus active, qui relèvera notre nation au point
de vue économique.
Si le volume de M. Demolins a surtout pour but d'engager les
Français à emprunter auxFAnglais un système d'école et d'édu-
LA RÉFORME SOCIALE EN RUSSIE. 165
cation, qui développent au plus haut degré l'énergie individuelle,
l'initiative et l'activité privées, ce volume vient bien plus à pro-
pos pour nous Russes. Nous avons besoin, en ell'et, de rivaliser avec
tout le monde chez nous-mêmes, dans notre vaste Empire où des
richesses inouïes restent improductives et où vit une population
de 130 millions d'hommes.
Outre ce vaste territoire, des régions de grande étendue passent
sous notre influence directe : la Mandchourie, les contrées limi-
trophes de la Sibérie et du Turkestan, le Pamir, le nord de la
Perse, etc. Notre influence n'est pas moindre en Asie Mineure,
aux Balkans , et même en Abyssinie ; enfin nos visées sur le Bos-
phore , vers le sud et vers les sources du Tigre et de l'Euphrate ne
sont-elles pas naturelles et possibles I Déjà notre territoire forme
presque la cinquième partie du globe terrestre; les étrangers eux-
mêmes nous reconnaissent le savoir-faire pour attirer les sym-
pathies des peuples d'Orient qui sont sous notre domination.
iMalheureusement le laboureur, l'artisan, ou le commerçant, ne
suivent pas nos armées, ils ne vont pas s'installer dans ces pays
lointains pour y planter profondément l'immense arbre russe à
l'ombre duquel viendraient se mettre commodément tant de
peuples et y prospéreraient 1
Élie Mourometz ne s'est pas encore réveillé et, comme le dit si
bien M. Witté, notre nation, forte au point de vue politique et
international, animée au plus haut degré d'un esprit populaire
pacifique et humanitaire, apportant à l'heure actuelle dans
l'univers la haute idée de la paix, est obligée d'être, au point de
vue industriel et commercial, une grande colonie pour d'autres
nations plus entreprenantes.
Ces paroles sont de l'historien allemand Momsen, qui considère
l'existence des peuples slaves comme un débouché nécessaire
pour l'Allemand qui réussit aisément à les dominer, grâce à son
développement intellectuel plus élevé.
L'avenir, comme l'admet actuellement tout vrai savant et tout
homme d'État, n'appartient pas à celui qui est le plus fort sur le
champ de bataille, mais à celui qui est le mieux armé pour la
vie et pour le travail.
166 LA SCIENCE SOCIALE.
L'Ober-Procureur du Saint-Synode, M. K. Pobédonostzelî,
en traduisant l'année dernière quelques chapitres du livre de
M. Edmond Deniolins : T Éducation Xoiirelle , a fait connaître
à la société russe ce qui manque à notre école et a hautement
approuvé les conclusions de Tauteur. En plaçant en tète de sa
traduction, cette citation : « Mutato nomine, de te fabula nar-
ratur », il a nettement indiqué que l'ouvrage de M. Demolins
s'appliquait également à la Russie.
Notre propre traduction du volume sur les Anglo-Saxons
n'intéresse pas moins notre société. Elle servira à démontrer qu'il
ne faut pas chercher le salut dans les utopies socialistes ni
compter toujours sur l'aide du voisin, mais qu'il faut chercher
surtout le salut en nous-mêmes et compter sur nous-mêmes.
Jusqu'à présent, il n'a pas été facile, surtout à notre paysan,
de développer son énergie et de devenir plus entreprenant, car
il était comme emprisonné dans notre organisation commu-
nautaire trop vantée par certains amis du peuple. Mais au-
jourd'hui on peut constater divers symptômes de transformation.
Nous signalerons, en particulier, l'organisation du mouvement
d'émigration en Sibérie, reconnue comme nécessité d'Etat, la
simplification du système des passeports, l'aboUtion de l'impôt
personnel, la réduction de l'impôt foncier, les réformes sur les
spiritueux, l'affermissement de la valeur de l'argent, l'abaisse-
ment du tarif des voies ferrées, la construction de la grande
ligne transsibérienne et de nombre d'autres voies ferrées, etc.
Nous avons l'assurance, par le rapport de M. le Ministre des fi-
nances, que ces diverses entreprises seront poursui^'ies avec per-
sévérance. Nous pouvons donc espérer que nous nous trouverons
bientôt dans des conditions meilleures pour le développement
de l'énergie et de l'activité individuelles et que nous serons
ainsi moins inférieurs à ces Anglo-Saxons qui nous barrent
partout la route, aux Balkans, en Turquie, en Perse, en Chine,
en Asie centrale et même sur notre mer Noire.
Les lecteurs de ce livre pourront se convaincre que la forma-
tion communautaire, qui domine toute notre organisation sociale,
n'est pas un stimulant pour l'énergie et pour l'entreprise indi-
LA RÉFORME SOCIALE EN RUSSIE. 167
viduelles, mais qu'au contraire elle les comprime lamenta-
blement.
Aussi nous devons nous féliciter des paroles suivantes prononcées
dans le dernier rapport du Ministre : « Quand les réformes
actuellement poursuivies seront réalisées, la situation économi-
que et sociale de nos paysans sera relevée. En effet, il a été
reconnu que l'incertitude des droits pour l'acquisition de la pro-
priété par les membres de la famille atfaiblit l'énergie et dimi-
nue le produit du travail. »
Il s'agit, en effet, de faire cbez nous une réforme analogue à
la suppression du servage. Il est à souhaiter seulement que l'on
ne s'arrête pas à moitié chemin et que la commission nommée
pour la réforme de l'état social des paysans, prenne en consi-
dération ce livre. Il projette sur la question la lumière de
l'expérience comparée des peuples, il démontre que la science
sociale et l'expérience des siècles ont définitivement condamné
la formation communautaire. Il suffit d'ailleurs de jeter un coup
d'œil sur un manuel d'agriculture pour comprendre, que même
au point de vue technique, les distributions annuelles de terres
aux paysans sont un procédé détestable. Dans ces conditions,
la culture intensive et perfectionnée est absolument impossible.
Nous espérons que ce livre rendra, au point de vue de la
réorganisation sociale, les mêmes services que M. Demolins nous
a déjà rendus au point de vue de l'instruction et de l'éduca-
tion. En efi'et la traduction faite par M. Pobédonostzeff a ex-
cité un grand intérêt dant la presse russe et dans les milieux
savants, ainsi que chez les hommes d'État. On affirme aujour-
d'hui la nécessité de réformer notre régime scolaire dans le sens
indic|ué par M. Demolins.
Si l'auteur a appuyé à dessein sur les vertus de la race anglo-
saxonne et sur les défauts de la nation française, c'est qu'il a
voulu frapper davantage l'attention par le contraste et cela
n'amoindrit en rien la démonstration.
On sait, par exemple, que l'Egypte, revendiquée par ces deux
peuples, se trouve, en fait, sous la domination anglaise, bien
que les Anglais soient moins nombreux dans ce pays que les
168 LA SCIENCE SOCIALE.
Français. La langue française y reste toujours la langue officielle,
et l'influence anglaise n'a pas encore réussi à faire oublier la
supériorité morale et intellectuelle des Français. Ceux-ci perdent
cependant chaque jour du terrain devant leurs concurrents re-
doutables.
Le principal but poursuivi par M. Demolins est d'engager ses
compatriotes à emprunter aux Anglais tout ce qui est bon chez
eux, sans perdre de vue les meilleures qualités de la nation
française : la lucidité d'esprit, l'incomparable faculté de généra-
lisation et de jugement, l'éloquence chaleureuse et persuasive,
l'aptitude à exposer et à vulgariser des idées sous une forme
claire et précise et, nous ajouterons, le goût artistique, et la fa-
culté de rendre la vie humaine commode et agréable.
Pourquoi c'est du côté des Anglais qu'il faut se tourner pour
trouver des exemples et des modèles, et non pas du côté des
Allemands, que l'on est si porté à copier, c'est ce que nous dé-
montre son livre. Il nous stimule à laisser aux Allemands leurs
disputes d'école, leur militarisme et leur fonctionnarisme, et à
demander à un peuple indépendant et réellement progressif, la
voie dans laquelle nous avons à marcher.
A la lecture de ce livre, le champ visuel s'élargit, on saisit
mieux la vraie cause et les facteurs principaux de la puissance
des Anglo-Saxons. On s'est habitué à attribuer presque exclusi-
vement le développement actuel de l'Angleterre à sa situation
géographique. Est-ce que les États-Unis, qui surpassent cette
dernière sur beaucoup de points, ne sont pas dans des conditions
géographiques très différentes? La situation géographique de
l'Italie, de l'Espagne et d'autres, n'est-elle pas meilleure que
celle des États-Unis?
Les Anglo-Saxons possèdent une marine marchande plus im-
portante que celle de toutes les nations du monde réunies; ils
dominent non seulement toutes les mers, mais presque les trois
quarts du globe terrestre. La reine Victoria à elle seule compte
plus de iOO millions de sujets. La plupart des familles anglaises
moyennes possèdent une fortune supérieure à 15.000 roubles; un
maître d'école, d'une certaine valeur, un pasteur touchent an-
LA RÉFORME SOCIALE EX RUSSIE. 169
niiellement des appointements deux ou trois fois supérieurs à
ceux de leurs collègues russes. Les prétentions de beaucoup
d'ouvriers, surtout aux États-Unis, sont si grandes qu'ils ne
peuvent se passer d'une maisonnette particulière avec jardin.
Dernièrement, les habitants de New-York désirant la construc-
tion d'un chemin de fer souterrain auquel la municipalité s'op-
posait, ouvrirent une souscription; en moins de deux jours elle
produisit près de 100 millions de francs. H y a cinquante ans la
population des États-Unis était de 20 millions d'habitants; elle
atteint actuellement 70 millions; en moins d'un siècle la popu-
lation s'est accrue de plus de 20 fois. Voilà qui témoigne d'une
richesse et d'une force vitale incomparables.
D'où vient cette supériorité? Ce volume répond à cette ques-
tion.
Considérant que toute réforme dans la vie sociale d'un peuple
doit commencer dès l'école, l'auteur ne se contente pas de mon-
trer la voie, il y entre lui-même. C'est ainsi qu'il fonde, près de
Paris, une école d'un type nouveau, « l'École des Roches » . Cette
école ne tardera pas, nous l'espérons, à être imitée. Parmi les
élèves admis, il y a trois russes, et nous savons que d'autres en-
fants de notre nation n'ont pu être admis faute de place.
Les parents russes doivent se préoccuper tout particulièrement
de mettre leurs enfants à ce nouveau régime scolaire. A ce sujet,
il est utile de rappeler les paroles d'un des chefs de l'éducation
technologique dans notre pays. M. N. Petroff. Dans un discours
« sur les questions d'éducation en Russie », prononcé à ia, Société
technologique, il a déclaré que la construction de la Grande
ligne Transsibérienne et d'autres voies de pénétration exige un
renouvellement de nos méthodes d'enseignement. Nous avons
surtout besoin de connaissances techniques pour remplir notre
mission historique, pour étendre notre influence sur d'autres peu-
ples. Pour l'application des connaissances acquises nous devons
avoir en réserve une force vitale et une énergie plus grandes. Il
est donc indipensable d'abréger le temps de l'éducation pure-
ment tliéorique, et de rendre les études plus pratiques. Il faut
que l'école habitue l'élève à achever tout travail commencé, lui
170 LA SCIENCE SOCIALE.
inspire l'amour de Fart considéré non seulement comme utile,
mais aussi comme indispensable pour l'activité vitale de Fa-
venir.
Pour réaliser ce programme, nous avons à triompher des ten-
dances essentiellement tradifionnalistes et stationnaires de notre
société, je crois cependant qu'il serait préférable d'attaquer la
difficulté en face et de refondre nos programmes, suivant les
vues de l'auteur de ce livre. — Il faudrait reconstruire, pour ainsi
dire, l'édifice par les fondements en considérant que l'école
doit donner surtout aux enfants l'éducation, fortifier la volonté,
rendre indépendant le caractère, non seulement conserver la
force et la santé, mais les affermir et les développer.
En fortifiant les habitudes d'initiative et d'indépendance, l'é-
cole dotera notre société de forces nouvelles qui nous permettront
de concourir avec l'Occident et de faire sentir plus utilement
notre influence en Orient.
Même en art militaire, où il semblerait que l'initiative et l'in-
dépendance individuelles ne peuvent jouer aucun rôle, où doit
régner une discipline sévère , on reconnaît aujourd'hui qu'il faut
développer un certain esprit d'initiative, au moins chez les chefs.
On sait que les Allemands ont créé leur puissance militaire par
l'élaboration minutieuse et par l'application sur les champs de
bataille des procédés de Napoléon. Celui-ci ne gênait jamais les
différents chefs par des instructions détaillées ; il se contentait
de leur indiquer le but principal à atteindre. Pendant la guerre
de 1870, les Allemands commeiK^aient d'ordinaire l'attaque avec
de petits détachements et si, dans cette campagne, ils disposaient
d'une armée trois fois plus nombreuse que celle de leurs enne-
mis, une part de leurs succès a été due à l'initiative de leurs
chefs.
A Plewna. selon le général Kouropatkine, au moment des
assauts, le 30 août 1877, plusieurs de nos chefs firent preuve de
peu d'initiative ; ils attendaient des ordres, sans savoir non seu-
lement ce qu'il fallait faire, mais encore comment il fallait le
faire.
Si l'initiative était nécessaire, il y a 30 ans, elle est devenue in-
LA RÉFORME SOCIALE EX RUSSIE. 171
dispensable aujourd'hui que chaque armée occupe des centaines
de verstes, et qu'il est souvent impossible de recevoir des ordres.
Il faut disperser cette armée de manière qu'elle ne se pré-
sente pas à l'ennemi en colonnes serrées, mais disséminée pour
éviter le feu des armes à très longue portée. Aucun chef de
corps ou commandant de division n'est en état de savoir ce qui
se passe à un point donné et il doit savoir se décider suivant les
circonstances. Le développement individuel du soldat même, son
indépendance morale, d'après le général Drag-omiroif, devien-
nent à présent absolument indispensables.
Ne pourrait-on pas expliquer, par le défaut d'initiative chez les
Espagnols et par l'énergie nationale chez les volontaires améri-
cains les récentes victoires de ces derniers, prenant d'assaut
des places fortifiées et défendues par une armée régulière mu-
nie pourtant des meilleures armes ?
Il importe donc que la société russe fasse, dans son régime
militaire, une plus grande place à l'énergie et à l'initiative, afin
d'aug-menter encore la valeur de notre soldat. Quoique la guerre
par elle-même soit une chose affreuse et fort peu désirable, il
faut en prévenir l'éventualité.
Le présent ouvrage peut nous guider dans ces voies nouvelles.
Nous avons cru d'autant plus indispensable d'en donner une
traduction russe, qu'il a déjà été traduit, en plusieurs langues,
qu'il a attiré l'attention en Europe et en Amérique et qu'il a
servi de thème à la presse du monde entier. L'auteur est devenu,
pour ainsi dire, le héros du jour.
A. BOCHANOW.
LES DIVERS TYPES
DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES
I
En 184i, lorsque les Equitables pionniers de Rochclale fon-
dèrent leur modeste magasin delà ruelle du Crapaud, ils avaient
un programme des plus vastes : ils espéraient pouvoir employer
leurs bénéfices à construire des maisons, à monter des fabri-
ques, à louer des fermes où l'on aurait occupé les sans-travail.
« On voulait, dit M. Holyoake (1), arriver à fonder une colonie
intérieure, reposant sur des intérêts communs et se suffisant à
elle-même, ou aider des sociétés à établir de semblables institu-
tions ». Les coopératives anglaises sont devenues riches et
puissantes; elles ont commandité la production; mais les Whole-
sales opèrent exactement comme des capitalistes. M. P. Bureau a
pu dire que le programme a été réalisé à rebours : l'organi-
sation de la production a été entièrement subordonnée aux
avantages du magasin de détail, alors que celui-ci devait, dans
la pensée des fondateurs^ servir seulement de moyen transi-
toire et accidentel pour arriver à constituer une colonie socia-
liste (2).
L'un des apôtres de la coopération en France, M. Ch. Gide, a
exposé, en 1889, un programme qui ne semble pas moins vaste
que celui des pionniers de Rochdale; lui aussi se propose de
réformer la société par la coopération ; les coopératives se fédé-
(1) Histoire de la coopération à Rochdale, trad. franc., 1888, p. 69.
(2) L'association de l'ouvrier auxprofits du patron et la participation aux lié-
néfices, p. 198.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 173
reraient et entreprendraient la production. Celle-ci « au lieu
d'être maltresse du marché, redeviendra une simple fonction
trouvant sa raison d'être non point en elle-même, mais simple-
ment dans les besoins qu'elle est destinée à satisfaire ». Au
lieu de développer un modèle complet de société nouvelle dans
une colonie déterminée, on étendrait sur toute la société
actuelle un réseau progressif de fédératives de coopérations,
capables de la contrôler et de la transformer à la longue.
Il y a dans cette conception une large part d'utopie : on ne
peut jamais supposer que des institutions prennent une exten-
sion considérable sans changer de caractère. L'expérience ne
semble pas d'ailleurs favorable à un indéfini développement de
l'action coopérative (1) : à Gand le Vooruit réussit parfaite-
ment pour la boulangerie, moins bien pour l'épicerie, moins
bien encore pour le vêtement; il n'a jamais voulu aborder la
boucherie. Le magasin coopératif s'occupe surtout des objets
d'une vente certaine, d'une préparation facile et uniforme. Les
deux Wholesales de la Grande-Bretagne ne fabriquent que \h %
des fournitures qu'elles font aux coopératives et celles-ci achè-
tent près de 60 % à des marchands ordinaires.
Dans la Guerre civile en France , Marx avait dit que le déve-
loppement de la coopération a en vue le contrôle de la produc-
tion, qui éviterait les crises périodiques; cette idée offre de
grandes analogies avec celle de M. Gide; mais ce n'est aussi
qu'un vœu.
Dans V Adresse inaugurale de U Internationale, Marx avait posé
deux thèses sur la coopération que l'on peut essayer de véri-
fier par l'expérience; il affirmait que :
1'^ La production peut se faire en grand, suivant les métho-
des les plus perfectionnées, sans l'intervention de patrons;
2° Le travail associé constitue une forme supérieure, destinée
à remplacer le travail salarié.
(1) D'après M. Pyfferoen {Réforme sociale, 16 avril 1899, p. 623). Corbon ne se
montre pas enthousiaste des grandes sociétés ouvrières ; il dit que Bucliez et ses
disciples (dont il était) se sont trotnpés sur la possibilité d'agrandir démesurément
les associations des travailleurs. {Le secret du peuple de Paris, 2" édition, 1865,
p. 13-2.)
174 LA SCIENCE SOCIALE.
Marx se borne à dire que ces deux propositions résultent de
l'expérience des coopératives anglaises ; mais je ne crois pas que
la démonstration ait été jamais tentée. L'enquête faite par
VOffice du trarail français n'a pas généralement paru être favo-
rable à ces thèses; M. Rouanet écrivait à ce sujet (1) : « Que
nous sommes loin des promesses idéales de la coopération!
Pour une association existant en 1895, dix sont mortes; et ce
qui s'est dépensé d'énergie, de savoir, d'opiniâtreté, dans l'âpre
lutte après laquelle les associés avaient dû se disperser, est incom-
mensurable. La seule chose que peut mesurer, avec quelque
chance d'exactitude approximative, le secrétaire de VOffice du
travail, c'est le résultat obtenu. Or ce résultat c'est zéro, néant! »
L'organe officiel du parti guesdiste, qui prétend représenter
l'enseignement marxiste, commentant cet article, proclamait,
dans son numéro du 27 novembre 1898, la « banqueroute coopé-
rative » et disait : « L'échec est plus grand que tout ce qu'on
pouvait imaginer ». Mais alors, que penser des deux proposi-
tions énoncées par Marx en 186'i-? Si l'expérience ne montre pas
dans la coopération une forme supérieure, sur quoi peut se
baser le socialisme scientifique pour affirmer la transformation
qu'il préconise?
On aborde toujours ces questions avec des idées préconçues;
on imagine que la coopération w'e'sXpure qu'à la condition de
satisfaire à certains préceptes moraux et on est étonné de ne pas
voir le monde se conformer aux types qu'on a en vue. Corbon
rapporte (2) qu'ayant un jour interrogé le gérant d'une société
ouvrière sur le mode de règlement des salaires, celui-ci lui ré-
pondit, presque en rougissant : « L'inégalité du salaire, ce n'est
pas de la fraternité, nous le savons bien ; mais que voulez-vous?
Il a fallu faire cette concession àl'égoïsme général. Nous sommes
(1) Revue Socialiste, octobre 1898, p. 495.
(2) Op. cit., p. 113.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 175
si corrompus par l'individualisme ». A quoi le vieil ami de Bûchez
riposta : <( Laissons ces niaiseries sur notre préteîidue corruption
par r individualisme. Si nous avons un défaut, c'est de faire
trop bon marché de notre droit personnel, de notre dignité » ; et
il lui montra que l'inégalité des salaires est conforme à la stricte
justice suivant la Révolution.
M. Rouanet prétend mettre en dehors de la coopération les
sociétés les plus nombreuses et les plus prospères, parce qu'elles
ne sont pas assez pénétrées d'idéal! Manquent d'idéal celles (1)
(( dont les membres se sont préoccupés bien moins de l'amélio-
ration des conditions générales du travail que de l'amélioration
de leur situation propre ». On pourrait conclure de là tout autre
chose : on ne réussit bien dans les affaires qu'à la condition de
limiter ses prétentions à des buts très prochains et en ne sacri-
fiant pas les réalités économiques à des vues de l'imagination.
V Office du travail a aussi son idéal et il signale que les coo-
pératives sont entraînées à se transformer en sociétés faisant des
bénéfices et à perdre leur idéal; les fonctionnaires du ministère
du commerce espèrent que ce scandale sera réprimé par une
loi forçant les coopérateurs à partager leurs bénéfices avec
leurs auxiliaires. Pourquoi cette loi? on serait curieux de savoir
quelle peut en être la base scientifique.
La Chambre consultative des associations ouvrières de pro-
duction a des statuts bien extraordinaires elle déclare dans
r article premier qu'elle « étudie les moyens qui peuvent hâter
la solution du problème social : la répartition équitable du pro-
duit du travail » ; et l'article 2 est encore plus singulier :
« Le mobile des aspirations de la Chambre consultative réside
dans ce premier principe de tout contrat social : Solidarité. Son
principe de répartition équitable du produit du travail est : .4 c7^«c^^^^
selon ses œuvres. En résumé : faire converger les eiforts de l'indi-
vidualité dans l'intérêt de la collectivité, afin d'obtenir, par contre,
une garantie plus grande de sécurité par la collectivité au profit de
l'individualité, tel est l'esprit de la Chambre consultative. C'est,
(1) Article cité, p. 492.
J76 LA SCIENCE SOCIALE.
en d'autres termes, l'idée moderne : Comprendre son bonheur
dans le bonheur général, opposée à la doctrine égoïste : Chacun
•pour soi ».
Les modèles de statuts, proposés par cette Chambre pour les
sociétés à former, comportent deux règles essentielles : les ac-
tionnaires doivent être des ouvriers, les auxiliaires doivent rece-
voir une participation aux bénéfices. L'un des membres les plus
distingués de la Chambre consultative, M. H. Buisson, a cepen-
dant, au cours de l'année 1898, transformé la société « le Tra-
vail », dont il est le directeur, en y admettant des actionnaires
non ouvriers : cet exemple montre que Vidéal ne domine pas si
complètement les praticiens de la coopération qu'il les empêche
d'abandonner des principes trop absolus (1). Je ne fais pas un
reproche à M. Buisson d'avoir agi comme il a fait ; tout au con-
traire, je crois qu'il a parfaitement compris les intérêts de ses
camarades. Toutes les déclamations sur la juste répartition, sur le
but de la coopération, sont de simples lieux-communs venant
des bourg-eois, et les ouvriers intelligents font très bien de ne
pas en être dupes. Faisons comme eux et examinons les coopé-
ratives sans parti pris.
111
Une autre difficulté se présente ici : on donne le nom de coo-
pératives à des sociétés qui ne se ressemblent en aucune façon;
elles n'ont de commun que l'ensemble des règles spéciales qui
ont été édictées pour faciliter la formation de sociétés entre gens
qui possèdent de faibles capitaux. En général, l'économiste ne
doit pas beaucoup s'arrêter aux distinctions que font les législa-
(1) On peut observer ici que les statuts accordent au directeur 9 % des bénéfices,
tandis que 3o % sont à répartir entre tous les travailleurs : en 1895, il y a eu 243 tra-
vailleurs au maximum et 33 au minimum; en admettant une moyenne de 150, on
voit que chaque ouvrier recevra 2 pour mille des bénéfices, soit 45 fois moins que
le directeur. Le conseil d'administration peut au plus renfermer 7 membres qui tou-
chent 4%, soit pour chacun environ 6 par mille, soit 3 fois la participation d'un ou-
vrier. Nous voilà bien loin de l'égalité idéale'.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 177
tions : les codes ne s'occupent pas de la marche d'une société (1),
mais seulement des moyens à employer pour protéger les asso-
ciés ou les tiers contre les fautes des administrateurs et fixer les
responsabilités en cas de déconfiture.
Longtemps on a enseigné que la société anonyme constitue la
forme supérieure de la société commerciale, dont les degrés in-
férieurs seraient la société en nom collectif et la commandite.
Comme l'anonymat offre de grandes facilités aux gens qui entre-
prennent de monter des affaires et de réunir des capitaux, c'est
lui qui est, presque toujours, préféré ; mais beaucoup de person-
nes pensent que l'expérience n'a pas été favorable aux sociétés
anonymes; d'après M. Pareto (2) « la plupart des sociétés les
plus prospères n'ont d'anonyme que le nom ».
La classification du Code de commerce ne porte pas sur ce
qu'il y a de vraiment intime dans le fonctionnement des socié-
tés; elle ne considère qu'un caractère très accessoire (au point
de vue économique, bien que très important pour le juriste), le
degré de responsabilité. En général, toute classification faite d'a-
près l'intensité d'une qualité (quelle que soit cette qualité) est ex-
térieure et ne pénètre pas jusqu'aux racines de la vie. Pour
faire mieux comprendre ma pensée, j'indique comment je com-
prends la manière de classer les associations des capitalistes :
1° Quelques-unes sont de véritables fondations (celles notam-
ment qui exploitent les grandes lignes de chemins de fer) ; une
bureaucratie puissante a fini par tout dominer; les actionnaires
ne sont plus guère que des obligataires à revenu variable, jouis-
sant de quelques droits sur l'avancement du personnel ;
2° D'autres affaires sont entre les mains de financiers, qui cher-
chent à tirer le plus possible de profits immédiats, qui souvent ne
désirent pas garder trop longtemps d'intérêts dans l'entreprise ;
(1) Les syndicats agricoles ont été admis en France à aborder presque toutes les
affaires que, dans d'autres pays, on réserve soit aux coopératives, soit aux mutualités.
Entre un syndicat agricole et une coopérative la différence est, très souvent, pure-
ment juridique; le premier, étant plus facile à former, obtient la faveur des agro-
nomes.
(2) Cours d'économie politique professé à V Université de Lausanne; tome II,
p. 65.
178 LA SCIENCE SOCIALE.
tout contrôle effectif de la grande masse des actionnaires est
annihilé ;
3" Enfin certaines sociétés sont gouvernées par un groupe
d'actionnaires qui les dirigent comme s'ils étaient les proprié-
taires exclusifs; la bureaucratie est alors très subordonnée
comme dans le second cas et fa gestion est plus intelligente que
dans le premier.
Généralement, on a classé les coopératives d'après ce qui a
paru indiquer le degré de l'esprit d'association : au plus bas de
l'éciielle on a mis les coopératives de consommation, dont les
adliérentsne se connaissent pas davantage que les clients d'une
maison, qui, en tout cas, ne sont que des porteurs d'actions comme
tous les actionnaires d'une affaire mise sous forme anonyme; —
viendraient ensuite les sociétés de crédit, qui exigent une sur-
veillance réciproque des adliérents, mais dans lesquelles il n'y a
pas encore coUaljoration ; — la société de production, où les
sociétaires travaillent ensemble, sous la direction ou avec l'aide
de fonctionnaires rétribués, serait le dernier terme de la série.
Si Ton adoptait ce système de classification, il faudrait tenir
compte de l'esprit qui anime les coopérateurs et surtout le noyau
des fondateurs. Quand une association de consommation débute, il
faut, pendant assez longtemps, un dévouement remarquable chez
ceux qui essayent de la mettre en train; tantôt ils se proposent
un but philanthropique; tantôt ils sont animés de l'esprit de
charité chrétienne ; bien souvent ils poursuivent une propagande
sociale (soit dans le sens clérical, soit dans le sens démocratique,
comme en Belgique où ces deux formes luttent constamment
entre elles). Il y aurait donc autant de coopératives qu'il y a de
genres d'esprit chez les fondateurs : au bout de quelque temps
l'ardeur se calme, ou tout au moins elle ne reste plus sensible
que chez les hommes d'un petit noyau ; parfois aussi la coopé-
rative devient simplement une affaire, où les administrateurs
cherchent et trouvent leurs bénéfices particuliers (1) ; il la font
(1) Dans le Parti ouvrier du 27 avril 1899 on lit : « Les sociétés coopératives de
consommation sont rongées plus ou moins par cette lèpre qui s'appelle le j)ot de
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. dTO
prospérer, parce que sa prospérité est la condition de leurs pro-
pres profits.
Lorsqu'une coopérative de consommation est arrivée à sa
pleine prospérité, elle n'est plus qu'un bazar (1), à moins que
les administrateurs ne la fassent servir à des fins sociales étran-
gères à l'opération même de la distribution des produits.
IV.
Les institutions que l'on nomme coopératives, présentent un
caractère commun qui a frappé tout le monde; elles servent à
faciliter l'accumulation d'argent entre les mains de gens peu
aisés, sans que ceux-ci soient obligés de subir de sérieuses priva-
tions et elles permettent de les soustraire aux prétentions exor-
bitantes des entrepreneurs et commerçants ayant d'abondants
capitaux à leur disposition. En fait, l'épargne proprement dite
se mêle toujours, plus ou moins complètement, à la coopération;
mais le but essentiel est de se passer d'intermédiaires qui font
payer cher leurs services.
On comprend facilement qu'à l'origine on ait cru que la vraie
méthode consistait à supprimer les patrons et que Bûchez ait
préconisé la société de production : encore aujourd'hui beaucoup
d'ouvriers croient que les patrons gagnent des sommes énormes
à ne rien faire; M. Guesde n'a-t-il pas soutenu à la Chamljre des
députés (2) que le profit « constitue non plus comme la dime féo-
dale d'avant 1789 un dixième au plus du travail humain, mais en
moyenne les cinq dixièmes de ce travail enlevés aux travail-
leurs? » Jamais on ne pouvait espérer aucune combinaison
vinnfje... Ce qu'il faut empêcher à tout prix, c'est la prise de possession des fonc-
tions par la catégorie des (jens qui font de la coopération pour en vivre. »
(1) On peut les comparer, tout au moins aux économats : il y a certaines usines où
les patrons ont organisé des coopératives ou même transformé leurs économats en
coopératives. Marx, qui n'aimait pas à se payer de mots, appelle les sociétés fondées
par Owen des boutiques et fabriques coopératives ; l'association lui paraissait si peu
de chose qu'il croyait ne devoir la mentionner que d'une manière accessoire. Cette
expression a blessé quelques zélés coopérateurs.
(2] Discours du 24 juin 1896.
T. XXVIII. 13
180 LA SCIENCE SOCIALE.
fournissant des profits comparables à ceux que devait réaliser la
disparition de pareils vampires : Texpérience n'a pas été favo-
rable à ridée de Bûchez.
La boutique coopérative réussit facilement parce qu'il y a un
excès de boutiques pour la boulangerie et l'épicerie : il y en a
trop parce que les consommateurs n'aiment jjcis ci se déranger. Ils
aiment à voir des objets disposés avec art et à être servis par des
commerçants empressés ou complaisants : la manière d'exposer
et de vendre joue un grand rôle dans le commerce de détail. La
coopérative doit être comparée au petit magasin qui fournit ha-
bituellement les ouvriers, et non aux grandes entreprises com-
merciales; assez généralement ses marchandises ne sont pas de
toute première qualité, c'est un point que les partisans de la
coopération contestent inutilement (1) ; on n'y trouve pas un ser-
vice aussi bien fait que dans les grandes boutiques prospères et
parfois même la propreté laisse à désirer, comme dans les épice-
ries du Vooruit (2). On passe sur beaucoup d'inconvénients
identiques quand on va chez le petit débitant parce qu'il est à
portée et que sa maison est le rendez-vous des commères du
quartier. Pour user du magasin coopératif il faut se déranger
sans trouver, généralement, les avantages du grand magasin.
Le premier degré de l'esprit coopératif est donc le triomphe sur
la paresse des ménagères : en même temps apparaît une autre
qualité, c'est celle de l'épargne, car la coopérative ne vend pas
à crédit, et au Vooruit on fait même payer d'avance. D'ailleurs à
aucun degré l'esprit coopératif ne se séparera de l'épargne; c'est
un point sur lequel on ne saurait trop insister.
On améliore le fonctionnement des coopératives en les fédérant
pour procéder aux achats en commun; les avantages delà \\7ioIe-
sale; sont évidents; mais aussi apparaît ici l'importance des gé-
rants capables, bien rétribués, dans lesquels il faut avoir pleine
confiance. L'affaire cesse d'être une simple combinaison de petits
(1) Le pain des coopératives est moins soigné que celui des boulangeries. —
M. Pyfferoen a signalé des falsifications de denrées alimentaires au Vooruit de Gand
(Réforme sociale, 16 avril 1899, p. 625). Cf. de Rousiers, La Question ouvrière en
Angleterre, p. 229.
(2) Circulaire du Musée social du 20 décembre 1897, p. 452, col. 1.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 181
intérêts de quartier; elle n'a plus du tout l'allure démocratique;
ce n'est pas un simple coopérateur que l'acheteur de thé de la
Wholesale anglaise (1), payé 25,000 francs par an! D'ailleurs
quand le magasin coopératif étend suffisamment le cercle de ses
opérations, il devient une petite Wholesale; il apparaît comme
transformé en une administration, dont le succès dépend de l'é-
nergie et de l'activité du gérant (2). On se méfie beaucoup, dans
les milieux populaires, de gérants bien payés et disposant d'une
grande autorité. Pour pouvoir faire prospérer une Wholesale ou
une très grande coopérative, il faut une bureaucratie dans la-
quelle on ait confiance, qui soit formée de businessmen éprouvés,
que l'on contrôle seulement d'une manière générale. La coopéra-
tion devient une fondation administrative avec des dignitaires
fixes; l'esprit de la Jalousie démagogique a été vaincu.
Enfin si la Wholesale entreprend la fabrication, on peut réaliser
une troisième économie, qui achève de modifier le système : on
sacrifie les intérêts immédiats du coopérateur aux intérêts de
l'avenir; les ateliers que l'on monte, l'outillage que l'on achète,
serviront plus aux successeurs qu'aux actionnaires d'aujourd'hui,
obligés d'amortir. Les fondations coopératives ne sont pas sans
analogie avec les droits d'usage sur les biens communaux ou
seigneuriaux du Moyen Age, qui ont tant facilité, dans certains
pays, la vie des classes pauvres.
Bûchez n'avait donc pas tort quand il voyait dans l'association
ouvrière un moyen de créer un capital inaliénable et imparta-
geable, destiné à devenir le bien des générations futures; il
voyait très bien le caractère de la fondation qui apparaît dans
la coopérative complète ; il avait tort seulement quand il exagé-
rait cette idée et prétendait que ce capital pourrait croître indé-
finiment ; tout est limité dans le monde social comme dans le
monde physique.
Les coopératives agricoles, pour la préparation du beurre ou
(1) P. lUireau, Op. cit., p. 197.
(2) C'est ce qui met en évidence pour le Voornit la circulaire déjà citée du Musée
social et M. Pyft'eroen dit : « Telle institution puissante n'a dû son succès qu'au
génie de son fondateur... La plupart des obligations légales demeuraient inexécutées
ou étaient réduites à de pures formalités ». {Article cité, p. 624.)
182 LA SCIENCE SOCIALE.
du fromage, semblent, au premier aJjord, réaliser l'inverse des
sociétés de consommation; en réalité elles leur sont identiques :
elles groupent, manipulent et vendent; celles-là achètent en gros
pour partager; les deux mouvements sont de direction opposée,
mais ils se ressemblent comme la montée et la descente d'un
même courant : ce sont des institutions de circulation entre le
grand marché et le détail. Il est commode de vendre son produit
sans avoir aucun souci de ce qui adviendra, sans avoir un grand
matériel à entretenir; et souvent on trouve chez le marchand un
prêteur complaisant : il profite de la paresse, de la jalousie et
de l'imprévoyance de paysans pauvres pour leur imposer des
conditions léonines. La circulation est obligée de se soumettre à
une filière où elle est étranglée par l'intermédiaire, absolu-
ment comme dans le commerce de détail.
Je ne sépare donc pas les deux espèces de coopérations; elles se
ressemblent encore par la certitude presque absolue du succès,
par les immenses avantages immédiats qu'elles procurent aux
pauvres (1). Les unes et les autres s'occupent défaire circuler des
marchandises d'usage très commun, en vue des besoins qui se
contractent le moins; elles opèrent sur un marché très étendu,
que Ton peut regarder comme étant à peu près indéfini : les
coopératives de consommation n'ont pas à se livrer à de grandes
spéculations pour acheter leur farine, leur épicerie; les froma-
geries et les beurrières ont une clientèle toujours disposée à
recevoir. L'aléa que présentent soit l'achat soit la vente, est
réduit à fort peu de chose : la clientèle est fixe et le marché est
large.
Les sociétés ouvrières de production qui ne savent pas si leurs
œuvres trouveront preneur, sont dans une situation fort diffé-
rente de nos coopératives de circulation, qui ne servent qu'à fa-
ciliter un mouvement spontané et assuré. Si les coopératives de
consommation se mettaient à aborder les articles de modes, leur
(1) M. Parelo dit que si l'on pouvait soumettre tout le commerce des denrées ali-
mentaires aux progrès qu'il comporte « ou obtiendrait des économies et, par conséquent
une augmentation de bien-être qui ne serait comparable qu'à celle qu'on a obtenue
] ar l'invention des cbemins de 1er. » [Op. cit., tom. Il, p. 273.)
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 183
situation changerait complètement : leur succès tient à ce
qu'elle se maintiennent sur le terrain que j'ai détini, servant
de canal entre le grand marché et leurs adhérents.
V
J'ai dit plus haut que raccumulation coopérative est stricte-
ment liée à l'épargne; et j'ai indiqué l'importance de la vente
nu comptant, qui sépare si nettement le magasin coopératif de
la boutique ordinaire du petit commerçant. Dans une étude déjà
citée du Musée social, nous voyons que le Vooruil sur un fonds
de roulement montant à 800.000 francs doit 380.000 à ses four-
nisseurs et 180.000 à ses affiliés pour le prix du pain; l'auteur
de ce mémoire montre comment le Vooruit se transforme en
une s-orte de caisse d'épargne retenant de neuf à dix centimes
par kilogramme de pain (1).
Si la coopération de circulation n'avait en vue que la réduction
des frais, elle constituerait simplement un perfectionnement de
l'épicerie et de la boulangerie; et cela n'irait pas bien loin, car
il n'est pas démontré que la boutique coopérative puisse lutter
contre le commerce parfaitement organisé. M. de Rousiers nous
apprend (2) qu'en Angleterre les marchands de Londres ont su
se mettre en état de faire concurrence aux coopératives. Mais
nous avons vu que le magasin coopératif arrive à créer des
fondations qui auront de l'influence sur l'avenir; quant à la lai-
terie coopérative, elle ne peut réussir qu'en développant son
outillage. U y a donc toujours quelque chose de plus que la
simple économie faite sur l'intermédiaire.
Dans ce premier moment les affiliés opèrent en dehors de toute
aide extérieure : on sait quel appui l'État a donné am capitalisme
(1) M. de Rousiers a trouvé en Ecosse une petite coopérative fonctionnant aussi
comme mécanisme d'épargne et de prévoyance, de manière à permettre aux ouvriers
d'avoir un peu d'ariient liquide au moment de l'aciiat des vêtements [Op. cit., p. 230).
(2) Op. cit., p. 500. M. Pyffcroen soutient que si le petit commerce baisse les prix à
temps, il n'a à craindre ni les coopératives ni les grands magasins capitalistes [AHicle
cité, p. 626).
184 LA SCIENCE SOCIALE.
à l'origine de l'ère moderne; on a demandé aux eouveruements
de protéger les coopératives : les petits avantages qu'on leur a
accordés au point de vue fiscal ne vont pas très loin et il parait
douteux qu'ils soient en rapport avec le tort qu'occasionne aux
coopératives l'interdiction de vendre à des non-affdiés (1).
L'État peut rendre des services aux associations de production,
en leur fournissant un débouché régulier, permanent et sans
variation de prix : de plus TÉtat est un client payant au comp-
tant, alors que presque tous les bourgeois font attendre long-
temps leurs fournisseurs. L'expérience a montré que les travaux
exécutés parles coopératives sont très satisfaisants et, d'autre part,
on sait que les économies réalisées par l'État grâce aux rabais
trop forts des entrepreneurs ne sont qu'apparents; il y aurait
donc tout intérêt à se passer ici des intermédiaires coûteux entre
l'État et l'ouvrier; mais la petite bourgeoisie tient beaucoup à
se réserver les bénéfices des entreprises, qui ressemblent beau-
coup aux bénéfices du commerce de détail. On a fait en France
quelques règlements pour faciliter aux sociétés ouvrières l'accès
des adjudications; mais les conséquences n'ont pas été bien sen-
sibles: en Italie, non plus, les coopératives ne sont pas proté-
gées (2). Il est inutile d'insister sur la supériorité que présente
le travail coopératif sur le travail effectué en régie, recom-
mandé par les Fabians et par beaucoup de socialistes.
Quoi qu'en pensent beaucoup de personnes, je ne vois pas qu'il
y ait lieu de refuser le titre de coopératives aux sociétés qui tra-
vaillent avec des outillages ou des capitaux qui leur ont été
légués par un ancien patron : le familistère de Guise est bien
une société ouvrière; seulement elle est d'un genre encore excep-
tionnel. Denis Poulot aurait voulu que cette exception devint la
règle; quand un patron a fait fortune, il trouve rarement un
vrai successeur (3) ; " une fois un établissement fondé, agencé et
en bonne marche, il ne devrait pas se liquider, mais bien se
(1) Voir une décision du congrès corporatif de Rennes [Muxée social, circulaire de
février 1899, p. 87, col. 1'.
(2) Mabilleau, de Rocquigny et Ra>neri. la Prévoyance sociale en Italie, p. 352.
(3) Le Su/dime, 3' édition, p. 351.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 185
continuer; ce qui a coûté tant de peines, tant de temps à créer,
devrait servir aux autres. » 11 pensait que la discontinuité est
une des causes de l'infériorité industrielle de la France et vou-
lait que les patrons vendissent leur fonds à des associations
formées par les compagnons les plus anciens et les plus capa-
bles.
En Italie, on a reconnu la nécessité de faire appel aux capi-
talistes pour soutenir les entreprises des coopératives agricoles ;
ne vaut-il pas mieux aller franchement au crédit capitaliste
que d'emprunter sous la forme de payements différés, comme
fait le Vooniit? Celui-ci emprunte à ses fournisseurs environ
380.000 fr., comme je l'ai dit plus haut; or l'expérience a montré
qu'il y a peu d'emprunts plus mauvais que celui-là, aujour-
d'hui qu'on peut se procurer de l'argent à bon marché pour
des affaires bien établies (1). J'estime que M. Buisson a donc
parfaitement compris les intérêts de la société qu'il dirige quand
il a été droit au capital, au lieu de chercher le crédit par des
moyens détournés et onéreux; il a supprimé des intermédiaires
inutiles ; il a donc très bien interprété la mission du chef d'une
coopérative; car la suppression des intermédiaires inutiles est
le premier but que se proposent les coopérateurs, comme je l'ai
dit déjà.
Il faut reconnaître que le secours ainsi obtenu de l'extérieur
ne constitue pas le dernier mot de la coopération. J'approuve
M. Vivante quand il dit (2) : « La coopérative qui se limite à la
sphère étroite de ses membres se condamne à une existence pré-
caire et manque la mission essentielle où réside sa raison d'être,
celle d'éliminer les gains excessifs des intermédiaires » ; mais
je comprends aussi que les ouvriers aient une tendance à penser
que les capitaux devraient venir d'ouvriers. Les auteurs de la
Prévoyance sociale en Italie nous montrent comment les sociétés
de secours mutuel et les caisses d'épargne peuvent exercer une
(1) C'est peut-êlre en partie pour cette raison que le Valksbelang, qui est une en-
treprise purement capitaliste, peut donner à ses clients des avantages à peu i)rès iden-
tiques à ceux que donne le Vooriiit. — Sur l'importance de l'achat au comptant, voir
ce que dit M. Y. Guyot à propos du Bon Marché {Économie de l'effort, p. 112).
(?) Cité dans Ja Prévoyance sociale en Italie, p. 335.
18(5 LA SCIE>-CE SOCIALE.
puissante action sur l'œuvre des coopératives et des syndicats
agricoles.
La troisième partie du système est ainsi constituée par les
relations qui s'établissent entre les coopératives et les institu-
tions qui ont recueilli des fonds appartenant à la classe ouvrière.
C'est dans une même classe que s'opère le mouvement des ca-
pitaux; — à ce moment l'esprit social se manifeste en même
temps que l'esprit industriel; le système est complet.
Ce serait mal comprendre la vraie nature d'un système de ce
genre que de déclarer qu'il faut se passer des éléments infé-
rieurs quand on commence à posséder les éléments supérieurs;
la vérité est dans l'union de toutes les parties; le vrai dévelop-
pement ne supprime rien, il subordonne seulement les choses
les unes aux autres, pour en faire un tout, qu'anime l'esprit
correspondant aux sphères les plus élevées.
VI.
Le terme supérieur de toute science sociale comprend l'ensem-
ble des dispositions de l'homme, créées et entretenues par des ins-
titutions éducatrices et progressives. Dès que le paysan a acquis
des ressources, grâce à la suppression des intermédiaires et des
petits manieurs d'argent, il améliore sa vie matérielle, il recons-
truit sa maison, il transforme sa culture, préparant ainsi des
jours plus doux pour sa vieillesse et pour les siens. Un triple
changement se produit : l'homme vit mieux, — il a de meilleurs
instruments de travail, — il emploie des méthodes plus scien-
tifiques.
L'influence de l'amélioration produite sur les ouvriers indus-
triels est plus difficile à voir, parce que les coopératives n'ont
pas généralement compris leur véritable rôle : sitôt l'accumu-
lation faite par leurs soins, elles la détruisent par la réparti-
tion des ristournes. 11 faut signaler cependant que le Vooruit
emploie, depuis 1897, une partie de ses ressources à constituer
des pensions de retraites à ses affiliés; il leur impose l'obliga-
tion de verser pour des caisses de maladies qu'il a instituées
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 18"
et qui constituent, à mon avis, un élément très essentiel de son
œuvre (1),
Je crois que l'on doit également considérer comme des suc-
cursales essentielles du Vooruit les autres institutions de la
fédération ouvrière gantoise (2), notamment celles qui ont pour
objet la récréation et l'instruction des affiliés.
J'estime que parmi les opérations éminemment utiles que
doivent entreprendre les coopératives prospères, il faut compter
la construction de maisons à bon marché. L'amélioration du
logement urbain ne serait que l'exécution à la ville, par voie
d'association, de ce qui se fait à la campagne dès que les res-
sources sont cjuelque peu accrues. Mais ici une question grave
se pose : faut-il que la coopérative (ou la société qu'elle com-
manditerait) vende ses maisons ou bien vaut-il mieux qu'elle les
loue? M. de Rousiers n'est pas partisan de l'acquisition de s)nall
holding pour les ouvriers et il rappelle qu'au Creusot les
maisons ouvrières, construites par M. Schneider, ont souvent été
vendues (3). Peut-être la location sans terme serait-elle la meil-
leure solution : l'ouvrier après avoir amorti le capital, n'aurait
plus à payer que l'impôt et à entretenir; quand il abandonne-
rait l'immeuble on lui rembourserait la valeur. La maison serait
traitée comme une action de coopérative de production, acquise
par des petits versements, et remboursée à l'ayant-droit quand
il quitte.
L'ouvrier de la grande industrie ne peut pas acquérir des
instruments de travail; mais il peut exercer sur l'outillage une
action plus puissante que s'il était le propriétaire; il lui suffît
d'employer une partie de ses économies à soutenir le syndicat
de sa profession. Tandis que le syndicat agricole s'efforce d'a-
mener ses membres à acquérir, par son intermédiaire, de bons
appareils de culture et des engrais, le syndicat urbain exerce
sur le capitaliste une énergique pression pour le forcer à accé-
(1) M. Pyfferoen dit au contraire que ce sont des œuvres étrangères à la société
coopérative [article cité, p. 625).
(2) Cf. circulaire de janvier 1899 du Musée social.
(3) Op. cit.. p. 317. Il est vrai qu'aujourd'hui la vente est moins à craindre en raison
de la nouvelle loi sur l'héritage.
188 LA SCIENCE SOCIALE.
lérer le progTès du machinisme (1 ). La concurrence entre indus-
triels pourrait se calmer et même disparaître, de manière à sup-
primer le progrès; mais l'obligation de payer de hauts salaires
est le stimulant par excellence de l'industrie contemporaine.
Une transformation complète se produit dans les mœurs de
l'ouvrier : l'inertie, la malveillance et l'insouciance, qui carac-
térisaient le salarié aux époques des salaires de famine, sont
vaincues définitivement; il s'intéresse à sa machine et cherche
à lui faire rendre le plus possible. Trop longtemps on a cru
que la machine moderne permet d'employer le travail le plus
bas et que tout l'intérêt du patron consiste à allonger la journée
ou à intensifier le travail. Aujourd'hui nous savons qu'il faut à
la machine un ouvrier supérieur, qui soit capable de travail
très qualifie, qui puisse suivre des mouvements très rapides et très
délicats, qui ait à dépenser plus d'attention que de force. Le
sublime qui considère comme un devoir de couler son patron,
ne saurait exister dans l'industrie perfectionnée (2).
Nous arrivons ainsi à reconnaître que la forme supérieure du
travail ne s'est réalisée ni dans la coopération de production
(comme le pensait Marx) ni dans les usines participationnistes (3).
Le travail extra-qualifié a été obtenu par le capitalisme grâce
à trois conditions : la vie de l'ouvrier est devenue meilleure, les
outils sont devenus plus scientifiques et le travailleur a acquis à la
fois plus d'intelligence et plus de souci pour son œuvre. Ce tra-
vailleur peut être encore appelé un bras, puisqu'il ne possède
que sa force de travail; mais c'est un bras mù par une volonté
singulièrement tenace, éveillée et prévoyante. Il ne possède pas
un atome de la matière de l'atelier où il peine ; mais il a sur le
produit un droit plus certain que son patron, car le syndicat
(1) Cf. Vigoureux, La concentration des forces ouvrières dans V Amérique du
Nord, p. 354.
(2) C'est ce qu'avait très bien vu D. Poulot.
(3) Sur ce point, M. de Bousiers a posé des conclusions très nettes ; il dit qu'il ne faut
pas se casser la tète pour imaginer des combinaisons participationnistes; « les indus-
triels les plus avisés et les plus prospères... dirigent tous leurs efforts vers ce seul but :
se créer un personnel de choix, en le traitant du mieux qu'ils peuvent » {Science so-
ciale, janvier 1899, p. 16). La formule anglaise. « the highest rate ofivarjes for first
class worhers » est pour lui la formule vraie du travail contemporain (p. 17).
LES DIVERS TYPES DE SOCIETES COOPERATIVES.
189
défend son salaire ; les profits ou les pertes ne les regardent pas
et il refuse de lier son sort aux maniements des prix par une
échelle mobile. Il n'est pas propriétaire des instruments de
travail, mais il a acquis des cjualités intellectuelles et morales
que ne possédaient pas les anciens ouvriers possesseurs d'instru-
ments; il n'est plus comparable qu'à l'artisan-artiste qui n'avait
jamais été qu'une exception; il veut bien faire, car il aime son
œuvre. Tandis que le travailleur propriétaire s'engourdit souvent
dans sa tradition technique, le prolétaire moderne ne cesse de
progresser et de se mettre au niveau de techniques plus délicates.
VII
On considère trop facilement la petite entreprise industrielle
comme morte; les peintres, maçons, charpentiers, cochers, etc.
n'ont pas besoin d'être mis sous la dépendance de grandes
sociétés; celles-ci se ruinent en frais généraux, entretiennent un
énorme état-major et surveillent très mal leur personnel.
= ■:.
il
PROFESSIONS.
NOMBREDESOCIÉTAlItES
TR.VVAILLEL'RS.
NOMBRE
DES .\IX1L1.\!RES.
3
4
3
2
7
! 7
5
2
3
9
5
2
7
8
15
1
Typographie et lithographie..
Papeterie
iLixiinum.
97
38
23
21
33
123
1 i7
15
33
121
43
14
59
185
ilinimum.
97
26
18
30
121
13
28
97
23
9
44
109
Maximum.
270
12
57
7
35
212
58
20
23
242
246
23
227
96
Minimum.
135
10
3
0
35
43
42
18
13
62
18
5
II
44
Bourreliers et malletiers
Cordonniers galochiers
Ébénistes et facteurs de pianos.
Charpentiers, menuisiers. ]iar-
(luefeurs
Fondeurs, ferblantiers
Serruriers
Taille des pierres et du verre.
Casseurs de pierre, piqueurs
de grès et terrassiers
Marbriers, maçons, sculpteurs.
Plombiers
Peintres
Divers
Totaux
Cochers
Lunetiers de Paris
Totaux
952
804
125
699
753
125
1528
503
1400
439
455
1350
83
1881
1577
3431
2244
190
LA SCIENCE SOCIALE.
L'enquête de YOffice du travail fournit pour le département
de la Seine, en 1895, des résultats assez intéressants sur l'orga-
nisation des sociétés coopératives ayant abordé ces professions
de moyenne importance (voir le tableau de la page précédente).
.l'ai séparé dans ce tableau les cochers et les lunetiers de
Paris, parce que plusieurs personnes (et notamment M. Rouanet)
ne veulent pas les considérer comme des ouvriers (1). 11 est utile
pour mieux comprendre l'organisation des sociétés de donner
un taljleau complémentaire de quelques groupes remarquables :
P H 0 )•■ t; s s 1 0 N s .
Lithographie parisien lu;
Association des ouvriers lac-
teurs (le |)iaMos
Charpentiers de Paris
La menuiserie moderne
Association des ouvriers en
limes
Société des ouvriers casseurs
de pierres
Association des cuivners pa-
veurs de Paris
Le Pavage
Association ouvrière des ma-
çons de Paris
Les maçons de la Seine
Union des sculpteurs mouleurs
français
Le Travail (peintres)
NOMBRE DE SOCIETAIRES
TRVVAILLELRS.
Maximum.
2't
11
23
20
15
10
13
12
23
Minimum.
24
11
28
20
14
3
23
NOMBRE
DES AUXILIAIRES.
40
30
100
40
30
31
r.fi
100
40
9G
5i
220
Minimaïu.
40
30
20
0
30
4
8
40
0
10
<o«
1866
1849
1893
1892
1848
1888
1885
1891
1894
1895
1888
1882
Ces tableaux ont donné lieu à une masse de critiques re-
latives à l'égoïsme des coopérateurs. M. Fontaine a été étonné
de voir que les sociétaires préférassent renvoyer les auxiliaires
plutôt que de chômer eux-mêmes; il est tout naturel que le
chômage soit reporté sur les non-associés, et que par suite il
soit pour ceux-ci notablement plus grave que dans la moyenne
(1) Les lunetiers occupent 10 travailleurs par associé et M. Rouanet les considère
comme des patrons; quant aux cochers, il dit qu'ils sont peu nombreux et possé-
daient des capitaux importants. En fait, les coopératives de cochers occupent peu
de cochers auxiliaires : 161 au maximum et 135 au minimum.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOTÉRATIVES. 191
des ateliers. Ou se plaint de ce que les patrons actuels ne tra-
vaillent plus aussi généralement qu'autrefois; et s'il arrive qu'ils
travaillent, on les accuse de voler le travail aux ouvriers I
11 se trouve que les sociétés les plus éloignées de l'kUal sont
aussi celles qui prospèrent le plus : nouveau sujet de lamenta-
tions fort peu raisonnables. Pourquoi aller choisir un idéal si
j)eu en rapport avec les conditions de la pratique? On ferait
bien de nous expliquer comment il faut s'y prendre pour faire
de la vraie coopération, pour ne pas recourir à des auxiliaires,
dans des métiers où il y a de très grandes variations de travail !
Admettons que les coopératives de production soient des pa-
tronats collectifs; quel mal y a-t-il à ce que cette forme de
travail se développe? Je n'en vois qu'un seul : les coopératives
de production permettent aux classes moyennes, à ce que
D. Poulot appelait le rez-de-chaussée, de subsister par elles-
mêmes ; et le maintien de ces classes est contraire aux théories
de certains théoriciens • tant pis pour ceux-ci!
11 existe dans les ateliers beaucoup d'ouvriers intelligents
dont l'ambition est de s'établir; l'ambition du paysan est
d'acheter de la terre ; ces deux passions entraînent beaucoup de
souffrances, quand elles sont trop développées. Il s'établit une
concurrence absolument désastreuse entre les petites maisons ;
les prix s'avilissent et parfois ne peuvent plus se relever. D. Pou-
lot dit à propos de la surproduction (1) : « Cette désastreuse
situation est la conséquence du manque d'entente, d'union et
surtout de lumières, et de l'ignorance même des travailleurs;
car aujourd'hui sur cent chefs d'industrie soixante-dix au moins
sortent des travailleurs. Nous pouvons citer une partie où sur dix
patrons cinq au moins savent à peine signer leur nom... Pour
se débarrasser du stock, ils avilissent les prix et amènent la
perturbation, tout en y perdant eux-mêmes. »
Les coopératives de production sont ouvertes à ces travail-
(1) Le Sublime, pp. 223-224. — Les patrons sublimes exercent une influence dé-
sastreuse; ils croulent tous (p. 139) et travaillent à vil prix 'p. 145), Il cite un ancien
contremaitre qui, après avoir coulé son ])atron, s'établit, fit une faillitte de 400.000 fr.
« après avoir avili les prix de la partie qui ne s'en relèvera peut-être jamais »
(p. 110).
192 LA SCIE.N'CE SOCIALE.
leurs, qui ont soif de s'établir et qui préfèrent s'associer que de
monter de petites maisons débiles. Je ne vois aucune bonne rai-
son pour ne pas tenir compte des sociétés de cochers : nous
apprenons par l'enquête de \ Office du travail que dans l'Union
des cochers fondée en 1873 entrèrent de petits loueurs, qui ap-
portèrent aussi un peu d'argent; cela me semble parfaitement
naturel j .
VIII
Uue la coopérative de production soit, par certains côtés, un
patronat collectif, cela n'est pas douteux; mais elle est aussi
autre chose et c'est ici qu'apparaît la nouveauté du système.
\J Office du travail ne semble pas avoir compris la question, car
il insiste beaucoup sur (( la nécessité d'une forte discipline »,
tout comme s'il s'agissait d'un régiment à conduire. Dans le
rapport au ministre, qui précède l'enquête, on lit : « notre élite
ouvrière se convainc peu à peu qu'être libre, ce n'est pas
repousser toute discipline, mais choisir une règle et, l'ayant
adoptée, être assez maître de soi pour s'y plier ». Les Jacobins
parlaient jadis du despotisme de la loi ; V Office du travail en
est encore à ces rengaines démagogiques!
Je trouve tout autre chose dans les sociétés prospères : il y a
presque toujours à côté de la division technique en ouvriers,
contre-maitres, commis, chefs d'atelier, une distinction de grades
et des autorités chargées de maintenir la tradition. Godin, qui
avait une grande expérience de la vie ouvrière, a imposé au
familistère de Guise une organisation compliquée, comportant
quatre catégories : les associés qui ont seuls part à l'administra-
tion, les sociétaires, les participants et les intéressés (2). Leclaire
a confié l'administration de sa maison de peinture à un noyau.
L'inégalité des conditions permet seule de donner à un groupe
;'l) Par contre il arrive, de temps à autre, que des associés abandonnent des coo-
pératives pour s'établir.
(2) Ceux-ci sont de purs commanditaires.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 193
sélectionné des avantages appréciables; et les hommes de ce
groupe surveillent, conseillent et dirigent les autres travail-
leurs.
La distinction des grades est de tradition dans les ateliers; le
compagnonnage était fondé sur elle ; la franc-maçonnerie Ta ren-
due quelque peu ridicule ; les utopistes s'en étant emparé, on
a cru qu'elle était indigne d'être étudiée scientifiquement. D'au-
tre part la démagogie a prétendu imposer sa loi des majorités
et a inventé le despotisme de l'élu : on a transporté cette con-
ception dans l'atelier et on n'a pas voulu voir que les faits sont
absolument opposés aux idées démagogicjues.
D. Poulot insiste beaucoup sur la nécessité d'établir une sélec-
tion parmi les travailleurs ; son livre se termine par cette phrase :
« A tous les réformateurs qui crient, pour arriver à la régéné-
ration tant proclamée : Plus de capital, plus d'intérêt, plus de
Dieu, plus de famille, plus de propriété, nous répondons : Plus
de sublimes ». Et ailleurs (1) : « Nous sommes persuadé qu'une
association où il y aurait seulement 25 % de sublimes ne réus-
sirait pas. Le soupçon, les défiances, les invectives et souvent
les coups de poing ont été la récompense du dévouement des
gérants cjui avaient été nommés à l'élection. Sur dix associations
qui n'ont pas réussi, les sublimes en ont tué au moins huit ».
11 donne un extrait d'un règlement établi par une société d'ou-
vriers en fer (2) : « L'ivrognerie, les injures et la violence, les
paroles obscènes, la paresse et l'insoumission sont bien les vices
capitaux, qui sont le bagage du sublimisme . Avant de déterminer
les règles qui doivent régir le travail, les associés, qui connais-
sent mieux que personne les conséquences désastreuses de ces
vices, ont commencé par les flétrir (3). »
Ainsi il ne s'agit pas de discipline, en prenant ce mot au sens
(1) Op. cit., p. 3.55.
(2) Op. cit.. p. 347.
(o) D'après D. Poulot il y aurait 60 Ç^ de sublimes en moyenne parmi les ouvriers en
ter et même 85 pour cent (larmi les frappeurs et boulonniers (p. 226), tandis qu"il n'y
en a que 10 pour cent parmi les charpentiers (p. 236). Ces chiffres se rapportent à
l'année 1869 ; dans la troisième édition ,1887) il dit que le sublimisme est en baisse
(préface, p. II;.
194 LA SCIENCE SOCIALE.
technique et précis, mais d'une sélection faite au point de vue
moral : la discipline agit sur les actes ; la morale est toute
d'ordre intime. Cette nécessité de la sélection apparaît spon-
tanément dans les masses ouvrières dès que leurs intérêts col-
lectifs sont enjeu : ainsi M. P. Bureau (i) nous apprend que
rintroduction du travail par équipes (système de la bonne cama-
raderie) dans les ateliers de \siThames J^ronwork amena le ren-
voi de 3 à 400 ouvriers à la requête de leurs camarades.
Parmi les avantages que la coopération de production pré-
sente sur le patronat, on doit signaler justement la valeur mo-
rale plus grande des hommes qui dirigent les ateliers : ils n'ar-
rivent à ces situations qu'après avoir fait preuve de qualités
exceptionnelles. Nous sommes en présence d'une constitution
aristocratique (2), qui a certainement ses vices, mais qui n'est pas
exposée aux hasards des constitutions démagogiques.
Nous saisissons, là aussi, une des causes qui empêchent les
sociétés ouvrières de se développer; il est beaucoup plus facile
de faire un petit patron (qui végétera le plus souvent d'une
manière misérable) que de faire un homme du noyau dans une
coopérative prospère : le petit patron se dispute avec ses tra-
vailleurs, les embauche ou les renvoie sans souci de l'avenir,
n'a que des préoccupations aussi basses que celles du paysan.
Dans une société ouvrière, il faut tenir bien plus compte de
l'avenir; il faut que l'autorité soit surtout fondée sur le carac-
tère (3).
(1) Op. cH.. p. 79.
(2) En entendant ce terme dans le meilleur sens. Il arrive malheureusement quel-
quefois que les fondateurs ont une trop haute idée de leur valeur et ne veulent pas ad-
mettre facilement de nouveaux associés; nous voyons se manifester ici le double
caractère de ces sociétés ouvrières, à la fois patronales et coopératives; elles ne
peuvent, cependant, prospérer qu'en attirant de nouvelles capacités à elles.
(3) La considération des camarades et le plaisir que l'on éprouve à faire réussir une
œuvre sont les deux forces essentielles qui agissent sur les chefs des coopératives les
plus prospères. L'enquête de Y Office du /rara// constate que les chefs dont l'activité
est si nécessaire au succès, sont souvent bien mal rétribues.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 195
IX.
Il nous reste à examiner la production coopérative la plus com-
pliquée, celle dans laquelle les associés restent isolés. Les adhé-
rents d'une laiterie coopérative ne cessent pas d'être des pro-
priétaires individuels; leur union ne porte que sur l'utilisation
du lait ; elle ne tend pas à dissoudre les formes anciennes de la
propriété, mais elle se superpose à elles et sert à les consolider.
J'ai montré comment les fondations des ateliers coopératifs cons-
tituent une aide pour les classes pauvres, en leur facilitant la
vie, tout comme avaient fait les anciens droits d'usage.
Ici nous allons trouver quelque chose qui s'approche encore
davantage de ces droits d'usage. On a observé souvent que la
petite propriété ne peut pas facilement vivre lorsqu'elle n'a pas
à sa disposition des moyens communs, dont les ayant-droit
peuvent faire successivement usage : forêt, pâturage, canal
d'irrigation, four, etc. La véritable définition de ces moyens
communs serait celle de possession alternante, car il n'y a ja-
mais œuvre faite en commun : chacun coupe son bois ; les ani-
maux envoyés au pacage ont chacun leur marque et souvent
chacun un gardien séparé; on arrose à tour de rôle; etc. Les
anciennes fruitières ne seraient pas des ateliers coopératifs
d'après M. de Rocquigny (1) parce qu'il y a utilisation succes-
sive d'un matériel et prêt du lait : le travail est isolé et les
produits sont individuels.
Une deuxième forme de cette coopération individualiste (si
l'on peut employer une expression aussi paradoxale) est celle de
la caisse rurale, qui a pour objet d'assurer le crédit; mais ce
crédit n'est donné qu'à bon escient et après que les associés se
sont rendu compte de l'usage qui en sera fait.
Enfin le syndicat agricole, qui sert d'intermédiaire pour ses
(1) La Prévoyance sociale en Italie, p. 293.
T. xxviiï. 14
196 LA SCIENCE SOCIALE.
adhérents, qui leur loue des macliines, leur procure de bonnes
semences, fait pour eux des expériences de culture ou fait ana-
lyser leurs produits, leur fournit des animaux reproducteurs, me
semble être le dernier terme de la première partie de ce système.
Tous ces procédés servent à améliorer la situation du proprié-
taire, mais ils ne sont pas établis seulement pour faciliter
l'épargne sur les intermédiaires; ce sont des procédés qui por-
tent sur le perfectionnement des moyens de travail, tandis que
la coopération de circulation avait surtout en vue d'améliorer
les moyens de vivre. Mais ce qui doit surtout nous arrêter, c'est
que ce progrès est de nature à rendre la petite propriété plus
sûre ; et que, d'autre part, il a pour base essentielle les rapports
de bon voisinage entre gens vivant dans un même village.
Pour que ce perfectionnement des moyens de travail s'opère
régulièrement, il faut vaincre la routine, et il faut donner au
paysan le moyen de comprendre les expériences qui se font près
de lui. Le paysan se défie beaucoup des essais que tente le
grand propriétaire, et il rit volontiers des insuccès de son riche
voisin. A une observation personnelle, presque toujours mal faite,
il faut substituer une éducation capable de le diriger dans la
bonne voie. La coopération ne porte plus maintenant sur la mise
à sa disposition d'instruments, mais sur quelque chose d'idéal,
sur la pratique scientifique. Les chaires ambulantes d'agricul-
ture, qui ont si bien réussi en Italie, nous montrent ce qui
peut être fait, sans grands frais, dans cet ordre d'idées. D'ordi-
naire c'est une initiative extérieure qui apporte aux paysans les
bienfaits de cette éducation ; mais l'origine ne nous importe
pas : ce qu'il faut voir c'estcette unité d'esprit qui se forme par
l'utilisation d'un même corps de doctrines. Les professeurs de ces
chaires conseillent aux paysans d'entreprendre certains travaux,
leur facilitent l'emprunt et en surveillent l'emploi.
Le système est complété par les banques populaires, qui font
circuler les capitaux et leur donnent l'emploi le plus avantageux
pour l'économie du pays.
Dans les villes il est beaucoup plus difficile que dans les cam-
pagnes de venir en aide au travailleur isolé ;ily a une très grande
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 197
différence, d'ailleurs, entre les deux catégories d'institutions,
parce que dans les campagnes toutes les institutions décrites plus
haut amènent infailliblement une amélioration dans la produc-
tivité du travail ; dans les villes il est assez rare que l'on puisse
mettre à la disposition de l'ouvrier un outillage plus perfec-
tionné ; mais il est possible d'agir sur les ouvriers urbains en
développant leur goût et leur intelligence, en sorte que si l'ins-
trument ne change pas, l'homme qui le meut devient supérieur
à ce qu'il était.
En Italie il a été fait des essais vraiment intéressants; pres-
que partout les banques populaires et les caisses d'épargne font
des prêts d'honneur ; à Crémone on accorde des avances sur les
factures (1) ; à Lodi on vend des machines à coudre à crédit (2) ;
à Bologne il a été créé une « banque coopérative des ouvriers et
de la petite industrie », qui paraît donner de bons résultats (3).
Émerveillés par les prodiges de la grande industrie, beaucoup
d'économistes s'imaginent assez volontiers que le rôle du travail-
leur isolé est fini : c'est qu'ils ne comparent point des choses de
même nature : la moyenne industrie et la fabrique collective peu-
vent être appelées à jouer un rôle de plus en plus modeste; mais
il y a des limites à toutes choses. Il serait difficile de penser qu'il
soit économique de s'adresser à une très grande maison de plom-
berie pour faire une petite installation au lieu de faire travailler
un petit patron du quartier : les frais généraux deviennent exorbi-
tants pour les entrepreneurs qui sont outillés pour les grosses
affaires quand ils doivent s'occuper de menus travaux (ï).
Toutes les personnes qui s'intéressent aux questions artistiques,
savent que la machine ne peut donner aux objets qu'elle fabri-
que cette heureuse inégalité, qui caractérise l'œuvre humaine et
(1) La Prévoyance sociale en Italie, "p. 128.
(2) Op. cit„ i>. 140.
(3) Op. cit., p. 192.
( i) « Dans le grand commerce de détail, pas plus que dans certaines industries, on
ne doit s'exagérer l'économie réalisable sur les frais généraux « (Pyfleroen , article
cité, p. G23). — Je pourrais citer une maison de construction d'appareils à rectilier
et distiller l'alcool qui envoie ses clients chez un constructeur moyen quand ceux-ci
lui demandent de petites installations.
198 LA SCIENCE SOCIALE.
constitue le cachet, l'orig-inalité et la vie des objets recherchés
par les vrais amateurs. Les choses faites mécaniquement sont
froides, sèches et plates, parce qu'on n'y trouve que la trace d'un
travail inorganique. L'art académique nous écœure aujourd'hui,
parce que nous trouvons en lui la manifestation la plus parfaite
de la corruption de l'art sous l'influence des règles mécaniques.
Nos pères, qui n'avaient pas encore assisté au dévergondage du
mauvais art industriel, ne comprenaient pas tout ce que renfer-
mait de vicieux l'académisme, — qui, d'ailleurs^ on le sait main-
tenant, ne fut qu'une exception jusqu'à la Révolution. Le goût des
choses délicates n'est pas tellement détruit qu'on le suppose dans
les livres des économistes : en Angleterre depuis vingt ans, il y a
eu beaucoup de progrès; et même dans ce pays de la grande in-
dustrie on est dégoûté des produits que les anciens Anglais trou-
vaient superbes.
Quant à la terre, il ne faut pas se lasser de répéter que sa
culture intensive et scientifique ne peut être abordée que par le
cultivateur isolé : celui-ci peut seul économiser les infiniment
petits et donner aux plantes (ou aux animaux) les soins intelli-
gents et minutieux que comporte la culture à haute production.
Mais ce travailleur a besoin d'être soutenu : il faut que son indi-
vidualité ait un appui matériel, toutes les fois qu'il est inutile de
faire les frais d'outillages indiNiduels, et qu'elle ait un appui mo-
ral dans l'enseignement donné par les sociétés agricoles. C'est à
cette double condition que l'individualité du travail peut acqué-
rir toute sa valeur et que la culture individuelle l'emporte sur la
culture collective.
Nous allons chercher à tirer de ces études quelques conclusions
d'ordre général; et tout d'abord, nous voyons que parmi les ins-
titutions dites coopératives celles qui réussissent le plus sûrement
et qui semblent capables d'exercer la plus grande influence sur
le monde sont celles où les qualités an parfait coopérateur des
théoriciens ne sont pas exigées.
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 199
Les sociétés de production jouent un très petit rôle dans l'in-
dustrie contemporaine ; ce sont en ell'et des organismes rares et
délicats, qui ne peuvent se développer que par une sévère sélec-
tion; elles nous intéressent comme expérience de psychologie
appliquée bien plus que comme modèles d'organisation économi-
que. Nous y avons relevé deux éléments très essentiels : la dis-
tinction des grades et l'existence des noyaux chargés d'assurer le
maintien de la tradition. Ce ne sont pas des institutions progres-
sives; mais elles seml)lent capables de remplacer très avantageu-
sement le moyen patron pour les entreprises vraiment urbaines,
comme sont les travaux du bâtiment.
Quant aux autres institutions coopératives, elles doivent être
considérées comme des fondations destinées à venir en aide aux
classes pauvres pour leur permettre de s'élever, de devenir plus
capables et de mieux produire. Les magasins et ateliers coopé-
ratifs ne diffèrent pas essentiellement des économats, que l'on
établit pour rendre la vie moins dure aux travailleurs : ils ont le
même but, permettre d'économiser sans grand effort. Leur rôle
économique est de faciliter la circulation des produits entre des
ménages et un grand marché, de réduire en définitive des frot-
tements dans le mouvement des produits. Mais c'est se lancer dans
l'utopie que de prétendre changer l'ordre social en graissant
quelques rouages ! Sans méconnaître les grands services rendus
par les économats, qui servent souvent beaucoup à l'éducation des
classes ouvrières, en leur apprenant à se gouverner elles-mêmes,
il faut avouer que la coopération ne détermine rien par elle-
même; tout dépend de l'emploi qui est fait des économies réa-
lisées.
Dans les campagnes, les laiteries coopératives (qui sont aussi
des unions pour la circulation des produits) ont amené des résul-
tats remarquables, qui doivent servir de modèles. Il faut que
la coopérative urbaine parvienne aussi à améliorer le logement
et à assurer l'avenir, qu'elle collabore au progrès industriel, et
qu'elle soit un élément essentiel du progrès moral. Elle ne peut
remplir ce rôle complexe qu'en s'unissant à d'autres institutions
de prévoyance, de défense et d'éducation. L'économie qu'elle
200 LA SCIENCE SOCIALE.
permet de réaliser, fournit à Touvrier le moyen de s'engager
dans des syndicats qui agissent pour relever les salaires, et qui
ne peuvent maintenir les hauts salaires qu'à la double condition
que le patron perfectionne son outillage et que les travailleurs
perfectionnent leur travail.
La grande industrie, bien loin de chercher (comme l'affirmaient
les économistes il y a cinquante ans) le travail non-qualifié , re-
cherche avec ardeur le travail extra-qualifié ; les hauts salaires
et les courtes journées s'accordent parfaitement avec les progrès
actuels de l'outillage; le salariat acquiert, sous la pression syndi-
cale, des avantages que les théoriciens avaient vainement de-
mandés à l'association et à la participation.
Mais à côté de la grande industrie restent (et resteront sans doute
toujours) des ateliers minuscules, le travailleur isolé des villes et
des campagnes, dont la présence est nécessaire pour une infinité
de petites besognes, qui seul peut maintenir Fart et qui seul cul-
tive le sol avec l'ingénieuse parcimonie nécessaire aujourd'hui
dans l'agronomie très perfectionnée. Ces travailleurs ont besoin
d'être soutenus par des institutions, qui leur rendent les services
(bien plus complexes aujourd'hui qu'autrefois) que l'on peut de-
mander à des moyens collectifs. De là naît la nécessité de la
coopération individualiste , qui s'exerce dans les campagnes par
les associations d'arrosage, les caisses rurales, les syndicats agri-
coles, les chaires ambidantes, les banques populaires, — et qui
semble pouvoir se faire jour dans les villes.
Dans cette coopération l'instruction joue un rôle très consi-
dérable : le syndicat agricole n'a pas seulement à aider maté-
riellement le paysan, mais aussi à l'éclairer et à l'instruire.
Dans cette analyse nous prenons les institutions comme elles se
présentent dans l'économie;, sans chercher à savoir quel est l'es-
prit qui a animé leurs fondateurs : cet esprit peut avoir été
très variable. Bien des fois des inspirations religieuses ou philan-
thropiques ont amené des hommes riches à doter des œuvres, ou
même à constituer entièrement des économats ou des ateliers. Ce
ne sont là que des accidents, — bien que l'on ait beaucoup plus
discuté sur ces accidents que sur le fond même des choses. Peu
LES DIVERS TYPES DE SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES. 201
importe d'où vient une institution, une fois qu'elle est établie;
c'est son fonctionnement normal qu'il faut étudier.
Ceci ne veut pas dire qu'il faille négliger l'esprit qui anime
les hommes, qui prennent part au gouvernement des institutions;
je crois, au contraire, que cet esprit est d'une grande impor-
tance ; mais l'expérience nous montre que les institutions les plus
diverses (par leur origine et par leur esprit) peuvent avoir des
destinées économiques assez voisines les unes des autres pour
qu'il soit possible de faire leur étude d'une manière tout à fait
matérielle, — c'est-à-dire sans se préoccuper de cette origine et
de cet esprit.
G. SOREL.
SPORT ET POÉSIE
CHEZ LES GRECS
PINDARE ET LES PINDARIQUES
Le li juillet dernier, nous nous trouvions dans une petite com-
mune de la banlieue de Paris. C'était l'après-midi. Un attroupe-
ment qui s'était formé sur une route attira nos regards. Une
partie de la voie publique se trouvait provisoirement transformée
en champ de course. Un monsieur en redingote et en chapeau
de soie — sans doute l'instituteur — se démenait au milieu d'une
bande d'enfants. Deux pompiers l'assistaient dans son travail d'or-
ganisation. L'un deux aidait à faire la police parmi les marmots.
L'autre s'était éloigné à une centaine de mètres, et servait de but.
Le monsieur en chapeau de soie fit ranger les enfants en ligne,
non sans leur expliquer, avec un grand luxe de répétitions, que
la course consistait à aller jusqu'au pompier et à revenir. Le pre-
mier revenu aurait le prix.
La course eut lieu sous nos yeux. Le gagnant fut un tout jeune
bambin, âgé de six à huit ans, qui, profitant des hésitations et de
la gaucherie de ses compagnons, et comprenant à merveille les
instructions données, s'était lancé en avant, sans regarder à
droite ni à gauche, et avait distancé de quinze ou vingt mètres le
plus favorisé de ses concurrents. Ce fut, dans la foule groupée
sur les trottoirs et parmi les voisins accourus aux fenêtres, un
long cri d'admiration. L'enfant, dans ce stade improvisé, mes-
quin, délimité par deux casques de pompiers, s'était taillé un petit
succès d'enthousiasme. Une famille de la commune dut être très
SPORT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 203
fîère ce soir-là, et les félicitations durent pleuvoir, dans un certain
cercle, sur le héros que les assistants venaient d'applaudir.
Eh hien, ceux qui veulent comprendre, une bonne fois pour
toutes, cette incompréhensible poésie de Pindare qui rebute et
rebutera encore tant de lecteurs, n'ont qu'une seule ressource :
agrandir par la pensée la petite scène triviale que nous venons
de décrire, remplacer le morceau de route par un emplacement
spécial, les enfants par des hommes, les pompiers par des ma-
gistrats respectables, le monsieur en chapeau de soie par des
« hellanodiccs », la commune par une immense association de
cités, le petit groupement d'assistants occasionnels par des foules
venues de loin pour assister aux épreuves, les félicitations ba-
nales données au vainqueur par une véritable pompe triom-
phale, et enfin les cris d'admiration spontanée par un chant d'ad-
miration composé selon les règles du rythme pap un spécialiste
de l'éloge. Nul n'ignore que le développement et le perfection-
nement d'un organisme pousse à la multiplication des org-anes,
et que, plus un phénomène social devient intense, mieux on voit
s'y dessiner l'application d'une loi impérieuse, celle de la division
du travail.
Il ne suffit pas d'être lettré pour juger Pindare. Voltaire, un
homme d'esprit cependant, se trouvait désorienté en présence de
cette poésie si différente de la sienne, et cette désorientation se
traduisait par d'impitoyables railleries. L'auteur du Siècle de
Louis XIV professait un joyeux dédain pour ce « chantre des
combats à coups de poing' » qui prenait des accents si sublimes
pour nous raconter que Psaumis de Camarine était arrivé le
premier à la course des chars attelés de mules, ou qu'Agésidame
de Locres avait terrassé son adversaire au pugilat. Un Grec ne
serait pas moins déconcerté de nos jours s'il voyait reproduites
dans des centaines de journaux des listes de jeunes gens admis-
sibles à l'École Polytechnique ou à l'École centrale, et trouverait
probablement, comme Voltaire, quelque formule pittoresque
pour exprimer son dédain. La vérité, c'est que nul poète ne peut
être bien compris que si on le replace dans son milieu, et Pindare,
parmi tous les poètes, est un de ceux qui ont le plus besoin de
204 LA SCIENCE SOCIALE.
cette opération, sous peine de demeurer inintelligibles, et, par
conséquent, profondément ennuyeux.
La poésie triomphale est née en Grèce de l'existence des
« Jeux », c'est à dire d'une organisation particulière des sports
physiques. Le poète est subordonné à l'athlète. Il faut considérer
celui-ci pour justifier la physionomie de celui-là.
Or, la ligure de l'athlète est double, ou, plus simplement, deux
éléments paraissent concourir à l'organisatien des jeux : un élé-
ment privé et un élément public. Ces jeux sont avant tout un
divertissement né dans la famille, et conservé de génération en
génération. Us sont ensuite une institution d'État, ou mieux de
Cité, soigneusement perfectionnée en vue de l'intérêt militRire.
Ajoutons que cette institution d'État voit son éclat rehaussé par
l'adjonction d'un caractère religieux, comme c'est le cas pour
toute fête hellénique.
I. LES JEUX, DIVERTISSEMENT PRIVÉ.
Il est au moins un sport, la course, qui entre, en tout pays,
dans les récréations des enfants. Cet âge a besoin de courir.
D'autre part, lorsque plusieurs enfants courent ensemble, des
sortes de concours s'établissent naturellement, sous une forme ou
sous une autre, entre les compagnons de jeux. Les plus agiles
en acquièrent même, aux yeux de leur groupe , une sorte de su-
périorité qui les flatte, et les revêt d'une auréole sui generis.
Ce qu'on trouve également chez tous les enfants, c'est le goût
de lancer des objets quelconques, généralement des balles ou des
ballons. Pendant que la course fortifie les jambes, cet autre exer-
cice fortifie les bras.
Il n'est pas rare, également^, de voir des enfants se prendre
corps à corps pour se terrasser mutuellement, sans être portés à
cela par la colère, mais simplement pour s'amuser et comparer
leurs forces. Le phénomène est plus rare sans doute et moins ob-
servable dans nos sociétés civilisées, où l'éducation de la famille
SPORT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 205
tend à réprimer ces habitudes au lieu de les encourager. Un
proverbe français montre à la fois l'existence de ce goût pour la
lutte et les influences sociales qui le combattent : « Jeux de
mains, jeux de vilains ».
Or, ce que les Grecs appelaient le pentathle , c'est-à-dire la
course, le saut, le disque, le javelot et la lutte, représente assez
exactement le prolongement dans l'âge mûr de ces divertisse-
ments de l'enfance. Le saut n'est qu'une modification de la course,
la course prise au moment où l'on rencontre un obstacle. Le dis-
que et le javelot sont deux variétés de projectiles, qui peuvent,
en nos modernes sociétés, se trouver remplacés par d'autres, mais
dont le maniement a pour but unique de développer la force et
l'adresse du bras. Nous sommes donc ici en présence d'un phéno-
mène général, et l'on n'aperçoit que faiblement l'action de
causes particulières. Où il faut rechercher celles-ci, c'est dans la
prolongation de ces exercices au delà des limites de l'enfance,
prolongation qui, au lieu d'occuper ou de passionner des groupes
restreints, comme chez nous, occupe ou passionne tout le public
adulte, au point d'enfanter les plus grandioses manifestations
d'enthousiasme.
Et nos courses? dira-t-on. Elles passionnent : c'est vrai, mais
pourquoi passionnent-elles? Parce qu'elles fournissent un pré-
texte au pari. On n'y va pas pour acclamer un jockey, d'ailleurs
obscur, mais pour jouer de l'argent sur un cheval. Pourvu que
celui-ci arrive le premier, on est content, et l'on se soucie assez peu
de connaître le nom du cavalier qui le monte. Évidemment, notre
cerveau, à ce point de vue, n'est pas conformé comme celui des
Grecs, et cette différence de conformation vient d'une difïerence
d'éducation.
Le monde cycliste offrirait à l'observateur des phénomènes
qui se rapprochent davantage de ceux que nous allons envisa-
ger. Ces portraits de vainqueurs, reproduits sur les journaux il-
lustrés, rappellent les statues triomphales que les Grecs éle-
vaient aux athlètes victorieux. Mais, comme on le sait, de telles
gloires n'intéressent qu'un public spécial, dont le langage n'est
pas toujours très intelligible pour les profanes. Les masses 7ie
206 LA SCIENCE SOCIALE.
donnent point. Nous n'en sommes pas encore à ces réceptions
extraordinairement grandioses que faisaient les cités grecques à
leurs concitoyens victorieux dans un des grands jeux, à ces pro-
cessions solennelles qui, formant au héros un cortège d'hon-
neur, l'introduisait, non par une porte, mais par une brèche
'pratiquée tout exprès dans les remparts pour lui livrer pas-
sage.
Rappelons-nous l'origine de nos Hellènes. Intrépides monta-
gnards, descendants de bannis qui avaient gagné la montagne, et
là, dans cette sorte de « maquis », demandaient au pillage à main
armée leurs principaux moyens d'existence, les vainqueurs des
Pélasges n'avaient pas perdu, en descendant vers la plaine, ces
instincts de combativité qui avaient amené leurs triomphes. Leur
installation sur le rivage de la mer leur fournissait d'ailleurs
l'occasion de transformer en expéditions maritimes leurs excur-
sions jusqu'alors terrestres. En outre, le fait même de la conquête
avait pour résultat de les superposer à de nombreuses populations
de sujets ou d'esclaves, qu'il s'agissait de tenir en respect. Or,
là où les armes perfectionnées n'existent pas encore, on tient
les gens en respect en leur démontrant qu'on a des muscles plus
solides, des pieds plus agiles pour la poursuite, des bras plus
vigoureux pour le châtiment. C'est ce qui explique, entre paren-
thèses, comment les Doriens de Sparte, plus isolés que d'autres
clans vainqueurs dans leur Laconie déjà peuplée de nombreux
habitants, se virent obligés de donner à l'éducation physique un
développement extraordinaire. Mais le fait, plus intense à Sparte
qu'ailleurs, se produisait sur les divers points de la Grèce, et l'on
conçoit, dans ces conditions, que le premier rêve du père, lors-
qu'un enfant mâle lui était donné, était de le voir devenir un
homme robuste. Les « Jeux », tout en amusant les enfants, étaient
donc pris au sérieux par les parents. Aussi, de même que cer-
tains villages de chez nous possèdent toujours une place spécia-
lement ait'ectée au jeu de boules, toutes les localités de la Grèce
possédaient un emplacement en plein air appelé « palestre » où
la jeunesse se livrait au plaisir de la lutte ainsi qu'aux autres
exercices énumérés plus haut. Les hommes faits ne dédaignaient
SPORT ET POÉSIE CHKZ LES GRECS. 207
pas de se mêler à ces batailles pour rire, où l'on recevait pourtant
de terribles coups. On se proposait une partie de ceste ou de
pugilat comme on se propose actuellement une partie de domi-
nos ou d'écarté. La localité était-elle une ville? La palestre don-
nait naissance au g-ymnase,, édifice important entre tous, mais
— remarquons-le en passant — édifice privé. Là se donnaient
rendez-vous tous les citoyens distingués, les uns pour prendre
part aux sports, les autres pour regarder leurs concitoyens qui
luttaient, sautaient, couraient, d'autres enfin pour flâner et ba-
varder, uniquement parce que le gymnase était devenu l'endroit
le plus « sélect » de la ville. On sait que c'est en se promenant
sous les portiques de ces gymnases que plusieurs des plus grands
philosophes, à commencer par Socrate, ont recruté des audi-
toires et conquis leur réputation. Ils savaient qu'ils rencontre-
raient là le Tout-Athènes, et le Tout-Athènes , en venant là,
rendait témoignage au prestige exercé sur la population libre,
oisive, distinguée, par ces divertissements corporels.
Il ne faudra donc pas être surpris de relever, dans les dédi-
caces des odes pindariques, les noms des plus nobles d'entre les
Grecs des principales cités. Nous sommes en présence d'un délas-
sement aristocratique, encouragé de père en fils, et qui fait partie
des traditions des plus illustres familles. Les Éacides, les Alcméo-
nides, les Battides, les lamides, les Ératides, bien d'autres mai-
sons à généalogie célèbre défilent dans les odes du poète, et l'on
voit, par les éloges même qu'il leur décerne, que le goût des
exercices physiques est héréditaire chez tous ces aristocrates de
grande lignée. Il n'est pas rare que la généalogie, à force de
remonter dans la nuit des temps, vienne se rattacher à Hercule,
à Apollon, à Zeus, ou à quelqu'un de ce genre. Or, toute fable a
sa raison d'être, et, lorsqu'on sait par quel mirage d'admiration
rétrospective les grands bandits de l'Olympe sont devenus des
dieux, on n'a plus de peine à expliquer toutes ces généalogies
divines. Les familles ainsi louées descendaient tout simplement
de quelque « roi des montagnes » , ou tout au moins prétendaient
en descendre, et se faisaient accepter dans le « monde » qui en
descendait véritablement. De génération en génération, elles se
208 LA SCIENCE SOCIALE.
rattachaient à des héros qui avaient entraîné sur leurs pas des
bandes de guerriers émerveillés sans doute parla force, lagilité,
l'adresse de leurs capitaines. Ces rudes gaillards avaient naturel-
lement tenu à ce que leurs fils marchassent sur leurs traces.
Semblables à tel de nos pères de familles qui, ingénieur distin-
gué, cultive avec amour chez ses enfants l'aptitude aux mathé-
matiques ou à la mécanique, ils avaient, servis en cela par leur
puissance et leurs loisirs, développé chez leur progéniture les
qualités athlétiques, plus utiles alors que maintenant pour se
créer ou se conserver sa place au soleil.
C'est justement parce que les sports sont pratiqués et encoura-
gés jo«r les plus grandes familles que la poésie pindarique a plus
de chance de prendre un sérieux essor. Dans ces familles, la ri-
chesse permet de donner une pompe toute particulière aux fêtes
qui suivent les exploits accomplis par un fils, par un frère, par
un parent. Ce seront des festins, des cortèges de flambeaux, des
réceptions plus élégantes. Ce seront aussi des chants, puisque le
chant traduit si bien la joie. Mais chant, nous le savons, est
presque synonyme de poésie, et, à émettre des sons, il faut bien
que cessons disent quelque chose. Du reste, comme le dit Pindare
lui-même dans sa neuvième Néméenne, <( c'est un adage parmi
les hommes, qu'il ne faut pas laisser tomber à terre et ensevelir
dans le silence une action glorieuse. La voix divine de la poésie
est la digne compagne des exploits. »
Cela n'est certes pas vrai pour tous les peuples, mais c'est vrai
pour les Grecs, chez qui d'autres causes, analysées précédemment,
ont si puissamment favorisé Téclosion de la poésie. Chez ce peu-
ple de vie facile, il faut que le chant soit partout. Des milliers de
Pindares ont donc, en des milUers d'endroits, célébré les louan-
ges de ceux qui s'étaient distingués dans les exercices physiques.
Mais, en des circonstances particulièrement solennelles, passion-
nantes, en des cas où la gloire des vainqueurs devient absolu-
ment éclatante, où un public immense peut s'intéresser à leur
triomphe, la louange prend naturellement des proportions plus
grandioses, plus « littéraires ». Alors les familles cherchent à
s'adresser, pour cet éloge, à un fournisseur renommé, qui sache
SPORT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 209
traduire en termes magnifiques l'admiration éprouvée par
tous les proches de l'heureux vainqueur. C'est ainsi que d'après
les commentateurs, la dixième Pythique, dédiée à Hippoclès
de Pélmne, fut composée à la requête d'un certain Thorax,
parent du héros et de toute l'illustre famille des AUénides, cé-
lèbre en Thessalie. L'œuvre littéraire et musicale de Pindare
devait servir à rehausser l'éclat d'un festin donné en faveur
d'Hippoclès et de la marche triomphale organisée à cette occa-
sion.
Notons en passant un fait, ou plutôt l'absence d'un fait. Parmi
les divers sports usités dans les jeux des Grecs, nous ne voyons
pas figurer le canotage, dont on connaît la vogue chez les An-
glais d'aujourd'hui, La chose semble d'autant plus étonnante au
premier abord que la Grèce était un pays essentiellement ma-
ritime, et que la configuration des côtes se prêtait admirablement
aux exercices nautiques. La formation de nos Grecs de bonne
famille explique très bien, selon nous, cette apparente anomalie.
En descendant de la montagne vers la mer, nos illustres bandits
avaient bien voulu rester des guerriers, mais non devenir des
rameurs. Les rameurs ne se battent pas. Ils exécutent une fonc-
tion purement matérielle. Par conséquent, des esclaves ou, de
petites gens sont assez bons pour ce sport particulier. La lutte,
pour nos Grecs, n'est donc pas jeu de vilain, mais le canotage
est œuvre servile. On sait que l'opinion contraire, en nos sociétés
où régnent d'autres influences, prédominerait plutôt aujour-
d'hui.
L'amour des exercices physiques était donc chez nos Grecs,
avant tout, un phénomène d'éducation familiale. 3Iais il n'y avait
pas que cela, ou, pour mieux dire, le phénomène que nous ve-
nons de retracer était tellement général, tellement intense que,
de la vie privée, il ne pouvait faire autrement que de se réper-
cuter sur la vie publique. Ce qui était approuvé et encouragé
par tous les pères de famille devait être approuvé et encouragé
par les magistrats issus de ces familles, recrutés le plus souvent
parmi les plus notables d'entre elles. Après avoir été un diver-
tissement privé, les « Jeux » devaient devenir une institution
210 LA SCIENCE SOCIALE.
publique, environnée de tout l'éclat et de toute la pompe que
l'on donne aux actes officiels, aux manifestations nationales.
II. — LES JEUX, INSTITUÏIOX OFFICIELLE.
Une des grandes raisons d'être des gouvernements, c'est la
préparation de la défense extérieure. On sait la place qu'occupe
cette préparation parmi les nations de l'Europe continentale.
Chacune a sans cesse les yeux fixés au-delà des frontières, pour
voir si un voisin n'a pas augmenté ses effectifs, construit des
canons d'un type nouveau, inventé quelque poudre ou quelque
explosif d'une puissance inédite, perfectionné en un mot d'une
façon quelconque son outillage de combat. Et l'expérience montre
que les gouvernements qui laissent péricliter cet outillage s'expo-
sent, en cas de guerre, à de véritables catastrophes, quel que soit
d'ailleurs le courage et l'abnégation de leurs soldats. C'est ce
qu'on vient de vérifier dans le conflit entre les États-Unis et
l'Espagne. Non seulement le personnel mihtairede celle-ci man-
quait de formation technique, mais encore son outillage était
désastreusement arriéré. Un souci analogue existait chez les gou-
vernants de nos cités grecques, mais, tout en étant de même
nature, il ne s'appliquait pas exactement aux mêmes objets. Les
conditions des luttes armées, nul ne Tignore, étaient tout autres
qu'aujourd'hui. Peu de machines de guerre, et en usage dans les
sièges seulement. Pas de projectiles frappant au loin, sauf le ja-
velot, qui ne franchit qu'une distance de quelques mètres, et
qu'un bon bouclier peut toujours parer. Enfin, étant donné la
faible distance à laquelle doivent se placer deux troupes dis-
posées à en venir aux mains, c'est le corps à coips assuré, sinon
dès le commencement, du moins à un instant quelconque de la
bataille. Ceci posé, il est clair que la vigueur physique du soldat
prend une importance énorme. Plus robuste des bras, il peut lan-
cer son javelot plus loin, et se procurer un genre de supériorité
analogue à celui qui résulte actuellement de la possession d'un
Sl'ORÏ ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 211
fnsil à plus longue portée. Plus robuste des jambes, il peut à son
gré éviter son adversaire ou le poursuivre, et eng-ag-er l'action
du côté qui lui plaît le mieux. Plus rojjuste de la poitrine et des
reins, il peut, au moment du corps à corps, terrasser son adver-
saire, le bousculer, l'écraser, se démener victorieusement dans
la mêlée. Plus endurant enfin, il peut soutenir la lutte pendant
un laps de temps plus considérable, et lasser des ennemis plus
prompts à se fatiguer. La longue résistance des trois cents Spar-
tiates de Léonidas aux Thermopyles se comprend très bien si l'on
songe que ces athlètes d'élite, postés d'ailleurs dans un endroit
avantageux, étaient en mesure de transpercer nombre de Perses
avant que ceux-ci fussent arrivés assez près d'eux pour les attein-
dre, et que plusieurs heures d'une lutte continuelle n'avaient plus
de quoi les elFrayer. Une énorme disproportion dans le nombre
était nécessaire pour abattre ces rudes jouteurs.
Comme chaque nation cherche aujourd'hui à avoir le meilleur
canon, chaque cité cherchait donc à avoir les meilleurs lan-
ceurs de javelots, les meilleurs coureurs, les meilleurs sauteurs,
les meilleurs lutteurs de la Grèce. Aussi, à côté des palestres
et des gymnases, se créent bientôt ]es stades, enceinte réservée
aux jeux publics. Cette enceinte est allongée, à cause de la
course, et la distance parcourue par les coureurs devient une
chose tellement présente à tous les esprits qu'elle se trouve éri-
gée en unité de mesure. C'est la longueur-type que la langue
usuelle va consacrer de préférence à toutes les autres.
La cité antique, inutile de revenir sur ce point bien connu,
est inséparable de la religion. Il y a toujours des magistrats
qui sont plus ou moins pontifes, des pontifes qui sont plus
ou moins magistrats. Les fêtes de la cité sont des fêtes re-
ligieuses. La religion viendra donc à son tour consacrer les
jeux, en tant qu'ils font partie de solennités en l'honneur de
tel ou tel dieu. Autour du stade s'élèveront des autels, et l'on
préludera aux jeux par des sacrifices. L'athlète ne se livrera pas
seulement à une récréation traditionnelle, il remplira une fonc-
tion utile à la patrie. Mieux que cela, il accomplira un acte
agréable à la divinité, et des légendes divines sont là d'ailleurs
T. X.VVIII. 15
212 LA SCIENCE SOCIALE.
pour exalter son imaiiination. lui donner une plus haute idée
de la grandeur de son rôle. Apollon n"a-t-il pas disputé le prix
de la course à Mercure, Persée à Atalante? Hercule n'a-t-il pas
terrassé le géant Antée, cpii reprenait des forces toutes les
fois qu'il touchait la terre sa mère ? Traditions familiales, inté-
rêt politique, sentiment religieux, tout s'unit donc, comme on le
voit, pour environner ces solennités d'une incomparable auréole
de grandeur et de gloire. Le pugiliste, au moment où il s'ap-
prête à descendre dans l'arène, sait que trois choses sont étroi-
tement liées à son coup de poing : le plaisir, le devoir civique,
et une œuvre pie.
Des jeux publics plus ou moins célèbres existaient donc dans la
plupart des cités grecques. On cite ceux d'Éphèse, de Thessa-
lonique, d'Anarbaze, d'Attelia, de Pergame, de plusieurs autres
localités. Il est probable que l'institution se retrouvait partout.
La plupart des fêtes dont nous parlent les historiens comportaient
une partie athlétique, comme la fête du li juillet comporte
des représentations gratuites et une revue. Mais, parmi tous
ces rendez-vous du sport hellénique, il en est quatre qui sont
devenus particulièrement fameux, attendu que leur célébration
n'était pas le fait d'une seule cité, mais de l'entente d'un grand
nombre de cités entre elles. Ce sont les jeux Olympiques, les jeux
Pythiques, les jeux Isthmiques et les jeux Néméens.
Chaque cité grecque, on le sait, était véritablement indépen-
dante, mais la communauté de race, de langue, de situation
géographique, d'intérêt même en présence des invasions bar-
bares, se traduisit de bonne heure en Grèce par divers phéno-
mènes fédératifs. Les alliances, d'abord, étaient fréquentes.
Lorsque ces alliances jouissaient d'une certaine permanence,
elles revêtaient la forme de « ligues ». La guerre du Péloponèse
est l'histoire d'un heurt entre deux de ces ligues, où la gloire des
cités secondaires s'efface devant celles des deux cités prépondéran-
tes, Sparte et Athènes. En remontant dans l'histoire de la Grèce,
on trouve un mémorable exemple de solidarité dans la coalition
des chefs grecs qui prirent part à la guerre de Troie. Les poètes
nous ont représenté les princes grecs de cette époque jurant à
SPOUT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 213
Tyndare, roi de Sparte, quils défendraient envers et contre
tous celui d'entre eux qui épouserait Hélène. Sous cette légende
poétique, où rien ne nous dit d'ailleurs qu'il n'y ait pas une
part de vérité, apparaît un phénomène social important : la
fraternité des cités grecques, fraternité que l'on voit résister et
survivre à toutes les querelles intestines et à des guerres pour-
tant cruelles comme celle que se firent les Athéniens et les La-
cédémoniens.
Un principe d'union chez les Grecs, c'était le mépris commun
du «Barbare ». C'était encore le fameux tribunal des Amphic-
tyons, qui paraît avoir été une combinaison intermunicipale
pour régulariser le régime des eaux et veiller à la conservation
du temple de Delphes. C'était ce môme temple de Delphes, lieu
de pèlerinage célèbre même en dehors du monde hellénique,
ainsi que l'oracle que l'on venait y consulter. C'étaient quelques
autres lieux de pèlerinage, comme Epidaure, Dodone, etc. C'é-
taient enfin les yrands Jeux. Le moyen âge a connu la trêve de
Dieu. La Grèce antique a connu une autre trêve qui avait aussi
quelque chose de religieux, mais qui avait pour principe la né-
cessité de célébrer tranquillement les jeux courus par les ci-
toyens de toutes les citési Les jeux Olympicjues, en particulier,
possédaient un grand pouvoirde désarmement. Durant cincj jours,
aucun homme en armes ne pouvait fouler le sol de l'Élide. Si
deux cités étaient en guerre, les belligérants pouvaient se ren-
contrer sur ce terrain neutre, et se livrer entre eux à des com-
bats simulés avant de reprendre la véritable guerre. Ces luttes
del'arène étaient chose sainte, chose sacrée. C'était aussi un diver-
tissement sur lequel trop de monde comptait, et l'opinion publique
n'aurait pas pardonné à ceux qui, par leur intolérance, auraient
gêné ou gâté le plaisir d'innombrables spectateurs, venus de cent
localités différentes. Une guerre, c'était peu de chose. La grande,
l'importante affaire, c'étaient les jeux.
Des noms de grands chefs, de vaillants conducteurs de peuples
divinisés ou idéalisés par la légende, couvraient de leur patro-
nage ces retentissantes solennités. Les jeux Olympiques et les jeux
Néméens, disait-on, avaient été fondés par Hercule. Après di-
2ii LA SCIENCE SOCIALE.
verses vicissitudes, ils avaient été rétablis et régularisés par d'au-
tres. Mais cette grande figure d'Hercule, personnification de la
première invasion des montagnards dans la plaine, n'en appa-
raissait pas moins à l'origine de ces fêtes séculaires. La fonda-
tion des jeux Isthmiques étaient attribuée à Sisyphe, le fameux
bandit que tua Thésée, mais qui, s'il eût tué Thésée au lieu d'être
tué par lui, eût peut-être fait dire aux historiens que Thésée avait
été le bandit et lui le sauveur. Ce Sisyphe avait effectué de grands
travaux à Corinthe. Il avait élevé une muraille en travers de risthme
et forcé l'eau du fleuve Asopus à monter dans la citadelle. Ce
n'est sans doute pas pour rien que les poètes, en le plaçant dans
les enfers, lui attribuent un châtiment de bâtisseur, et l'obligent,
comme on le sait, à rouler un énorme rocher jusqu'au sommet
dune montagne. Quoiqu'il en soit, cet illustre damné avait
laissé de lui une retentissante mémoire. Fils d'Eolus et petit-
fils d'Hellen, suivant la légende, il avait évidemment, d'une
manière ou d'une autre, relevé le niveau de la civilisation dans
le territoire qu'il avait conquis. Quant aux jeux Pythiques, ils
avaient pour but de commémorer la victoire d'Apollon sur le
serpent Python, c'est-à-dire, selon l'interprétation la plus vrai-
semblable, les grands travaux d'assainissement entrepris par les
chefs montagnards lorsque, descendus dans la plaine, ils se
trouvèrent en présence d'infects marécages, sources de miasmes
et d'épidémies. Dieux, demi-dieux ou héros légendaires, ces
grands fondateurs ou patrons des jeux avaient cela de commun
qu'ils étaient des chefs de cités, des hommes de gouvernement,
dont la haute capacité avait laissé, chez les populations, des
traces lumineuses et profondes.
Mais, en définitive, les plus brillants de ces jeux, les plus courus
et les plus renommés dans tout le monde grec et ailleurs, c'é-
taient les jeux Olympiques. Hercule les avait fondés, avons-nous
dit, mais fondés en ïhonneur de Zeus Olympien. Remarquons
bien cette épithète. C'est dans l'Élide, pays du Péloponèse, que
se déroulent ces jeux; mais c'est à V Olympe, à la montagne de
Thessalie, qu'une dévotion traditionnelle les rattache. C'est à la
gloire de Zeus, suprême incarnation de ce type montagnard qui.
Sl'OUT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 2!o
dans les temps reculés, avait conquis et commencé à civiliser la
Grèce, que travaillent ou sont censés travailler les athlètes ve-
nus en foule de l'Hellade, de l'Asie, de Rhodes, delà Sicile. La
montagne s'appelait Olympe, la cité s'appelle Olympie. Quel beau
motif d'idéalisation pour ces luttes du stade ou de l'hippodrome,
et quelle ressource pour les poètes qui, à la louange des hom-
mes, pourront tout naturellement mêler celle des dieux.
Du reste, si l'adoption du stade comme mesure de longueur
nous a déjà donné une idée de l'état d'âme du grand public
relativement aux choses du sport, un autre fait du même genre
vient attester la puissance universelle de cet attrait : à sa-
voir l'adoption de r « olympiade » comme mesure du temps. Le
temps et l'espace, ces deux « concepts » mystérieux qualiiiés
par le philosophe Kant de « formes de la sensibilité », et qui,
dans tous les cas, tiennent une place immense dans le fonc-
tionnement de notre pensée, s'associaient donc pour les Grecs à
une idée contingente, celle de jeux. Rêver à l'espace, pour un
cerveau grec, c'était rêver au terrain qu'un coureur franchit
à la course. Rêver au temps, c'était se représenter l'intervalle
de quatre années qui s'écoulait entre deux rendez-vous dans la
plaine sacrée d' Olympie.
Qu'on se représente cet état d'âme, et que l'on se représente
aussi les aptitudes poétiques de la race grecque, engendrées par
des causes que nous avons exposées précédemment. Le goût de
la musique et de la poésie préexiste à l'institution des jeux elle-
même, vu qu'il faut beaucoup moins d'attirail pour composer
une ode que pour « monter » un concours de sauteurs ou de
lutteurs. S'il faut en croire une tradition, les premières fêtes de
Delphes auraient été purement musicales et littéraires. Les jeux
Pythiques proprement dits se seraient greffés après coup sur
des concours de joueurs de lyre et de flûte. La lyre et la flûte,
en effet, n'étaient pas moins dans les mœurs des Grecs que le
ceste ou le disque. Il est même sûr que la flûte tout au moins
charmait les loisirs des antiques Pélasges à une époque où les
grandes descentes de montagnards guerriers n'avaient pas
encore eu lieu. C'est à Pan rArcadien,à un « autochtone », qu'on
;216 LA SCIENCE SOCIALE.
attribue l'invention de cet instrument rustique. Le triomphe des
athlètes vainqueurs éclate donc au milieu d'un peuple porté au
chant, à la poésie. L'orgueil des familles, nous l'avons vu, est
intéressé à ce que la gloire de ses membres ne tombe pas dans
l'oubli. Un orgueil analogue pousse les cités à encourager tout
ce qui peut perpétuer la mémoire des hommes qui mettent
ainsi en relief le nom de leur patrie. De là ces innombrables
statues dont nous avons parlé, et dont les Romains, malgré de
précédentes destructions, devaient encore trouver des centaines
debout. De là, également, la vogue et le succès, incompréhen-
sible pour nous, de la poésie triomphale.
III. — LE MECANISME UE L ODE PINDARIQUE.
Pour juger le système poétique de Pindare, nous ne pouvons
nous appuyer, dans le présent, sur aucun ternie de comparai-
son. Nous sommes donc forcés de prendre pour exemple un
genre assez différent, mais qui ofire encore, avec l'espèce de
poésie dont nous parlons, des analogies suffisamment caracté-
ristiques. Nous voulons parler du discours que le prêtre pio-
nonce en bénissant un mariage. Il suffit d'avoir lu quelques
odes de Pindare et de se rappeler quelques-unes des allocutions
nuptiales que l'on a pu entendre pour convenir de la ressem-
blance, au point de vue que nous envisageons ici.
Bans un cas comme dans l'autre, en effet, une sorte de plan
s'impose de lui-même, soit au poète, soit à l'orateur. Pour
celui-ci, l'éloge des deux fiancés est de rigueur, et aussi celui
de leurs deux familles. Or, le prêtre, qui connaît ces deux per-
sonnes et ces deux familles, ou qui s'est fait communiquer des
renseignements sur leur compte, a très bien compris, dès la
première heure, sur quelles particularités il était convenable
d'insister. Il y a toujours, non pas la scène à faire, mais l'allu-
sion à faire. C'est un trait saillant de caractère, un événement
passé dont on peut se souvenir avec fierté, une profession par-
SPORT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 217
ticulièrement honorable, qui aura donné au père de l'un des
deux jeunes gens l'occasion de se signaler. Ce sont de bonnes
œuvres, des services rendus à la religion. Selon qu'il y a dans
la famille un militaire, un magistrat, un négociant, on parlera
de patriotisme éprouvé, d'intégrité incorruptible, de loyauté
commerciale. Le cadre est immuable. Seul le sujet varie selon
les circonstances, et encore pourrait-on ramener ces éloges
obligatoires à un certain nombre de types déterminés. Enfin,
au-dessus de cette partie humaine, pour ainsi dire, de l'allocu-
tion, planent régulièrement les enseignements et les vœux de
l'Église en ce qui concerne le mariage. Ce sont de beaux lieux
communs, lieux communs qui représentent de nobles vérités et
s'élèvent à une haute portée morale; mais enfin ce sont des lieux
communs, et tous les orateurs sacrés, môme ceux qui savent
revêtir ces lieux communs des formes les plus élégantes ou les
plus touchantes, en conviendront sans difficulté.
Il y a quelque chose de cette structure dans les odes de Pin-
dare, et les mêmes lois de la composition s'imposaient, autant
que nous pouvons en juger par les fragments qui nous restent,
aux nombreux poètes qui répondaient au même besoin social.
Toute ode en l'honneur d'un athlète victorieux contient, sauf
d'assez rares exceptions, quatre éléments plus ou moins distincts
ou mélangés : l'éloge de l'athlète, celui de sa famille, celui de
sa cité, et enfin des idées morales ou religieuses, parfois l'éloge
des dieux. Si le poète, étant donné le caractère de son héros
ou l'histoire de ses ancêtres, voit la possibilité d'introduire dans
son ode ce que nous appellerions un « clou », il n'y manque
pas, et l'ode se grossit alors d'un épisode, épisode dont le lec-
teur moderne ne saisit pas l'opportunité, d'autant plus que les
faits y défilent parfois d'une façon assez confuse, mais qui
devait faire un sensible plaisir à l'athlète et à ses proches, heu-
reux de voir des histoires de famille embellies et immortali-
sées par un panégyriste harmonieux.
L'éloge de l'athlète lui-même est peut-être ce qu'il y a de
plus mince dans l'œuvre du poète. Et cette brièveté se conçoit.
Il n'y a qu'une manière de remporter le prix de la course, c'est
218 LA SCIENCE SOCIALE.
de courir plus vite que ses adversaires, et qu'un moyen de les
terrasser à la lutte, à savoir de développer une force muscu-
laire plus considérable. La poésie serait donc étrangement
monotone si elle s'appliquait exclusivement au fait même qui
la provoque, à savoir la victoire remportée aux jeux. En fait,
le poète s'élance immédiatement dans le passé et, lorsqu'il fait
l'éloge de l'athlète, c'est surtout pour rappeler ce qu'il a fait
de remarquable avant le combat pour lequel il le loue. Mais
cette incursion dans le passé le rejette vite bien loin, et voilà
qu'il aperçoit des ancêtres plus illustres que son héros, admi-
ral>le matière à des développements poétiques. C'est de ce côté
qu'il s'empresse de puiser ses inspirations.
Une fable de La Fontaine a popularisé l'histoire de Simonide
— ua Pindare dont les œuvres sont perdues — invité par un
athlète à célébrer, pour un prix convenu, une victoire quelcon-
que remportée par lui. La légende rapporte que Simonide,
n'ayant pas grand chose à dire de son homme, se rabattit sur
l'éloge de Castor et de Pollux, et que l'athlète, mécontent, ne
voulut payer au poète qu'un tiers de la somme promise, lui
signifiant d'avoir à s'adresser aux deux divinités eu question
pour le versement du surplus. Le client de Simonide était bien
difficile. Tous les héros célébrés par Pindare auraient pu cher-
cher à leur chantre la même chicane, car lui non plus ne se
fait pas faute de s'élancer hors de son sujet en se servant, pour
relier les divers tronçons de sa [:03sie, des plus sommaires sou-
dures.
Voici comment, par exemple, dans la 3™'' Isthmique, il passe
de l'éloge de son héros, Mélissos de Thèbes — un compatriote
cependant — à celui d'Hercule :
u Transporté d'ardeur dans les combats, il (Mélissos) égale
en courage les lions rugissants. Son adresse est pareille à celle
du renard qui, renversé sur le dos, arrête l'impétuosité de l'ai-
gle ; sa nature ne lui a point donné la haute stature d'Orion. A
le voir, il était peu redoutable, mais dans la lutte il faisait sentir
une terrible vigueur. Ainsi jadis un héros, petit de taille, mais
d'une âme indomptable, vint de la Thèbes de Cadmos jusque
SPORT ET rOÉSIE CHEZ LES GRECS. 219
dans la féconde Lydie, dans lé palais d'Antée, pour lutter contre
le g'éant... » (1).
Suit, comme on le « voit venir », l'éloge d'Hercule.
Ailleurs, dans la 6"'^ Olympique, le poète loue Agésias de Sy-
racuse, vainqueur à la course, et, par une ligure hardie, il se
sert du fait même de la course, qui a eu lieu sur un char
attelé de mules, pour passer bien vite de l'éloge du conducteur
de chars à celui de ses aïeux (lequel est évidemment plus inté-
ressant). « Allons, Phintis (2), attèle-moi ces mules vigoureuses,
lançons le char dans une brillante carrière. Je veux remonter
à l'origine de ce héros... Le temps me presse d'arriver sur les
bords de l'Eurotas, près de Pitané qui s'imit, dit- on, à Neptune
fils de Cronos, et mit au jour Evadné aux tresses noires. » Suit
une véritable généalogie, peu intéressante pour nous, mais qui
devait flatter Agésias et tous ses parents.
Dans la 3"'^ Isthmique, déjà citée, les ancêtres de Mélissos ne
sont pas oubliés :
« Ils élevaient des coursiers, ils étaient chers à Mars aux
armes d'airain. Pourtant, en un seul jour, le terrible ouragan
de la guerre ravit quatre héros à leur foyer fortuné... » etc.
Voilà une allusion qui ne nous émeut pas outre mesure, et
nous sommes tentés de demander ce que la mort lointaine de
ces quatre jeunes gens vient faire à propos du triomphe de Mélis-
sos. Nouveau trait qui justifie notre rapprochement entre l'ode
pindarique et les discours nuptiaux, où il serait facile de relever
nombre d'allusions de ce genre.
Avec l'éloge de la famille, ce qui tient une large place dans
ces odes, c'est l'éloge de la cité. Voici le début de la IS""" Olym-
pique :
« En célébrant une maison trois fois victorieuse à Olympie,
bienveillante envers les citoyens, empressée auprès des étran-
gers, je répandrai la gloire de l'heureuse Corinthe, vestibule de
Neptune Isthmien, mère d'une jeunesse florissante. »
(1) Nous empruntons nos citations à la traduction de M. Sommer, en la modi-
fiant légèrement par endroits pour serrer le texte grec de plus près.
(2) Nom d'un écuyer.
220 LA SCIENCE SOCIALE.
C'est donc à Corinthe en général, et non au Corinthien vic-
torieux auquel est dédiée l'ode, que Fauteur pense tout d'abord.
De même dans la 9™*' Néméenne, dédiée à Chromios d'Etna :
« 3Iuse, quittons Apollon et Sicyone pour la nouvelle cité
d'Etna, pour la demeure fortunée de Chromios, pour cette ville
où les portes sont hospitalièrement ouvertes aux étrangers... »
Les épisodes introduits au cours de l'ode ont souvent pour
but de glorifier telle ou telle cité. Ainsi une grande partie de
la quatrième Pythique, la plus longue de toutes les odes pinda-
riques, contient un interminable épisode consacré à glorifier
tout à la fois Battos, ancêtre d'Arcésilas à qui est dédié le poème,
et la cité de Cyrène, fondée jadis par ce Battos. De plus, comme
cette fondation se rattache à l'expédition des Argonautes, l'ima-
gination du poète se donne libre carrière, et enfante, à ce propos,
une petite épopée.
Eu ce qui concerne l'éloge des dieux, nous en avons cité plus
haut un exemple. Il est souvent difficile, pratiquement, de dis-
tinguer cet éloge de celui des ancêtres, et la raison en est sim-
ple : c'est que nombre de ces ancêtres sont des dieux. Il est
difficile également de distinguer l'éloge des dieux de celui de la
cité, car le mécanisme des pouvoirs publics, en bien des cas,
se confond avec les org-anismes religieux, comme le démontre,
entre bien d'autres faits, celui de la condamnation de Socrate.
En ce qui concerne le passé, vers lequel se reportent volontiers
les poètes, parce qu'il est plus facile d'y placer l'idéal que dans
le présent, une lecture rapide des odes de Pindare permet de
constater que la légende de l'origine des cités est presque tou-
jours de nature religieuse. Ou les fondateurs de la cité ont été
élevés au rang- des dieux, ou on les a confondus avec des divi-
nités similaires, ou enfin ou a inventé de toutes pièces une his-
toire grandiose et surnaturelle, propre à flatter i'amour-propre
de ce petit groupement municipal. S'agit-il de Bliodes? « Je
m'avance, s'écrie Pindare, avec Diagoras, chantant la déesse
des mers, Bhodo, fille d'Aphrodite, épouse du Soleil... (1) »
(1) 7* Olympique.
SPORT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 2:21
S'agit-il cl'Orchomène : « Vous qui habitez une contrée fière de
ses coursiers et qu'arrosent les eaux du Céphise, ô Grâces, reines
fameuses de la brillante Orchomène, protectrices des antiques
Minyens, écoutez-moi, je vous adresse mes vœux! » Cette der-
nière invocation, qui commence la li""'" Olympique, se poursuit
durant les trois quarts de l'ode, d'ailleurs très courte. Vers la
fin, le poète se souvient seulement que son client, Asopique
d'Orchomène, a été vainqueur au stade, et il prie la nymphe
Écho d'en répandre au loin la renommée. Il la charge, en
particulier, d'aller l'annoncer au père dudit Asopique. Toujours,
à des doses infiniment variées, ces mêmes éléments obligatoires :
le héros, sa famille, sa cité, les dieux.
Mais l'esprit religieux du poète, ou plutôt le caractère reli-
gieux de son œuvre, a d'autres façons de se révéler. Les odes
triomphales, avons-nous dit, fourmillent de maximes morales,
qui arrivent on ne sait trop pourquoi. Cela sent notoirement le
sermon, et le sermon emphatique. On dirait, pour employer
une expression irrévérencieuse mais expressive, que le poète
ponlifie.
Donnons-en quelques exemples :
« Diverse selon les œuvres, la récompense est douce à tous
les hommes, au pàtre^ au laboureur, à l'oiseleur, à celui que
nourrit la mer; mais tous, en travaillant, ne songent qu'à éloi-
gner de leurs entrailles la faim cruelle. Celui qui obtient une
noble gloire dans les luttes ou dans les combats reçoit de ses
concitoyens et des étrangers le plus digne salaire : il entend
la douce voix de la louange (1). »
« Chaque chose a sa mesure. Connaître l'occasion est un bien
précieux ; 2 . »
« C'est à l'épreuve que se manifestent les vertus qui distin-
guent, autant qu'il est donné aux mortels de les posséder, l'en-
fant parmi les enfants, l'homme parmi les hommes, le vieillard
parmi les vieillards. La longue durée de la vie amène encore
(1) l"-'- Islhinique,
(2) 13^ Olympique.
222 LA SCIENCE SOCIALE.
à l'homme une autre vertu : la sagesse qui se contente du pré-
sent (1). »
« Zeus n'envoie point aux mortels de présages certains; et
pourtant nous aspirons à de hauts exploits, nous roulons dans
notre esprit mille projets, car un espoir que rien n'effraye est
enchaîné à notre être; mais l'issue des événements est étrangère
à notre prévoyance. Il faut poursuivre les biens, mais avec
mesure. Désirer ce qu'on ne peut atteindre, c'est le comble de
la démence (2). »
« Demandons aux dieux ce qui convient à des cœurs humains.
Connaissons nos forces et notre destinée. Ne souhaite point, ô
mon àme, une existence immortelle et n'entreprends rien que
tu ne puisses accomplir (3). »
« Le bonheur ne dépend pas de l'homme. C'est la divinité
qui le donne, et tantôt élève l'un, tantôt abaisse l'autre sous le
niveau de sa main »...
« La fortune de l'homme grandit en un moment, elle tombe
par terre, renversée par une volonté ennemie.
« Nous ne vivons qu'un jour. Que sommes-nous? Que ne
sommes-nous pas? Le rêve d'une ombre, voilà l'homme (i). »
Il serait facile de multiplier les exemples; mais ceux qui pré-
cèdent suffisent à montrer le « genre » de ces maximes. Evidem-
ment, elles n'ont rien à voir dans l'éloge d'un homme qui est
arrivé premier à la course ou qui a lancé le javelot plus loin
que son concurrent... De tels passages, surtout si nombreux, ne
se comprennent que si on se rappelle le caractère religieux des
grands rassemblements au milieu desquels se célébraient les
Jeux, les sacrifices qui les précédaient, et la nécessité de ne pas
détourner brusquement, vers des horizons exclusivement pro-
fanes, l'esprit des auditeurs. Ceux-ci, en effet, sont trop habi-
tués à voir évoluer autour des autels des dieux ces mêmes
« chœurs » auxquels on confie maintenant le soin de célébrer,
(1) S" Néinéenne.
(2) 11' Néinéenne.
(3) 3" Pythique.
(4) 8"= PyUiiqne.
Sl'ORT ET POÉSIE CHEZ LES GRECS. 223
par des sortes de « cantates » laïques, les exploits d'un simple
mortel. On le voit; il s'agissait, pour le poète, de ne pas perdre
le sérieux, de se pénétrer de la gravité de son acte, d'être
solennel, très solennel, tant dans les pensées elles-mêmes que
dans la forme dont il avait à les revêtir. C'est ainsi, pour en
revenir à la comparaison de lantôt, que le prêtre chargé d'a-
dresser la parole à deux fiancés et de faire l'éloge de leurs
deux familles s'arrangera toujours pour que de hautes idées
morales et religieuses soient exprimées dans son discours. Cela
ne ressemblera pas à un toast qu'on porte au moment du
Champagne, parce que le caractère même de la cérémonie
réclame Tintroduction dans le discours de l'idée de Dieu.
Chez Pindare aussi, l'idée de la divinité se dresse fréquem-
ment à la fin d'une ode, sous forme d'un vœu en faveur du
héros. Mainte conclusion fait penser aux formules variées dans
leur forme, quoique immuables dans leur fond, dont se servent
nos orateurs sacrés pour souhaiter aux auditeurs la vie éternelle.
Voici les derniers vers de la k'- Pythique ».
(( La volonté suprême de Zeus règle le destin des mortels
qu'il chérit. Je le supplie de donner encore à la race de Battos
l'honneur d'une couronne olympique ».
Conclusion de la 7'' Néméenne :
« 0 bienheureux Hercule puisses-tu assurer aux Euxénides
une vie pleine de force, une jeunesse brillante, une vigoureuse
vieillesse ! Puissent les enfants de leurs enfants conserver tou-
jours et accroître l'honneur dont jouit aujourd'hui leur famille ! »
La treizième Olympique se compose de quinze strophes. Les
trois premières font l'éloge de Corinthe, patrie du héros. Les
trois suivantes énumèrent les autres triomphes remportés pré-
cédemment par celui-ci. Les six qui suivent sont consacrées à
diverses légendes religieuses de nature à intéresser Corinthe et
la famille du vainqueur. Les trois dernières exaltent cette famille,
celle des Oligéthides, mais la dernière pensée, sans abandonner
ces Oligéthides, prend une couleur pieuse :
« Interroge la Grèce entière. Elle te montrera plus de cou-
ronnes que l'œil ne peut en saisir. Puissant Zeus, fais qu'ils
:22i LA SCIENCE SOCIALE.
traversent la vie d'un pied léger. Toi qui accomplis les vœux des
hommes, donne-leur, avec le respect des autres, une large part
de bonheur. »
La première Isthmique se ferme sur une pensée plutôt
lugubre :
« Celui qui dans sa demeure couve des trésors enfouis, et
dont le rire poursuit autrui, ne songe pas qu'il devra livrer à
Pluton une âme sans gloire. »
C'est ridée de l'enfer au lieu d'être celle du paradis, mais l'in-
tention morale persiste. Et il faut croire que ce sont bien les
circonstances qui exigent cette gravité, car, d'une part, nous
savons par des fragments que Pindare a composé des poésies
d'un genre plus gai, et, d'autre part, les fragments qui nous
restent de Simonide, le plus illustre auteur d'odes triomphales
après Pindare, nous montrent cette constante préoccupation de
moraliser. C'est de l'éloge triomphal de Scopas le Thessalien
que Platon a extrait les pensées suivantes, qu'il cite dans son
Protagoras : « Il est difficile de devenir véritablement homme
de bien, carré des mains, des pieds et de l'esprit, façonné sans
nul reproche... Tout homme est bon qui agit bien, méchant qui
agit mal, et ceux que les dieux aiment sont ordinairement les
plus vertueux... Le nombre des sots est infini (1)... Tout est beau
où rien de laid n'est mêlé... Jamais je ne tenterai la recherche
de ce qui ne saurait exister. Jamais je ne jetterai une part de
ma vie dans le vain et irréalisable espoir de trouver un homme
absolument sans défaut... Mais je loue et j'aime volontiers qui-
conque ne fait rien de honteux »...
Il y a dans ces fragments, et dans d'autres encore, une
excellente contre-épreuve de Pindare. On y voit que la façon
dont celui-ci comprend la composition de ses odes ne lui est
pas personnelle, sauf dans les détails, mais qu'elle lui est im-
posée, dans son ton général et dans ses grandes lignes, par
l'état d'esprit de ceux qui doivent l'écouter. Cet état d'esprit,
nous lavons vu, est déterminé lui-même par les divers phéno-
(1) Siiiiouide se rencontre ici avec Salomon.
SPOHT ET POESIE CHEZ LES GRECS. 22o
mènes sociaux que nous avons passés on revue : caractère familial
et traditionnel des sports physiques; caractère national de l'ins-
titution des Jeux, proclamée « d'utilité publique » par les cités;
caractère religieux des légendes relatives aux familles et aux
cités, et, en même temps, des cérémonies qui fournissent aux
Jeux l'occasion de se produire avec une solennité particulière.
Les poètes postérieurs à Pindare, soit chez les Latins, soit
chez les modernes, se sont plu à employer des expressions sen-
sationnelles, à parler de la « lyre » qu'ils prenaient, du « délire »
qui les animait. Chez les Français, ils ont eu même cette chance
que (c lyre » rimât avec « délire ». Pourtant ces poètes ne culti-
vaient pour la plupart aucun instrument de musique, et ils
écrivaient tranquillement dans leur cabinet. Ces formules con-
ventionnelles, dont il est facile de retrouver des traces dans
Alfred de Musset lui-même (1), et que nos révolutions littéraires
ont à peine réussi à ridiculiser, viennent en droite ligne de
chez Pindare, et d'innombrables générations de poètes se sont
évertuées, bien qu'il ne fût plus question de célébrer au moyen
de chœurs des athlètes vainqueurs au javelot ou à la course, à
conserver des formes littéraires qui, adaptées à l'étal social des
hommes parmi lesquels vivait Pindare, ne s'harmonisait plus du
tout avec les mœurs qu'eux-mêmes avaient sous les yeux. Il est
extrêmement curieux, par exemple, de voir Boileau célébrer la
prise de Namur, Voltaire la victoire de Fontenoy, Lebrun l'en-
gloutissement du Vengeur, dans un style scrupuleusement imité
de celui que le « chantre des combats à coups de poing » em-
ployait à faire retentir, dans toute la Grèce, le nom des lutteurs
et des coureurs heureux. Jamais l'art de s'enthousiasmer à froid
d'après des modèles classiques ne fut sans doute poussé plus
loin. Seulement, cette poésie toute de convention passait par-
dessus la tête du peuple, et n'intéressait que les initiés, c'est-à-
dire les lettrés qui connaissaient les lois de la poésie pindarique.
Pindare, au contraire, si peu compréhensible pour l'élite même
de nos licenciés et de nos agrégés d'aujourd'hui, devait être,
(1) « Poète, prends Ion lulli » : [Kuit de Mai).
226 LA SCIENCE SOCIALE.
en son temps, admirablement compris d'un large public. La
preuve en est dans cette vogue éclatante qui, de Rhodes à
Syracuse, lui attirait les clients les plus honorables, vogue indis-
pensable de son vivant pour rendre compte de cette fascination
universelle qu'il devait exercer après sa mort.
G. d'Azambcja.
LE TYPE PROVENÇAL
ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
I.
Nos lecteurs se souviennent du curieux tableau que M. Denio-
lins dressait ici même de la composition professionnelle compa-
rée des Chambres anglaise et française. Là prédominent les
représentants des métiers usuels, ici les titulaires des arts libé-
raux, 270 sur 551. Le phénomène n'est pas récent. Sur 577
membres du Tiers État en 1789, Taine compte 373 avocats ou
légistes d'ordre inférieur et 15 médecins, 388 membres au total.
En 1791, 400 avocats forment la majorité des 7i5 députés de
l'Assemblée législative. En 1789, certaines sénéchaussées, Saint-
Flour, Saint-Brieuc, Fougères, Vannes, Dinan, Montpellier, Castel-
naudari, Mende, le Puy, Villeneuve-de-Berg, Forcalquier, sont
représentées uniquement par 33 légistes et la sénéchaussée d'Arles
par un avocat et un médecin. Sur les 12 députés du Dauphiné,
9 sont des légistes; sur les 8 députés d'Anjou, il y a 6 légistes et
1 médecin; sur les 4 députés de Béziers, 3 légistes; sur les 8 de
Toulouse, 4 légistes et 2 médecins; sur les 4 députés d'Aix, 3 lé-
gistes, et l'on pourrait indéfiniment multiplier les exemples.
J'ai feuilleté les biographies de 182 députés de 1789, de 115
députés de 1791, de 117 députés de 1792, appartenant tous aux
départements du midi et de l'ouest, je n'ai relevé en 1789 que
28 noms de négociants, d'industriels, de cultivateurs authenti-
ques, 23 en 1791, 14 en 1792. En regard, la proportion des
titulaires des professions libérales est écrasante, 134 en 1789,
dont 125 ayant fait des études juridiques, 7 médecins, i pasteur
et 1 prêtre, 65 en 1791, dont 54 juristes, 7 médecins et 4 prêtres;
ï. xxviii. 16
228 LA SCIENCE SOCIALE.
73 en 1792, dont 60 juristes, 4 médecins et 7 prêtres. Je sais
bien que certains de ceux que je porte parmi les juristes ne sont
souvent avocats que de nom, ne plaident pas, sont qualifiés
dans les listes bourgeois ou propriétaires, pratiquent même un
métier usuel, ou, en leur qualité d'anciens militaires, échappent
quelque peu à l'influence absorbante de la chicane ; tels sont :
Prudhomme et Robin en Bretagne, les Goupilleau en Poitou,
Choudicu en Anjou, etc. Mais d'autre part, parmi ceux que je
qualifierai sans profession (20 en 1789, IV en 1791, 17 en 1792)
et que l'on serait peut-être tenté de prendre pour des proprié-
taires au courant des choses agricoles, il y a de purs rentiers;
d'autres, comme les juges de paix Manche, Escudier, Garos,
sont peut-être des légistes; et parmi les fonctionnaires (5 en
1791, 7 en 1792), plusieurs se trouvent dans le même cas;
parmi les négociants enfin, il y a des imprimeurs, comme Der-
rien et Malassis, qui touchent de très près aux professions
libérales, ou des marchands de vin, tonneliers, liquoristes, tels
que Granet et Rebecqui, dont la prospérité commerciale s'accom-
mode très bien d'une certaine agitation chronique dans les affai-
res courantes. Somme toute, les choses se balancent, et les arts
libéraux conservent, tout compte fait, leur extraordinaire pré-
pondérance (1).
Or Marseille présente un spectacle tout contraire. Mirabeau,
qu'elle avait élu, ayant opté pour Aix. elle envoie à l'Assemblée
quatre négociants ; son premier maire élu est unnégociant, le pre-
mier président du département des Bouches-du-Rhône un négo-
ciant marseillais, le premier président du district de Marseille
un négociant, ancien député démissionnaire qui a encore été
remplacé par un négociant. Les trois députés marseillais du
département en 1791 appartiennent encore tous aux professions
usuelles : ce sont deux négociants et un petit patron industriel,
le tonnelier Granet. La vieille cité phocéenne conservait donc
encore les saines traditions politiques. Elle le devait sans doute
à la géographie électorale de l'époque. Plus heureux que dans
(1) Ajoutons pour coiniiléter les chiflres donnés ci-des>.us : 8 officiers eu 1791 el uq
nombre égal en 1792.
LE TYI'E PROVENÇAL ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 229
d'autres villes, la Rochelle par exemple, dont M. Périer a raconté
ici-même les mésaventures, les électeurs urbains, dociles à la
voix de leurs patrons naturels, ne se trouvaient pas noyés sur le
territoire provençal dans une masse d'électeurs ruraux, embri-
gadés par les notaires et les autres praticiens de village. Le cas
de Marseille me parait d'ailleurs exceptionnel. J'ai bien trouvé
des sénéchaussées, comme Brest, Lesneven, Châteaulin, Saumur,
ou des villes, comme Arles, où, sur deux représentants, il se
trouve un négociant; Hennebont élit même, sur trois députés, un
négociant et un cultivateur; mais c'est encore, on le voit, Mar-
seille qui tient dès le début etconservc le plus longtemps le record.
Quelque intéressant que soit le fait, il ne faut pas en exagérer
les conséquences. Plus nombreux dans nos assemblées publi-
ques, les représentants des professions usuelles auraient pu, par
cette seule force, contraindre les représentants des professions
libérales à se contenter d'être leurs porte-parole, de traduire
en un langage élégant et clair, éloquent même si l'on veut, les
aspirations pratiques du pays. Noyés comme ils le furent au
milieu d'une masse d'humeur toute différente, ne se trouvant
point préparés par leur profession aux tournois oratoires, ils
n'ont fait la plupart du temps que suivre silencieusement le che-
min que leur traçaient leurs collègues plus bavards. Plus vite
que d'autres d'ailleurs, ils se dégoûtaient de cette besogne tur-
bulente et stérile, donnaient leur démission, ou, la session ter-
minée, ne se représentaient pas aux suffrages.
Sur la liste ci-dessus, j'ai relevé 63 noms de députés, titulaires
ou suppléants, appartenant sans conteste aux métiers usuels (1),
(1) Ce sont ayant siégé : en Provence, Roussier, Lejean, de Labal, Liquier, Peloux,
BoulouvarJ (1783,, Martin, IsnarJ, les deuv Gianet, Blanc^illy (1791), Duprat, Re-
becqui Minvielie (1792); en Daujihiné, Bignau (1789); en Auvergne, RiberoHes et Virnal,
1789, en Languedoc, Dupré, Rocque, Roussillon (1789), Canibon, Causses, Destrem,
Lasalle, Reboul, Seranne (1791), Caslilhon (1792); en Poitou, Laurence (1789), Gau-
din (1791); en Anjou, Riche, Cigongne (1789); Gofl'aux (1791); en Touraine, Valete-
(1789), en Maine, Héliand, Lasnier, Guérin (1789), Grosse, Guérin, Bardou (1791),
Chevalier, Letourneur (1792); en Bretagne, Mo\ol, Billette, le Roulx, le Guen, Mazu-
rié, Guinebiud, Huard, le Deist, Jary, Maujiassant, Gérard, le Fioch, le Lay (1789)
Delaizire, Deirien, Briand, Glais, Inizan, Malassis, le Tutour (1791), Guxoniar, Melli-
nel, Michel, Quécinaec (1792).
230 LA SCIENCE SOCIALE.
je n'en trouve que 9 : Bardou, Cambon, Destrem, Granet,
Grosse. Gaudin, Guyomar, Isnard, Jary, qui aient fait partie de
plusieurs législatures. Sans doute il y a parmi eux des modérés,
des gens capables, des hommes d'affaires. Cambon par exemple
a fait preuve, dans la création du Grand Livre de la dette pu-
blique, de qualités pratiques qui dénotent le bon comptable.
Mais, je le répète, il ne faut pas leur demander l'énergie de se
prononcer hardiment en faveur des idées saines, de la conserva-
tion sociale, de la justice. Par les habitudes de leur profession,
ils souhaitent le calme, la tranquillité, la paix, et ils suivront
ceux qui possèdent des aptitudes gouvernementales, fussent-ils
terroristes, parce qu'ils sont habitués à défendre des intérêts et
non pas à lutter pour des idées. Ce sont des gens de loi, des magis-
trats, comme Martin d'Auch, Guilhermy. Dufraisso, Dcvoisin,
ïailhardat, Bertrand, Révol, Ricard, Pochet, Morisson, qui ont le
courage d'affirmer catégoriquement des opinions qui sont la né-
gation de celles de la majorité. Quand par hasard nos négociants
se lancent dans la politique, ce sont, comme Isnard, de vérita-
bles énergumènes, dont la violence déclamatoire et les brusques
changements d'opinion rendraient jaloux le plus versatile et le
plus boursouflé des avocats. C'est un négociant breton, le Guen^
qui prononce le i août 1789 sur les droits féodaux un discours
tissu de ces calembredaines que l'on n'entend plus guère au-
jourd'hui cju'aux approches des élections. Les négociants marseil-
lais: Granet, Mossy, Rebecqui, sont d'aussi ardents fauteurs de
ti'oublesque les avocats leurs compatriotes Barbaroux, Brémond,
Chompré, Pascal, le Jourdan, etc., et ce qui se passe ici se re-
produit en maint autre endroit. Il est vrai que c'est ici le cas de
le répéter, Granet est tonnelier, Mossy imprimeur, Rebecqui
liquoriste, et qu'ils ont un avantage immédiat dans l'agitation
des esprits et l'altération des gosiers.
A l'opposite, ce sont des légistes, Bonche et Ramcl, qui se font
les champions de la cause provinciale, qui comprennent la fai-
blesse de ces pouvoirs départementaux dont la circonscription
est trop restreinte. « Trente ou trente-cinq dogues peuvent tenir
le pouvoir central en respect, soixante-quinze ou cjuatre- vingt-
LE TYPE PROVENÇAL ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 231
cinq roquets seront mangés par lui. » Il ne faut pas deman-
der de conceptions politiques à nos gens pratiques ; comme la ma-
jorité des Français de Fépoque, ilsveulent des réformes; ils sui-
vront donc aveuglément dans l'ordre politique, où ils se sentent
incompétents, ceux qui se disent réformateurs; et cela d'autant
mieux que ceux-ci sont seuls à avoir un programme, à imprimer
une direction, à représenter une force quelconque, puisqu'en fait
le gouvernement a abdiqué. Ils ont d'ailleurs hâte d'en finir, de
revenir à leurs affaires, et cela explique leur irritation contre les
opposants, qui font obstacle à la pacification générale, à l'unité
des esprits. Ils peuvent être de cœur avec la Gironde, se lever
avec elle, protester eu sa faveur : ils n'iront pas plus loin; leur
vie est trop exclusivement dominéepar les matérialités complexes
de l'existence pour qu'ils la sacrifient à l'idée.
II.
Dans ses Carnets de voyage, Taine a été frappé du fait et l'a
noté. « Un maitre portefaix de Marseille, représentant du peuple
en ISiS, a donné sa démission au bout de trois mois ne voulant
plus rien avoir de commun avec les « bavards et intrigans »
qui, d'après lui, composaient l'Assemblée. » Ces gens honnêtes,
robustes, qui gagnent de gros salaires et forment comme une
aristocratie populaire, sont presque en dehors du type provençal.
La vie est chère, il leur faut donc alimenter un budget de dé-
penses considérable, et ce ne sont pas les longues flâneries sous
le soleil qui l'alimenteront. A Marseille comme à B .iJeaux, la
réaction de 1793 n'a été que la protestation des hommes de tra-
vail ruinés par quatre ans d'agitations stériles et les voyant sur
le point de recommencer; seulement, c'étaient des hommes d'or-
dre, et cette sorte de gens n'entend rien à la guerre civile. Dès
qu'ils se sont rendu compte qu'ils ne pouvaient pas l'éviter, ils
ont docilement courbé la tête sous le joug des émeutiers qui à
Paris s'étaient montrés les plus forts.
A ce point de vue, Marseille a une supériorité sur Bordeaux.
L'influence des professions usuelles n'y est pas contrebalancée
232 LA SCIENCE SOCIALE.
par la présence d'un parlement et du cortège infini de parasites
juridiques que ces grands corps de magistrature traînent après
eux. Pendant l'ancien régime, Marseille est relativementcalme. On
y élève bien de temps en temps des barricades, et l'on se bat dans
les rues pour des raisons politiques, mais c'est qu'il y a une
question locale, municipale enjeu. Pour le reste, les Marseillais
laissent généralement les gens d'Aix, en 1030, en lGi8 par
exemple, se démêler tout seuls avec le gouvernement. Au fond,
les afTaires générales d'une province à laquelle elle est adminis-
trativemcnt étrangère lui importent peu. Elle ne pèse d'aucun
poids dans la balance. A quoi bon y créer des clientèles poli-
tiques. Bordeaux, au contraire, réunit les deux ferments d'agi-
tation : une population nombreuse, flottante, mobile, facile à
émouvoir; nombre de désœuvrés ou de semi-désœuvrés qui,
avec l'agitation méridionale et la faculté d'invention, sont dis-
posés à parler très haut, très ferme, très net, avec l'assurance
parfaite des gens qui ne voient que le dehors, la surface, le relief,
ce qui saute aux yeux, ce que l'on sait de suite sans avoir besoin
d'approfondir; bref des éléments excitables et des éléments
excités. Aussi tandis que quatre représentants tout au plus cons-
tituent les Girondins de Marseille, ils sont huit de ce parti de
bavards dans la députation de Bordeaux, dont six figurent dès le
début sur les listes de proscription de la Montagne, à côté du
seul Barbaroux.
A la même époque que Taine, le même phénomène a frappé
Francis Wcy (1), et lorsqu'on compare l'impression très diflë-
rcnte que produisent sur lui Bordeaux et Marseille, on voit qu'elle
tient au fond à la prédominance exclusive en cette dernière ville
des habitudes développées par le négoce. « Quand je me repré-
sente chaque population dans le milieu qui la symbolise le plus
harmonieusement, je vois le Normand à son comptoir, le Mar-
seillais Irai faut les affaires au café, le Strasbourgeois les ou-
bliant à table, et le Bordelais dans un salon.
Aussi « il n'existe, en France, aucun pays où l'autorité exerce
(1) IHcIi AJoon en France, Paris, 1862.
LE TYPE PROVENÇAL ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 233
moins de prestige qu'à Marseille, où l'on soit moins occupé du
gouvernement et des fonctionnaires ({ui le représentent; les plus
gros bonnets y sont traités sans plus de façon que les autres
citoyens; on ne courtise même l'argent que s'il s'agit d'un intérêt
à débattre. Le sentiment de l'égalité est réel chez ces républicains
du moyen âge, parmi ces transfuges de la Phocide, qui, pen-
sant remonter à la race des demi-dieux, se croient supérieurs aux
barbares. »
Quel contraste, grand Dieu! « avec la ville de Montaigne, amie
des privilèges et des distinctions de caste, où les trois classes de
la société sont tranchées et l'étaient même sous la Terreur, où
les salons disparus à Paris, sauf dans quatre ou cinq grandes
maisons, se sont perpétués sans interrègne. Plus encore que
Blois, que Tours, que Nancy, Bordeaux est la ville aux belles
manières. »
A coté de ce contraste, dont je viens d'indiquer la cause, il y
a d'ailleurs de nombreuses ressemblances. Qu'ils vivent dans
les rues ou dans les salons, Bordelais et Marseillais se dévelop-
pent de même dans l'excitation de la pleine foule, en dehors du
cercle étroit de la famille ou du petit atelier rural. Également
bruyants, également mobiles, ils vivent pour être regardés et
écoutés. « Bordeaux, écrit encore Wey, est une terre où l'on est
chevaleresque, loyal, plein de repartie, brave et vantard, en-
thousiaste et enclin à la déclamation, pompeux comme la ville
même, réédifiée avec une solennité monotone. On a pris, des
grands seigneurs modernes, le dédain des traditions. Monu-
ments, mobiliers, archives ont été presque anéantis par la fré-
nésie des nouveautés. Riche de son fonds, ce peuple n'ajoute
guère l'art à la nature, il se contente de l'élégante ignorance
des gentilshommes d'autrefois. Plus épris du lendemain que de
la veille, ils ont un saint dans leur légende locale, qui me parait
leur vrai patron : c'est saint Projet. C'est (retenons bien cette
dernière phrase) par l'insouciance des choses de l'esprit que ce
peuple aboutit au mercantilisme. »
Marseille est-elle donc autre chose avec « sa volonté somno-
lente, son esprit turbulent et ses goûts peu conservateurs, son
234 LA SCIENCE SOCIALE.
indifférence pour les nobles vanités de la gloire. Le sentiment
des arts n'y est point éveillé, ce n'est qu'en 1595 qu'elle a pos-
sédé une imprimerie. Il ne fut jamais facile d'imposer à cette
population traficante des dépenses qui ne rapportent rien. De là
proviennent la pauvreté, l'abandon des monuments publics dé-
volus au culte, aux arts ou à la charité. Le seul édifice fastueux,
ornementé, endimanché, de prétentions cossues, comme il con-
vient à l'élégance d'un peuple qui aime à se chamarrer de
chaînes d'or, de bagues chevalières et de breloques, c'est la
nouvelle Bourse. Les Marseillais ressemblent presque tous à ce
quidam indigné qu'on eût peint une lyre sur le rideau du grand
théâtre et qui voulait y substituer Mercure ou le portrait d'un
thon : « Marseille, s'écriait-il, n'est point une ville de musique. »
m.
La révolution de 1789 met d'ailleurs en vedette de curieuses
figures de Méridionaux. Là, comme partout, ce sont les médio-
crités sociales qui emportent les voix de leurs concitoyens. Les mai-
res de Marseille, d'Arles, d'Aix, de Toulon, ne sont pas plus favorisés
à cet égard que les maires de Rennes, de Nantes, de Vannes, de
Saint-Malo. Des trois plus célèbres avocats d'Aix, tous déjà mêlés
comme assesseurs à la politique, run,Pascalis, élu député en 1789,
refuse, les deux autres. Portails et Siméon, ne parviendront aux
affaires qu'en 1793 et 1795. On leur préférera comme maire, puis
comme président du tribunal d'Aix , le moins réputé de leurs con-
frères, Espariat. Les cerveaux brûlés ne sont pas rares; on voit de
riches propriétaires, comme Antonelle, le Blanc de Servane et Mar-
quézy, faire cause commune avec les anarchistes, des gentils-
hommes lettrés comme Barras^ Brancas, Antonelle, le Blanc de
Servane, se jeter avec ardeur dans le mouvement. C'est un prêtre,
un noble, l'abbé de Beausset, chanoine de Saint- Victor de Marseille,
qui conduit le 28 juillet 1789 les émeutiers à l'assaut des prisons
d'Aix, c'est un prêtre, l'abbé Rive, un érudit, un bibliophile,
qui fonde le club radical d'Aix et se fait l'instigateur des mas-
LE TYPE PROVENÇAL ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 235
sacres de 1790. Le cadre social, on le voit, est moins solide qu'ail-
leurs, il ne maintient pas l'individu, il ne lui dicte pas sa
conduite.
M. Guibal, dans son livre sur Mirabeau et la Provence, a tracé
de jolis portraits des démocrates marseillais. Voici par exemple
Bi'émond Julien, avocat emphatique , déclamatoire, confus, en-
tassant h Paris étourderie sur étourderie, dette sur dette, promet-
tant de ne plus s'occuper de politique et oubliant tout à fait de
tenir sa parole, toujours flottant et tortueux dans ses interroga-
toires, tourmenté de la manie de jouer un rôle politique, ac-
cueillant avec crédulité toutes les sornettes , prétendant et croyant
peut-être qu'il n'a pour but que l'amour de la patrie alors qu'il
souffle la guerre civile, vrai fils de cette race exagérée et mobile
par le besoin de frapper sans cesse les imaginations de ceux
avec lesquels on se trouve en perpétuel contact. (( Attendez tout
de leur imaginatioR^ écrit à Mirabeau un de ses correspondants
en parlant de ses collègues de Provence, et rien de leur juge-
ment qui est nul. »
Bouche était justement un de ces collègues, et « cet audacieux,
pédant, cet étourdi flagorneur, » comme l'appelle le correspon-
dant, eut un jour une idée géniale, aux yeux d'un méridional
bien entendu. Il était né à Allemagne, près de Riez, en pleine
région de culture fruitière arborescente, il était bavard, mais il
connaissait par expérience les inconvénients de la facilité ora-
toire. Il proposa que l'on siégeât tous les jours, afin de permettre
plus aisément l'ouverture des robinets politiques, mais il de-
mandait en même temps qu'on retirât la parole à tout orateur
qui parlerait plus de cinq minutes. Ce frein automatique lui sem-
blait la meilleure sauvegarde de la liberté oratoire illimitée. 11
n'en avait pas eu besoin d'ailleurs, il n'était pas verbeux comme
Portails, mais très concis, très nerveux, très pittores jue, ayant le
don des images qui frappent et des formules brèves et simples
qui se gravent dans l'esprit.
Tous les Provençaux ne naissent pas, on le comprend, avec des
aptitudes de tribun, tous ne sont pas de taille à devenir des
orateurs. Mais tous, par les conditions de leur vie, ont le besoin
T. XXVHI. 17
236 LA SCIENCE SOCIALE.
d'exercer, de manière ou d'autre, de l'action sur leurs compa-
triotes. Dans les grandes villes à population nombreuse et flot-
tante, ils attireront l'attention par le diapason de leur voix et
l'exubérance de leurs gestes. Dans les villes de second ordre, où
le public plus restreint s'échauffe naturellement moins vite, c'est
par la clarté, par la modération qu'ils chercheront à atteindre
leur but. Quand ils sont, comme Portails, du Beausset, plus
ruraux si l'on peut dire, plus en contact avec l'opulente nature,
doués d'une rare facilité d'élocution, d'une mémoire surprenante,
d'une intelligence prompte, ils seront des orateurs brillants et
persuasifs, et leur langage, « animé par une imagination qui
donne de la grandeur à leurs idées et de la beauté à leur lan-
gage, n'altérera jamais cependant la simplicité de leur jugement
ni ne les emportera hors des voies communes qui sont les voies
vraies! » Sont-ils moins bien doués sous le rapport de la facilité
oratoire, comme Siméon d'Aix, ville judiciaire, relativement
moins exubérante, le beau-frère et le collègue de Portails, « ils
suppléent à ce défaut d'improvisation par une rédaction yj^'^s^we
aussi rapide que la pensée. » Il y a en eux quelque chose d'actif
et de réglé tout à la fois, de net et de convaincu, de pénétrant
et de ferme, qui leur donne une grande autorité. « Ce sont de
puissants argumentateurs, » dira-t-on, et il semblera que tout
s'est éclairé parce qu'ils ont choisi un point du litige pour y
concentrer toute la lumière.
Ces hommes, et les deux cjue je viens de citer, tous deux avo-
cats, assesseurs de Provence, députés, ministres de tous les
régimes, en sont la preuve, possèdent une grande force, ce sont
des modérés, ils sont à la mesure de l'humanité commune, ils
lui parlent avec les mots qu'elle est en état de comprendre le
langage qui lui convient instinctivement. Qu'on réunisse en un
faisceau toutes les qualités que M. Mignet décerne à M. Siméon,
« l'un des hommes les plus aimables et les plus sensés de son
temps, les plus spirituels et les meilleurs, grave sans être froid,
circonspect sans être timide, résolu et non emporté, modéré et
(1) Mignet, Notices et Portraits, t. Il, p. 6.
LE TYPE PROVENÇAL ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 237
point failile, d'un commerce sûr, d'un caractère charmant,
d'une âme égale, ne se laissant entraîner ni à l'exagération des
idées ni aux écarts des passions, connaissant les hommes, mais
ne les méprisant pas, ayant secondé plusieurs gouvernements
avec mesure, » et l'on a l'impression d'un de ces hommes qui
entendent rester toujours en contact avec leurs contemporains,
avec le pouvoir, avec l'opposition, avec le crédit, avec la fortune,
avec les honneurs, ne boudant jamais, ne se retirant pas sous
leur tente, effrayés seulement d'une chose, des faits qui mar-
chent trop vite et des idées qui leur arrivent sans préparation.
Ch. DE Calan.
Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIKMIN-DIDOT ET C'".
QUESTIONS DU JOUR
UN RÉFORMATEUR DE L'ÉCOLE
EN ANGLETERRE
THOMAS ARNOLD : SA VIE ET SON ŒUVRE.
I.
Thomas Arnold, dont le courage, la droiture, la puissante per-
sonnalité, la robuste foi ont exercé en Angleterre une influence
qui subsiste encore aujourd'hui, était bien du bois dont on fait
les grands réformateurs.
Né dans l'Ile de Wight en 1795, au moment où les péripéties
d'une guerre maritime et l'activité de nos flottes nécessitaient un
déplacement constant des vaisseaux autour de l'Ile, il se familia-
risa de bonne heure avec les marines des nations étrangères, re-
cevant une vive impression des relations internationales, tant du
commerce que de la guerre. Cette phase de l'histoire contempo-
raine fut pour lui une frappante leçon de choses, qu'il n'oublia
jamais et qui l'aida à comprendre et à concevoir l'enchai-
nement de l'histoire. Ses jeunes années furent surveillées
par une mère et une tante très pieuses. A l'âge de huit ans, en-
voyé, selon l'habitude des Anglais, dans un internat d'ancienne
fondation, à NVarminster, dans le Wiltshire, il eut le bonheur
de se trouver sous l'influence d'un professeur avec lequel il con-
serva toute sa vie des relations d'amitié. A l'âge de douze ans, il
entra à Winchester, la plus ancienne de nos public schools, où,
T. XXVIII. 18
240 LA SCIENCE SOCIALE.
une fois encore, il eut la bonne fortune d'avoir pour « head-m as-
ter » un homme de bien.
Agé à peine de seize ans, il obtint une bourse à Corpus Christi
Collège^ à Oxford. A cette époque, ce collège ne comprenait que
vingt agrégés, vingt-quatre boursiers et un nombre très restreint
de licenciés, une demi-douzaine à peine. Au moment où Arnold
fit pour la première fois partie de cette petite société, dont les
relations devaient nécessairement être intimes, il y trouva un
g-roupe d'esprits d'élite dont plusieurs devinrent ses amis pour la
vie, entre autres Keble, le célèbre théologien, et Sir John Cole-
ridg-e, plus tard une des illustrations du barreau anglais. Ce
dernier nous a laissé une description des rapports d'Arnold avec
ses camarades à l'université ; elle montre combien était profonde
l'impression produite par son individualité et son intelligence,
malgré son extrême jeunesse, sur ceux qui étaient en relations
quotidiennes avec lui. Ses opinions sur les questions du jour
étaient certes faites pour étonner ses compagnons. Déjà enclin à ré-
voquer en doute la sagesse de bien des choses qu'on acceptait sans
discussion au sujet de l'organisation de l'Église et de l'État,
Arnold abordait volontiers tous les sujets, raisonnait, plaidait
avec véhémence, quitte à prendre en bonne part l'opposition sou-
vent suscitée par ses opinions. Arnold était sensible au plaisir et
au profit de ces causeries prolongées, qui eurent leur part dans la
consolidation des amitiés de toute sa vie. Il a dit lui-même, en par-
lant de celte période de sa vie : « Les bienfaits que j'ai reçus des
amitiés contractées à Oxford m'ont été tellement précieux qu'il
est impossible que je les oublie jamais. » Sir John Coleridge, dont
nous avons parlé plus haut, a aussi écrit dans le même sens :
« Quiconque sait apprécier avec justesse les événements de sa vie,
pour le bien ou pour le mal, s'accordera avec moi à dire que
ce qu'il y a de plus important, après la rectitude de notre pro-
pre carrière et le choix d'une compagne pour la vie, ce sont
les amitiés formées dans la jeunesse. C'est la saison où les na-
tures douces et sensibles se rapprochent, se fondent l'une dans
Tautre, se colorent réciproquement. Se sentir en rapport complet
avec une àme pieuse, élevée, généreuse, c'est recevoir soi-même
UN RÉFORMATEUR DE l'ÉCÛLE EN ANGLETERRE. 241
une impulsion vers ce qui est pieux, élevé et généreux. Mon ami-
tié avec Arnold a été une des jouissances de ma vie.»
Ordonné prêtre à l'âge de vingt-trois ans, marié deux ans
après, il fut nommé vicaire [curate] de l'église de Laîeham,
petit village de campagne situé près de la Tamise. Ce fut là
que, d'abord associé à son beau-frère, ensuite seul, il commença
la carrière de professeur, ayant un petit nombre d'élèves âgés de
dix-sept à vingt ans. Les années suivantes, passées au milieu
d'occupations agréables, dans un isolement propre à la réflexion
et au recueillement, furent de la plus grande importance pour
Arnold au point de vue de son développement moral. La con-
science d'avoir lui-même assumé la responsabilité du professeur,
de devoir à son tour diriger la jeunesse au lieu d'être dirigé
par les autres, la propagande du bien et de l'utile, gouvernée
par l'esprit d'une ardente religion, qu'il se sentit appelé à
faire, tout cela consolida et alïermit ses propres principes et lui
traça une ligne de conduite dont il ne se départit plus jamais.
Ce fut ici aussi qu'il se rendit compte de sa véritable vocation
qui était l'enseignement. Il n'est pas étonnant que les débuts de
sa carrière aient été éclipsés depuis par la grande œuvre qu'il
accomplit à Rugby; ce fut cependant à Laleham qu'il donna les
premières preuves de son aptitude à stimuler et à inspirer la jeu-
nesse. Un de ses élèves de Laleham a dit : « Le secret de la puis-
sante influence exercée par Arnold comme professeur tenait à ce
qu'il nous faisait comprendre la valeur sérieuse de la vie. » Il est
bien évident qu'ici, comme plus tard, le but qu'Arnold se propo-
sait n'était jamais celui du pédagogue qui désire s'illustrer lui-
même par les succès retentissants obtenus par l'un ou l'autre de
ses élèves. 11 savait respecter, encourager l'élève persévérant, tra-
vailleur, heureusement doué ou non, qui s'appliquait à l'étude
avec courage et loyauté. Ce respect, cet encouragement, donnait
au jeune homme la conviction de pouvoir viser au moins à une
honorable utilité, si non à des résultats plus brillants. Ce fut à
l'âge de trente-trois ans qu'Arnold f ut élu head-master de Rugby
remportant le poste sur plusieurs concurrents grâce à la recom-
mandation du D' llawkins, prévôt du collège d'Oriel, à Oxford,
242 LA SCIENCE SOCIALE.
Hawkius, ayant continué à suivre des yeux la carrière du jeune
homme dont la personnalité l'avait si vivement impressionné à
Oxford, envoya au conseil d'administration chargé de l'élection
une lettre dans laquelle il prédisait que si Arnold était élu direc-
teur de Rugby, l'éducation dans toutes les public schools de l'An-
gleterre serait transformée.
Nous avons vu s'accomplir cette prophétie.
Il
Au moment des débuts d'Arnold à Rugby, la condition des
« public schools » chargées de l'éducation des classes supérieures
avait suscité une désapprobation sourde et générale, sans que per-
sonne eût pu mettre le doigt sur la plaie, ou en suggérer le
remède. Cette condition laissait à désirer autant au point de vue
de la morale qu'à celui de la culture intellectuelle. Sous ce der-
nier rapport, le cadre trop restreint des études classiques, aux-
quelles on n'adjoignait presque pas d'autre instruction, était cri-
tiqué avec véhémence par le parti libéral comme inutile et
infructueux. Dans les écoles, dues pour la plupart à la munifi-
cence de riches particuliers, fondées en Angleterre au seizième
siècle lorsque l'Europe était encore sous le charme de la Renais-
sance, le cadre des études était presque exclusivement basé sur
l'étude du grec et du latin, les grands penseurs et les grands
écrivains s' étant exprimés jusqu'à cette époque en ces deux lan-
gues. Ce même cadre, au commencement du dix-neuvième siècle,
subsistait encore, quoique les siècles qui s'étaient s'écoulés de-
puis ces fondations eussent vu naître une autre littérature en
Europe.
Lorsque Dean Colet fonda, au seizième siècle, la grande école
de St Paul's, aujourd'hui àHammersmith, il résuma son code en
ces mots : « Enjoignez aux maîtres qu'ils enseignent toujours ce
qu'il y a de mieux : les enfants doivent apprendre le grec et le
latin. )) Enseigner ce qu'il y a de mieux — on ne pourrait en dire
davantage n'importe à quelle époque. Au seizième siècle, ce qu'il
UN RÉFORMATEUR DE l'ÉCOLE EN ANGLETERRE. 243
y avait de mieux se trouvait dans la littérature classique. Les
« public schools » n'ayant pas changé leur cadre pendant trois
siècles, il s'ensuivait que le jeune Anglais de bonne famille
né au commencement du dix-neuvième siècle n'avait pas d'autre
moyen d'éducation que celui d'étudier, d'une façon plus ou
moins imparfaite, les langues classiques. Nous reviendrons sur
ce sujet plus loin en traitant du cadre des études à Rugby.
Quant à l'instruction morale, aussi bien que religieuse, on
peut dire qu'il n'y en avait presque pas. Une réforme de ce
système paraissait inévitable aux gens sérieux. Mais une réforme
à entreprendre dans un champ aussi vaste semblait présenter
des difficultés presque insurmontables. C'est à ce moment qu'Ar-
nold fut élu directeur de Kugby. Cette école représentait, en
somme, les types contemporains, mais elle était plus accessible
à la réforme que les collèges d'Eton ou de ^Yestminster. Quoique le
prédécesseur d'Arnold, le D"" Wooll, c parfait gentilhomme et fort
sur la discipline », selon le signalement qui nous a été transmis
par un de ses élèves, ait introduit des améliorations dans l'école,
et ait fait atteindre le maximum au chiffre des élèves, il n'a-
vait pas l'initiative d'un réformateur. Quoiqu'il ait fait beau-
coup pour améliorer le cadre de l'instruction, la condition des
professeurs et l'état des bâtiments scolaires, il laissa persister
bien des abus. Le système des boarding hoicses, c'est-à-dire des
maisons dans lesquelles les élèves logeaient chez des personnes
qu'on ne rendait pas responsables de la bonne conduite de leurs
locataires, ne pouvaient manquer d'amener de mauvais résultats.
Dans les boarding-houses, dans l'école même, dans tous les
détails de la vie quotidienne, il n'y avait presque pas de surveil-
lance. Il n'était pas rare que des armes à feu, des chiens de chasse
même, fussent cachés dans les cabinets de travail par les élèves
amateurs de sport; d'autres avaient des caves à vin. L'élève
croyait faire preuve de vigueur, de viriUté, en buvant, en jurant,
en bravant l'autorité, parfois môme il leur arrivait de se joindre
les uns aux autres et se mettre campagne pour piller les basses-
cours des fermiers du pays ou pour se battre avec les gardes
champêtres des voisins dont ils envahissaient les domaines.
244 LA SCIENCE SOCIALE.
Lorsque Arnold se décida à accepter la direction de Rugby, il
s'était bien rendu compte de la nécessité où il se trouverait d'en-
treprendre des réformes tranchantes et vigoureuses. Le système
d'après lequel l'élection des directeurs de nos public schools se
trouve dans les mains d'un conseil d'administration, composé de
nobles et de gentilshommes campagnards du pays ne s'intéressant
pas toujours spécialement à l'éducation, peut nécessairement
ajouter aux difficultés de cette position. Le «. head-master » est
chef absolu, autocrate de son petit royaume, quoique responsable
pour la forme vis-à-vis du conseil d'administration.
Lors de son élection, Arnold fit comprendre aux douze mem-
bres du conseil qu'il entendait être absolument libre de gouver-
ner son école comme bon lui semblerait, quitte à eux, en cas de
mécontentement, de lerenvoyer. A cette condition, il accepta la
direction , continuant son chemin de pied ferme à travers les
préjugés de son entourage, sans faire attention à la désappro-
bation, ni à l'impopularité qu'il suscita à ses débuts. La constitu-
tion particulière et individuelle de chaque public school en An-
gleterre, l'absence de foute organisation centrale, permet à
celui qui a le véritable don de l'enseignement d'expérimenter,
de faire des essais qu'il peut arriver à mener à bien avec un
éclatant succès.
Le vif intérêt que prenait Arnold aux affaires publiques don-
nait à sa direction un cachet tout particulier. Plusieurs de ses ad-
mirateurs aussi bien que ses adversaires regrettaient qu'il eût des
vues aussi prononcées sur la politique elles questions du jour.
« Il est dommage, » disaient les uns, « que celui qui était ca-
pable d'être homme d'État soit destiné à instruire et à diriger
des écoliers. » « 11 est malheureux, disaient les autres, que le di-
recteur de Rugby s'occupe de polémique. » Mais ce fut, sans
doute, cette robuste et constante participation à la vie de ses
compatriotes qui contribua à l'accomplissement de son œuvre,
qui empêcha son point de vue d'être circonscrit par les bornes
étroites de la pédagogie. Ici il n'est plus question du danger
des internats, signalé par Taine, « la disconvenance de l'école
et de la vie. » Pour Arnold, l'école devait être cette vie même
UN RÉFORMATEUR DE l'ÉCOLE EN ANGLETERRE. 245
en miniature. Il administrait les affaires d'une école comme il
aurait administré celles d'une nation, les régies de conduite
étant à ses yeux les mêmes pour l'une et pour l'autre.
Carlyle, 1res frappé de la vie et de l'organisation de Rugby,
qu'il visita plus d'une fois, et qui lui parut, selon ses propres pa-
roles, comme « un temple de la paix laborieuse, » a dit : « l'école,
c'est un État au dedans de l'État. »
Pénétré d'une vive sympathie pour les classes ouvrières, Ar-
nold tâcha d'inspirer à ses élèves des classes aisées la conscience
de leurs obligations envers ceux qui étaient moins heureusement
partagés, du citoyen éclairé envers celui que les circonstances
ont privé d'éducation. Ce fut sa propagande zélée à cet endroit
qui posa les premiers jalons du mouvement qui de nos jours a
pris des proportions aussi considérables, les « settlements, »
établissements où des jeunes gens de l'Université s'installent pen-
dant une certaine période pour travailler parmi les pauvres.
Arnold encourageait volontiers les jeux, le football^ le cricket,
les fives, etc., quoi qu'il y prit rarement part, et ne voulût pas
qu'on les exagérât.
Il encourageait les élèves à s'occuper de l'histoire naturelle, à
laquelle il s'intéressait beaucoup lui-même, de la géologie, de
n'importe quel passe-temps de ce genre qui pût leur servir plus
tard de ressource, ou de recréation durant leurs moments de loisir.
III
Les directeurs des « public schools « en Angleterre appartien-
nent presque toujours à l'ordre ecclésiastique; cet usage date de
l'époque où l'instruction était concentrée dans l'église. Il faut se
rappeler cependant que le « clergyman » qui dirige une grande
école en Angleterre est dans une position toute différente de celle
du directeur d'un collège religieux dans un pays catholique. La
position du « clergyman » anglais se rapproche, dans ses relations
avec ses élèves et dans sa façon d'envisager la vie extérieure, de
celle du chef d'une institution laïque plutôt que de celle du pré-
246 LA SCIENCE SOCIALE.
tre. Un directeur d'école dont la carrière a réussi, finit presque
toujours par arriver à lépiscopal. Deux des archevêques récents de
Canterbury, primats d'Âng-leterre, ont été directeurs de Rugby,
un troisième, directeur de Wellington. On pourrait multiplier les
exemples. U y a peut-être certains désavantages à ce système,
qui peut avoir pour résultat de combiner, pour ainsi dire, les
ambitions, les points de vue, de deux carrières; d'un autre côté,
il y a des avantages incontestables à ce que le « head-mastcr »
appartienne à l'église. La position, la dignité du « clergyman »
lui donnent tout d'abord une influence morale sur ses élèves. Le
« clergyman » a de plus entre ses mains un moyen inestimable
de répandre l'instruction morale et religieuse par les sermons
qu'il prêche, par l'office qu'il conduit, dans la chapelle de l'école.
Les sermons prêches chaque semaine par Arnold dans la cha-
pelle de Rugby, à la portée des plusjeunes qui l' écoutaient, étaient
un élément bien important dans ses rapports avec ses élèves. Son
attitude envers la jeunesse qui l'entourait, se résume entièrement
dansl'exorde d'un sermon prêché sur les tentations de la vie d'école,
sur un texte tiré de la première épitre aux Corinthiens, I, xiii, 11.
« Quand fêtais enfant je parlais comme un enfant, je jugeais
comme un enfant, je pensais comme un enfant; mais lorsque je
suis devenu homme, j^ai quitté ce qui tenait de l'enfant. » Ces
paroles disait-il, nous expliquent pourquoi tant de discours pro-
noncés en chaire à cette époque et dans ce pays produisent si
peu d'effet sur l'auditoire. Ce sont les paroles d'un homme mûr
qui parle et pense d'une façon, adresséesà des personnes qui par-
lent et pensent d'une autre, il n'y a que l'expérience de la vie
qui puisse nous enseigner quelles sont les barrières élevées par
l'âge, réducation, le genre de vie, entre une classe et une autre,
de sorte que les pensées les plus naturelles, les plus familières
pour les uns sont étranges, incompréhensibles pour les autres.
Vous savez très bien que vos fautes ne sont pas celles que vous
décrivent les livres que vous avez l'habitude àe lire, car ces livres
sont écrits par des hommes faits, et s'adressent pour la plupart à
eux; il y est donc plutôt question des fautes et des tentations de
l'âge viril que de celles de la jeunesse. Mais je me propose de
Ux\ RÉFORMATEUR DE L'ÉCOLE EN ANGLETERRE. 247
VOUS parler, à vous, des dangers, des tentations qui vous menacent
à l'heure qu'il est; si mon langage est simple et familier, peu im-
porte; je désire m'exprimer de façon que les plus jeunes d'entre
vous me puissent comprendre. » Il est facile de s'imaginer quel
devait être l'effet de cette éloquence simple et virile, dépourvue
également de rhétorique et de controverse. Nous retrouvons dans
la biographie d'Arnold, la description de Tinfluence exercée par
ces sermons sur les plus étourdis, les moins accessibles de ses
élèves.
Il avait cru devoir conserver l'usage séculaire de punir avec
les verges, se refusant absolument à trouver dans cette punition
appliquée aux très jeunes garçons, rien d'humiliant. Il se bornait
cependant à l'employer en cas d'offenses graves, le mensonge,
l'ivrognerie, la mauvaise conduite. Il était d'une sévérité inflexi-
ble envers le mensonge. Il se faisait néanmoins un point d'hon-
neur de croire un élève sur parole, sur sa simple affirmation,
confiance qui, peu à peu, engendra ce dicton : « C'est une honte
de ne pas dire la vérité à Arnold. Il vous croit toujours. » Ce
sentiment prit racine et se répandit peu à peu dans l'école. Mais
cette réforme, comme les autres ne s'accomplit pas immédiate-
ment.
IV
Les premières années passées par Arnold à Rugby devaient
nécessairement être une période de difficultés et de tâtonnements.
Il avait résolu dès le début, guidé par son jugement sain et pra-
tique, par son coup d'œil sagace d'homme d'État, de se servir du
matériel, des institutions, qu'il avait sous la main, plutôt que
d'en créer d'autres. Mais cependant, ainsi qu'il l'avait prévu, il
se trouva dans la nécessité d'entreprendre bien des réformes, bien
des modifications inévitables, ce qui produisit au début une suc-
cession de changements qui parurent excessifs à beaucoup de
ses contemporains, comme devant mettre en danger la stabilité
de l'école. On a dit de lui, en parlant de cette phase de sa car-
248 LA SCIENCE SOCIALE.
rière : « Il ouvre les yeux chaque matin en se disant qu'il n'y a
rien qui ne soit susceptible de discussion. « Mais cette attitude
ne s'appliquait qu'aux détails de son administration, et non aux
principes sur lesquels elle était basée. S'il formait sans cesse de
nouveaux projets, il imprimait pourtant à ceux qui collaboraient
avec lui la conviction que, quels que fussent les avantages ou les
désavantages de la question dont on s'occupait pour l'instant,
ces projets reposaient tous sur des principes qui ne variaient
jamais.
Arnold qui, ainsi que nous l'avons dit plus haut, sut se gagner
la profonde affection, le dévouement passionné de ses proches,
de ses amis, de son entourage, ne cherchait pas à se concilier les
suffrages par les agréments du diplomate. Sa personnalité, dé-
pourvue de liant, manquait peut-être de charme dans le sens par-
ticulier du mot. Sa conscience du sérieux, de la gravité de la vie
et du devoir, donnait à son aspect une sévère austérité qui inspi-
rait la crainte à beaucoup de ses élèves, surtout parmi les plus
jeunes. Vigoureux et intransigeant dans ses méthodes, il était
impossible qu'il ne suscitât pas d'abord l'opposition et l'animo-
sité de beaucoup de gens tant par son administration de l'écoleque
par ses opinions très nettement accusées sur les questions du jour.
Mais il y a dans la force du caractère, dans l'intégrité, la loyauté,
la droiture absolue de vie et d'action, une influence qui, à la
longue, se fait toujours sentir. Il était impossible que la généro-
sité et la fermeté de ses rapports avec les autres, son dévouement
au devoir, ainsi que la promptitude avec laquelle, une fois con-
vaincu qu'il avait tort, il reconnaissait son erreur, n'eussent pas
pour résultat de conquérir cette véritable popularité^ la seule
digne d'être obtenue, qu'on n'atteint jamais lorsqu'on vise à
l'obtenir. Sa noble humihté, sa candeur absolue à l'endroit de
son propre savoir excitaient d'abord la surprise de ses élèves, en-
suite leur respect. Il n'hésitait jamais à reconnaître qu'il y avait
telle chose qu'il ne savait pas. Ses sujets préférés étaient l'his-
toire, la géographie, la théologie, les langues et la littérature.
En dehors de ce cadre, il reconnaissait franchement que les autres
en savaient plus que lui, enseignant à ses élèves, par l'exemple
UN RÉFORMATEUR DE l'kCOLE EN ANGLETERRE. 249
aussibien que parle précepte, qu'on doit avoir le courage d'avouer
qu'on ig-nore certaines choses, et qu'il est méprisable de prétendre
savoir ce qu'on ne sait pas. Son attitude envers ses collègues dans
l'enseignement, un des côtés les plus difficiles de l'administration
d'une école, finit par les gagner corps et âme. On a dit de lui :
« Son but était d'abord de s'entourer de subalternes dignes de
confiance, puis d'avoir confiance en eux. » Ce n'est que le despote
conscient de sa faiblesse qui craint d'émanciper ses subordonnés,
de même qu'il n'y a qu'un gouvernement solidement assis qui
ose laisser la main libre aux organisateurs des grandes écoles.
Arnold n'était pas homme à craindre d'encourager la liberté,
l'indépendance, parmi ses collègnes, s'assurant ainsi leur cordiale
cooj)ération.
En ce qui regardait la discipline de l'école il n'agissait presque
jamais sans les consulter. Toutes les trois semaines, on réunissait
un conseil pour discuter les affaires de l'administration. Chacun
était libre d'exprimer son opinion, de proposer une mesure quel-
conque, pourvu que celle-ci fût en accord avec les principes fon-
damentaux de l'institution. Il arrivait même assez souvent que la
majorité des voix était opposée à celle du directeur qui, cepen-
dant, se réservait le droit, le cas échéant, de passer outre.
Les«boarding-houses » dont nous avons déjà parlé, maisons où
logeaient les élèves, rentraient, à mesure qu'elles devenaient dis-
ponibles, sous la direction des différents professeurs. Chaque
maison devait, pour ainsi dire, résumer l'école entière. C'était
pour Arnold un devoir indispensable de connaître personnelle-
ment tous les élèves, quoique ce ne fut que vis-à-vis du Sixth
Form (la classe supérieure) qu'il prit une part active à l'enseigne-
ment. Il se bornait, quant aux plus jeunes, aux examens généraux,
et à deux leçons hebdomadaires consacrées successivement à cha-
que classe. Mais la source principale de son influence morale et
intellectuelle sur l'école était celle qu'il exerçait si puissamment
sur le Sixth Form, qu'il enseignait lui-même. <( Convaincu, — je
cite ses propres paroles, — de la valeur des relations spéciales
qui existent entre la classe la plus élevée d'une grande « public
School » et les autres élèves, » il résolut tout d'abord de se
250 LA SCIENCE SOCIALE.
servir, en l'améliorant autant que possible, du mécanisme actuel
du Sixth Form et du fagging. Le Sixth For m, c'était les trente
élèves composant la classe la plus élevée. Ils devaient être supé-
rieurs à la fois par l'âge, la force, et l'intelligence; et, pour peu
que l'école fût bien organisée, les plus méritants au point de vue
de l'application et du caractère. Le fagging, c'était le pouvoir sur
les plus jeunes, délégué par la direction au Sixth Form afin d'as-
surer un gouvernement bien assis parmi les élèves eux-mêmes et
d'empêcher la tendance vers l'anarchie et l'abus de la force phy-
sique. (( Très convaincu que ce qu'il y avait de mauvais ou de
répréhensible dans la conduite des élèves devait être réprimé
par eux-mêmes plutôt que par les maîtres, il accorda au Sixth
Form, concession qui lui était reprochée par ses adversaires, le
droit d'infliger des punitions même corporelles à ceux qui résis-
taient à leur autorité, pourvu que cette autorité fût sagement
exercée. Ils arrivaient à comprendre qu'ils étaient associés avec
lui dans l'administration de leur école, qu'ils en partageaient avec
lui la responsabilité. Rien, en conséquence, ne lui causait autant
d'inquiétude que des preuves de faiblesse et d'inconduite dans le
Sixth Form. « Vous devriez sentir », leur disait-il, « la respon-
sabilité, en même temps que le courage, d'officiers de l'armée
ou de la marine qui devraient être incapables de lâcheté au moral
comme au physique. » — « Lorsque j'ai confiance dans le Sixth
Form, disait-il encore, il n'y a pas de position en Angleterre
pour laquelle je changerais celle que j'occupe, mais s'ils ne me
soutenaient plus, il ne me resterait qu'adonner ma démission. »
Le résultat de cette confiance était de donner aux élèves du Sixth
Form la conviction que leur dignité, leur position, dépendait de
leur bonne conduite. Etre digne de cette classe et de ses tradi-
tions constituait une règle de conduite à la hauteur de laquelle
les membres s'efforçaient de se maintenir. Citons encore les pa-
roles d'Arnold : « La classe supérieure devrait être pour ainsi
dire à mi-chemin entre les professeurs et la grande masse des
élèves, capable de recevoir ou de transmettre les exemples de
bonne conduite et de principes élevés. » Comme conséquence lo-
gique de cette conviction, lorsqu'il voyait arriver au Sixth Form
UN RÉFORMATEUR DE L ÉCOLE EN ANGLETERRE. 251
des élèves incapables de recevoir ou de transmettre les bons
exemples, il refusait de les garder plus longtemps, ce qui souleva
contre lui dans les premiers temps une critique assez acérée.
Mais il tint ferme. « Si nous ne parvenons pas à nous con-
vaincre, disait-il, que le devoir du maître d'école est en premier
lieu, en second lieu, en troisième lieu de se défaire de sujets
ingrats, une grande « public school» ne sera jamais ce qu'elle pour-
rait être et ce qu'elle devrait être. » Cette élimination des élèves
avait lieu, cependant, aussi peu bruyamment que possible.
S'il n'était pas question d'offenses graves, au lieu de renvoyer
l'élève en public, on le priait tout simplement à la fin du tri-
mestre de ne plus revenir. Mais cette mesure même, qu'il se sen-
tait obligé de prendre, dénote l'intérêt personnel, la responsabi-
lité qu'Arnold ressentait vis-à-vis de tous ses élèves. Les lettres
nombreuses qui nous restent au sujet de la carrière subséquente
des uns et des autres élèves renvoyés de Rugby en font preuve.
Il savait que maint adolescent, auquel les méthodes d'une « pu-
blic school » n'ont pas réussi, peut tourner à bien dans la fa-
mille, ou sous la surveillance d'un professeur. Observateur très
fin, il suivait attentivement le développement moral de ses élè-
ves, notant surtout quels étaient leurs camarades préférés, il
savait quelle était l'influence exercée par ces amitiés de collège,
et plus d'un élève qui tendait à s'écarter du droit chemin y a
été ramené à son insu par l'influence d'un condisciple qu'Arnold,
de propos délibéré, lui avait donné au moment critique comme
compagnon de chambre ou de travail.
Un livre très célèbre, publié en IS.ôG, lu et relu avidement
depuis par la jeunesse anglaise de chaque génération, « Tom
Broivn's School Days, » de Hughes, nous a donné des descrip-
tions prises sur le vif de la vie à Rugby sous le régine du D'" Ar-
nold. Il nous sera permis de dire, cependant, que ces descriptions
sont tant soit peu partiales, étant faites exclusivement du point
de vue de la troupe révoltée, étourdie, qui formait la majeure
partie de l'école. Mais ce point de vue même ajoute à l'intérêt
du livre, en montrant l'influence exercée par Arnold sur les plus
écervelés de ses élèves. Voici, tirée de « To?7i Broicn », la des-
2o2 LA SCIENCE SOCIALE.
criplion de l'état d'esprit de l'élève ordinaire, insouciant, au
moment d'entrer dans le Sixth Form. « Il se mit à la hauteur de
la situation : il brûla ses étuis à cigares, jeta ses pistolets, et se
mit à réfléchir sur l'autorité constitutionnelle de la classe supé-
rieure, sur ses nouveaux devoirs envers son directeur, les classes
inférieures et les fags. » Et voilà le jeune révolté rangé, pour
le moment du moins, dans le parti de la loi et de l'ordre, quitte
à avoir moins de conscience de sa responsabilité lorsqu'il aura
quitté Rugby. Mais c'était au moins un pas de fait daus le bon
chemin.
Je cite encore un témoignage, tiré cette fois non d'un livre,
mais de la vie réelle, celui d'un élève qui n'arriva pas à entrer
dans le Sixth Form et qui, en conséquence, ne se trouva jamais
en relations très suivies avec Arnold : « Je l'aimais, je le révé-
rais comme un être d'une bonté, d'une grandeur d'âme qui
imposait au plus haut degré. J'avais foi en l'œuvre que je devais
accomplir pour lui : pour lui, je travaillais à rendre meilleurs
les camarades que je fréquentais. » Si un élève qui n'avait pas
été en relations personnelles avec Arnold pouvait s'exprimer
ainsi, on croira sans peine quelle devait être l'ardeur que le
maître inspirait à la petite bande dévouée de lieutenants qui
composaient le Sixth Form, travaillant avec lui et pour lui.
Mais pour apprécier dans sa plénitude l'influence exercée par
Arnold sur les élèves d'une nature plus élevée, mieux doués au
point de vue de la morale et de l'intelligence, il faut lire sa
biographie écrite par son élève préféré, Arthur Stanley, plus
tard Dean de >Yestminster, biographie qui est un monument du-
rable et pour celui qui l'a écrite et pour celui qui en est l'objet.
Ici, effectivement, on voit un autre aspect de Rugby : la bande
d'élèves dont Stanley faisait partie comprenait des esprits supé-
rieurs dont plusieurs se firent plus tard très remarquer. Stan-
ley voua à Arnold un culte qui dura toute sa vie. Alors que, sa
carrière à Rugby terminée, il va quitter son maître pour entrer
à Oxford, il parle de <; la fin de ces relations bénies, ravissantes,
que j'eus avec lui pendant trois ans à Rugby, où j'appris les
connaissances humaines et divines comme je ne les apprendrai
UN RÉFORMATEUR DE l'ÉCOLE EN ANGLETERRE, 253
jamais plus. » Il est intéressant de noter que lorsque Tom
Bf'own parut, Stanley en le lisant, fit cette remarque : « Voici
la description d'un état de choses que j'ignorais absolument. »
Mais au bout du compte il est évident que l'élève, qu'il fût un
jeune barbare plein de santé, de vigueur, de générosité comme
Tom Brown, ou un enfant nerveux, sensible, doué de génie
comme Arthur Stanley, subissait également l'influence de son
chef.
Quant au cadre même de l'instruction, Arnold n'y apporta pas
de modifications très profondes. Ce fut sa manière d'enseigner,
son élan, sa verve, qui opérèrent une transformation puissante. Il
avait certains principes d'enseignement il est vrai, qui marchaient
de pair avec ses théories de l'éducation, morale. Mais quoique
ces principes aient été transmis à ses imitateurs et par eux mis
à exécution, le secret de l'impulsion qu'il sut donner aux études
de sesélèves était celui de sa propre personnalité. Il apportait à la
classe qu'il enseignait la conviction qu'il travaillait avec eux
aussi bien que pour eux, que c'était pour lui-même un intérêt
toujours ardent, toujours renouvelé, de saisir la véritable por-
tée du passage, s'il était question d'une traduction, ou, s'il
s'agissait de l'histoire, de se rendre compte de la portée des dé-
veloppements historiques sur la vie actuelle. Ce qu'il cherchait,
c'était à éveiller l'intelligence de chacun de sesélèves. Sa méthode
favorite d'enseignement était de questionner, de faire parler
l'élève lui-même, ses propres explications étant aussi courtes que
possibles. L'élève devait avoir une opinion à lui, former ses pro-
pres conclusions et non se contenter de celles des autres. Mon-
taigne, dont l'esprit moderne avait devancé de si loin son épo-
que, avait formulé, près de trois siècles auparavant, la même
théorie : (( Je ne veux pas que le maître invente et parle seul, je
veux qu'il écoute son disciple parler à son tour : qu'il ne lui
demande pas compte des mots de sa leçon, mais du sens et de
254 LA SCIENCE SOCIALE.
la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le
témoignage de sa mémoire, mais par celui de son jugement. »
Arnold disait souvent qu'un professeur devait, par ses propres
études, se maintenir constamment à un niveau plus élevé que
celui de ses élèves. Une autre de ses théories favorites était que
tout professeur, comme tout élève, devait avoir soit une étude,
soit une occupation qui primât toutes les autres. Il savait com-
bien est contagieux l'enthousiasme avec lequel un professeur
aborde son sujet préféré. Il en donnait bien la preuve lui-même.
Sa prédilection pour l'histoire, aidée par sa réelle érudition et
son admirable mémoire, donnait à ses leçons un vif et stimulant
intérêt qui éperonnait au possible le zèle de l'étudiant. Il ne se
lassait jamais de tracer des rapprochements entre les dévelop-
pements sociaux du passé et du présent, de comparer les temps
modernes à l'antiquité, c'est-à-dire les périodes de la plus haute
civilisation grecque et latine, avec les temps modernes de l'Eu-
rope, en même temps qu'il comparait leurs origines et la période
d'enfance de leurs races, avec les origines et l'enfance de la
nôtre. Les efforts faits ])ar les grands hommes d'État du passé
pour résoudre les problèmes de la politique, étaient illustrés,
commentes par lui par rapport aux problèmes qui agitaient
l'Angleterre à ce moment. Cette étude des périodes comparées,
cette contemplation des actions des hommes célèbres, qu'on
considère ces actions soit comme l'effet soit comme la cause
des événements au milieu desquels elles font saillie, étaient pour
lui le moyen le plus efficace d'apporter au citoyen, je dirai
même au genre humain, la conscience de ses devoirs.
Quant aux langues classiques, qui jouaient pour lui un rôle
aussi important dans l'enseignement de l'histoire que de la lit-
térature, il désirait surtout que l'élève fût assez familier avec
elles pour qu'elles lui fussent une voie facile de communication
avec le savoir dupasse, qu'il pût étudier, approfondir, dans le
texte même, l'intelligence des Grecs et des Romains. Voici com-
ment il se justifiait de vouloir faire une part aussi large à l'instruc-
tion classique. «Expulsez le grec et le latin de votre cadre, et vous
bornez l'horizon de la génération actuelle à la contemplation de
UN RÉFORMATEUR DE l'ÉCOLE EN ANGLETERRE. 255
sa propre période et de celles qui l'ont précédé immédiatement;
vous retranchez tant de siècles de l'histoire du monde, et vous vous
replacez sous les mêmes conditions que si l'existence de la race
humaine avait commencé au seizième siècle. Pourlélève même
chez qui le résultat d'une éducation classique est le moins vi-
sible, le moins apprécié par lui-même, il arrive souvent que ses
études ont agi presque à son insu sur son intelligence et lui
ont donné une culture générale du goût et une plus large
compréhension de la \ie. »
Arnold comprenait mieux que les autres la vague maxime
que nous répétons tous qu' « un professeur doit savoir se
mettre au point de vue de l'élève » . Ceux qui regardent ce pro-
blème bien en face savent ce qu'il renferme de difficultés. Il y
a une ditférence énorme entre Thomme mûr, auquel l'étude et
l'habitude d'enseigner ont rendu une langue morte absolument
familière, arrivé à ce discernement critique et judicieux qui sait
distinguer et apprécier les nuances du style, auquel l'expérience
de la vie a fourni d'innombrables points de comparaison, et
ses jeunes élèves qui, occupés des difficultés que leur présente
la langue elle-même qu'ils étudient n'ont pas l'esprit assez dé-
gagé pour pouvoir contempler ou assimiler les idées expri-
mées dans cette langue. Le professeur qui sait combler l'abime
immense qui sépare ces deux points de vue ne se rencontre
malheureusement pas tous les jours. Arnold était du nombre
de ceux dont le talent pour l'enseignement touche presque
au génie. Il avait le don d'inspirer le souffle de la vie à des
méthodes qui, sans lui, auraient pu être singulièrement stéri-
les. L'habitude qui survit encore dans nos public schools de
traduire l'auteur classique mot à mot était pour lui une perte ab-
solue de temps. Cette habitude produit dans la langue moderne,
pour citer ses propres paroles, un « résultat absolument mauvais,
car elle retient tous les défauts du langage et en exclut les quali-
tés. » Sa méthode, celle de son propre professeur, le Dr Gabell à
Winchester, était, même pour les classes les plus basses, de faire
traduire la phrase entière en bloc, afin d'en saisir la portée.
Les adversaires de ce système objectent qu'il développe la né-
T. XXVIII. 19
256 LA SCIENCE SOCIALE.
gligence. Il est probable que l'élève, pour arriver à un résultat
satisfaisant, devrait être à même de combiner les deux pro-
cédés.
Fidèle à son système, cju'il poussait parfois peut-être un peu
loin, de conserver lorsqu'il était possible les coutumes qu'il avait
trouvées en vogue, Arnold laissa subsister celle qui exigeait que
chaque élève, jusqu'au plus petit, fit tous les jours un certain
nombre de vers grecs et latins. Il est évident cjue pour les élè-
ves qui y prenaient plaisir, cet exercice pouvait être salutaire,
mais, dans la plupart des cas, c'était une tâche des plus sté-
riles et des plus machinales. L'élève ordinaire se bornait à re-
copier des collections de vers qu'il retrouvait dans de vieux
cahiers circulant à cet usage dans les classes depuis des années,
ou à aligner lui-même des vers dépourvus de sens dont le seul
mérite était de se rapprocher de la mesure et du rythme vou-
lus. Mais, somme toute, le principe d'Arnold, qu'il ne fallait ni
changer une tradition ancienne sans raison suffisante, ni l'épar-
gner si cette raison existait, fonctionnait bien. Les modifications
positives qu'il introduisait dans le cadre de l'instruction compre-
naient l'étude des langues modernes, de l'histoire moderne et
des mathématiques. Il n'aborda point l'enseignement des scien-
ces naturelles qui depuis ce temps, grâce aux découvertes de
notre époque, s'est si rapidement développé. Il aurait été sans
doute d'accord avec l'écrivain moderne qui a dit : « La nature
et la signification de l'aoriste, les lois du syllogisme rentrent
en vérité dans la domaine de la science aussi absolument que
les précessions des équinoxes ou les successions des couches géo-
logic[ues. Il n'y a pas que la science proprement dite qu'on puisse
enseigner selon l'esprit scientifique. »
Il est, sans doute, plus difficile d'atteindre à un résultat donné,
dans l'éducation comme dans autre chose, si on n'a pas de-
vant soi, clairement défini, le but auquel on vise. Voilà peut-
être la cause de nos incertitudes, de nos essais infructueux en
ce moment. Arnold n'était entravé par aucune incertitude de
conception; il savait très clairement ce qu'il voulait faire, il savait
quel était le résultat qu'il voulait obtenir. C'était de former,
UN RÉFORMATEUR DE l'ÉCOLE EN ANGLETERRE. 257
selon ses propres paroles, « une école d'honnêtes hommes et
de chrétiens. » Pour atteindre ce but, il était nécessaire, selon
lui, que ses élèves, l'intelligence assouplie par l'étude, et le
moral développé par la discipline, fussent à même de compren-
dre et d'assimiler les préceptes des grands penseurs, des âmes
élevées, de se rapprocher de l'idéal. Ils devaient être imbus des
principes qu'Arnold avait passé sa vie à leur inculquer : défen-
dre la religion et l'Etat, empêcher le lâche abus de la force phy-
sique, réprouver le mensonge et la délation et, en somme, pren-
dre leurs obligations morales au sérieux. Le successeur d'Arnold
à Rugby, le Dr Percival, a dit de lui : « C'était un grand pro-
phète parmi les maîtres d'école, plutôt qu'un instructeur dans
le sens ordinaire du mot. Je me rappelle d'avoir demandé à
Dean Stanley si Arnold enseignait beaucoup au Sixth Form pen-
dant les classes. Pour toute réponse, Stanley, me montrant un
petit carnet qu'il tenait à la main, me dit : « En fait de ce qui
s'appelle l'instruction, ce carnet pourrait contenir tout ce qu'Ar-
nold m'a jamais enseigné. » Son influence était propre à sti-
muler, plutôt qu'à former, étant basée sur sa personnalité ma-
gnétique et sur l'influence qu'il exerçait, plutôt que sur des
idées nouvelles.
\I
Il ne rentre pas dans mon cadre de parler en détail du rôle
joué par Arnold dans la politique, pendant les années qui virent
s'affermir peu à peu sa position à Rugby, ni de ses travaux lit-
téraires, de son édition du Thucydide, de son Histoire Romaine,
et de maints autres, qui occupèrent cependant une place consi-
dérable dans sa vie et qui ont ajouté à sa renommée.
Il prit une part active dans la crise soulevée par Tanimosité
des partis à l'occasion du Reform Bill, en 1832, combattu avec
véhémence par les « Tories » , et s'intéressa vivement aux pro-
blèmes industriels du jour.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, l'opposition soulevée d'abord
258 LA SCIENCE SOCIALE.
par les tendances politiques et sociales d'Arnold fit place plus
tard à une réaction très marquée en sa faveur. Sa nomination à
la chaire d'histoire d'Oxford, en 1842, fut pour lui une source de
satisfaction bien vive ; c'était le témoignage éclatant de cette
réaction, aussi bien que l'occasion de renouveler ses rapports di-
rects avec l'université qu'il aimait tant. Mais il ne lui resta que
le temps de faire une seule série de conférences; ce fut au
mois de février 1842. Au mois de juin de la même année, il
mourut presque subitement à Rugby, après une maladie de
quelques heures.
Il faut, en estimant les causes de l'influence d'Arnold, faire
la part des deux livres célèbres dont nous avons déjà parlé qui,
écrits à deux points de vue absolument opposés, se suppléent et
se complètent cependant, nous donnant l'image entière de la
personnalité d'Arnold, telle qu'elle parut à ceux qui l'avaient
connu, la consolident, l'interprètent pour les générations à
venir. La biographie de Stanley l'a fait comprendre au public
comme apôtre; To/n Broam's School Days en a fait un hé-
ros populaire. On pourrait dire qu'après la publication de ces
deux livres Arnold est devenu pour ses compatriotes, qui jus-
que là ne s'étaient que vaguement rendu compte de la trans-
formation opérée par lui dans l'éducation, à la fois un héros de
roman et un héros de la vie réelle.
Le Dr Moberly, évêque de Winchester, a écrit : « L'enthou
siasme engendré par l'œuvre d'Arnold fut hors ligne. Ceux
mêmes qui étaient loin d'être en accord avec ses vues tirèrent
de son exemple et de ses méthodes des leçons de la plus haute
importance. »
Je cite un article paru dans le Times en 189G, plus de cin-
quante ans après la mort d'Arnold, à l'occasion de l'inaugura-
tion d'un monument qui lui fut érigé dans Westminster Abbey.
« Personne n'opéra une transformation plus importante dans
l'éducation, transformation dont se sont ressentis ceux-là même
qui n'ont jamais été à un public school. Animé par le courage et
la justice, Arnold a contribué à former le code viril et honora-
ble par lequel les Anglais aspirent à être gouvernés. Nous retrou-
UN RÉFORMATEUR DE LÉCOLE EN ANGLETERRE. 259
vons encore aujourd'hui dans le grand flot de la vie nationale
l'effet de ce courant pur et salutaire qui s'y mêla il y a si long-
temps. »
Nous voici encore aujourd'hui en Angleterre, un demi-siècle
plus tard, dans un moment d'incertitude et d'inquiétude vis-à-vis
de notre éducation secondaire : nous nous efforçons en vain de
la remettre au niveau de nos nécessités, en même temps que
nous voudrions lui assurer une plus grande uniformité. On pour-
rait presque dire que c'est l'influence même d'Arnold, en démon-
trant ce que peut la puissante initiative d'un seul, qui a contri-
bué à empêcher le public anglais d'accueillir l'idée de cette
uniformité. Ainsi que l'a si bien dit Thring, le célèbre directeur,
le créateur presque, de l'école d'Uppingham : « Dans les vastes
systèmes organisés d'éducation que nous rencontrons partout de
nos jours, le professeur particulier se trouve de tous les côtés en-
travé par le règlement officiel, qui ne laisse que peu d'essor à
son initiative personnelle. Nous sommes fiers, et ajuste raison,
nous autres Anglais, que, dans nos « public schools », le directeur
soit libre dans une large mesure, quand il n'est pas dominé par la
tradition, de diriger son œuvre lui-même. Nous n'exagérons pas
en disant que, sous une puissante impulsion, une telle école peut,
même dans une génération, exercer une influence très pronon-
cée sur le caractère national.
3P" HuGU Bell.
UNE
ENQUÊTE SOCIALE AU XVIP SIÈCLE
LES INCONVÉNIENTS DE LA VIE FACILE.
Les lecteurs de la Science sociale savent sans doute qu'à la fin
du dix-septième siècle les hommes chareés de l'éducation du
petit-fds de Louis XIV envoyèrent des questionnaires aux inten-
dants des provinces à l'effet d'instituer une enquête sur l'état
économique et social du pays. Ces réponses existent, inédites
pour la plupart, et, la première fois qu'elles me tombèrent sous
les yeux, j'eus l'illusion qu'on pouvait en tirer une géographie
sociale de l'ancienne France, où les groupes provinciaux se clas-
seraient d'après leurs aptitudes expliquées par leur genre de tra-
vail. Il m'a fallu renoncer à cet espoir. Parfois l'intendant (en
Guyenne, en Franche-Comté par exemple i laisse de côté la phy-
sionomie sociale du pays qu'il administre; parfois (dans les
généralités d'Orléans, d'Alençon) voulant donner une vue d'en-
semble de pays hétérogènes, il s'embrouille en des phrases en-
tortillées. Certaines appréciations paraissent contradictoires à
des hommes du dix-neuvième siècle, qui ne sasissent pas toutes
les nuances de la langue du dix-septième. Pour classer d'ailleurs,
il faut comparer, et comment le faire, lorsque les surfaces décri-
tes comprennent tantôt une généralité, tantôt une simple élec-
tion, ou lorsque le même terme sous des plumes différentes,
revêt des sens différents. En des régions enfin où les villes et
les campagnes ont une physionomie sociale distincte, l'inten-
dant ne dit pas toujours de quelle catégorie il entend parler.
Une impression pourtant s'est dégagée pour moi de cette lec-
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVII* SIÈCLE. 261
ture, et, à défaut de la classification espérée,, je veux l'indiquer
ici. Dans la France d'alors, d'une manière générale et sauf
exception, les territoires qui se rattachent aux types de la sim-
ple récolte, vallées aux cultures arborescentes ou montagnes
aux riches pâturages, nourrissent, moyennant un faible effort,
une population indolente, tandis que sur les plateaux ou les
montagnes arides, la nécessité du travail en a fait prendre l'ha-
bitude aux indigènes. Les intendants ne s'en rendent pas tou-
jours compte : il y en a (à Orléans, à Alençon, à Bourges) qui
paraissent croire que c'est par l'impossibilité bien constatée
d'atteindre à la fortune que leurs administrés ne s'engagent pas
dans les sentiers qui ailleurs y conduisent. Relisez leurs phrases,
vous verrez qu'il n'y a pas contradiction entre leur lang-age et
celui des autres. Ils se sont mal exprimés, voilà tout. Nous au-
rons plus loin l'occasion de le constater.
Entrons donc en matière, et, sur les pas des intendants, voyons
quel était en 1698 l'état social de certaines régions de la France.
Nous voici tout d'abord en Anjou.
Il fait bon vivre dans l'Anjou. Les productions du sol y sont
abondantes et variées, sous un climat essentiellement tempéré.
« Les productions de la terre, lit-on dans le grand Diction-
naire de Moréri, sont des vins assez bons^ du froment, du
seigle, de l'orge, de l'avoine, des lins, des chanvres, etc., des
arbres fruitiers de toutes les espèces, et de forts bons fruits...
Le commerce du vin, écrivait Colbert en 1665, en parlant de
l'élection d'Angers, y est le plus considérable... La moitié de l'é-
lection de Baugé, disait-il encore, est située en bon fonds de terre
et le reste en prés, vignes et landes... L'élection de Saumur est
située en fonds parfaitement bon. »
En 1783, le receveur général disait en parlant d'Angers : « Les
grains, les vins, les eaux-de-vie sont les principales productions, »
et, à propos de Baugé : « Il ne se fait d'autre commerce que
celui des noix. » Enfin un proverbe cité par M. Hanotaux dans
262 LA SCIENCE SOCIALE.
son Histoire de Richelieu, associait les Tourangeaux et les Ange-
vins dans un commun éloge en leur l'econnaissant le privilège
des bons fruits, des bons esprits et des bons vins.
La vie y élait donc facile, d'autant que toutes ces productions
si abondantes étaient en général consommées sur place et ne
donnaient lieu à aucun trafic d exportation. Les documents ne
tarissent pas en plaintes sur l'atonie économique des Angevins.
« Le commerce d'Angers, écrit Colbert, languit par la paresse
et négligence des habitants. » Les Angevins, écrivait l'inten-
dant en 1698, sont ingénieux, d'un esprit doux, propres aux
lettres et aux arts, mais peu entreprenants et peu laborieux. Le
receveur général, après avoir montré en 1783 une très grande
partie du territoire de Baugé en friches, écrivait en parlant de
la capitale de la province. « La ville d'Angers devrait être le
centre d'un brillant commerce et d'une grande activité... Les
habitants négligent ces précieux avantages et préfèrent l'indo-
lence dans laquelle ils sont élevés aux soins et au travail assidus
que nécessiteraient des entreprises majeures et des spéculations
hardies. Privée d'énergie, la génération actuelle végète, comme
a végété celle qui Ta précédée et comme végétera celle qui lui
succédera.
« Leur industrie se borne à l'exploitation lente et paresseuse
de quelques carrières d'ardoise, dont les environs de la ville
abondent et qui pourraient être d'un grand rapport si les bras
ne manquaient pas, à la vente des bestiaux, des blés et des vins,
à la fabrication de bas au métier et de quelques toiles peintes.
Ces différents ateliers n'occupent que très peu d'ouvriers, vu le
peu d'étendue des spéculations de ceux qui sont à la tête des
manufactures, et leur défaut d'intelligence et d'activité pour se
procurer le débit d'une grande quantité d'objets qu'ils pour-
raient faire fabriquer.
« Donc la ville d'Angers^ avec plus de moyens encore que celle
de Tours, se trouve dans une inaction à peu près semblable, et
sa population n'est pas en rapport avec les ressources qu'offre
son territoire en denrées de première nécessité dont la qualité
répond à l'abondance. »
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVIl" SIÈCLE. 263
Peut-être m'objectera-t-on qu'il s'agit du passé, et que l'An-
jou moderne, s'il présente encore ce spectacle enchanteur d'un
vaste jardin « cultivé, dit M. Ardouin Dumazet, avec un soin et
une patience dignes des Chinois, » entremêlant les beaux vigno-
bles et les arbres fruitiers, les primeurs et les plantes rares, a
du moins dans ce domaine de la culture fruitière arborescente réa-
lisé de notables progrès, fait preuve d'une incontestable initia-
tive dans la spécialisation du travail, la recherche des types
nouveaux et des débouchés, l'envoi d'agents à l'étranger. Dès
les premiers succès, les horticulteurs comprirent le côté scienti-
fique de leur tache; les enfants furent élevés avec soin dans
les écoles spéciales, ils devinrent à la fois des botanistes dis-
tingués et des hommes d'affaires habiles. M. André Leroy, fils
d'un simple jardinier, fut le chef d'une maison dont les pépi-
nières couvrent -200 hectares; il écrivit un dictionnaire de po-
mologie en 6 volumes; et Louis Leroy, fils d'un petit horticul-
teur, est le porte-parole autorisé de l'horticulture française dans
les grands congrès.
Je ne crois pas à vrai dire qu'il y ait contradiction entre
le passé et le présent. Il faut prendre les documents pour ce
qu'ils sont, ne pas forcer la note qu'ils donnent. Or, s'ils nous
parlent de gens peu laborieux, ils ne leur dénient point l'intelli-
gence. Les Angevins ont eu de tout temps le goût du luxe, du
confort, de la représentation. Un bourgeois angevin ne se con-
tenterait pas de la demeure dont s'accommode fort bien un gentil-
homme de Bretagne. Aussi dépensent-ils volontiers. Ils ont donc
un plus grand besoin de faire fortune et, pour peu que la nou-
velle carrière qui s'offre à eux soit conforme à leurs goûts, à
leurs aptitudes, qu'elle ait un aspect coquet qui séduise, qu'elle
se mesure aux forces d'un petit propriétaire soigneux, attentif,
qui n'est pas obligé de faire montre de qualités éminentes dans
la directiond'un personnelnombreux,ils se trouveront facilement
à la hauteur de ce nouveau moyen d'existence que le chemin de
fer sera venu mettre par exemple à leur portée.
N'exagérons rien après tout. Au fond, le type est atteint d'une
profonde atonie. Quittons un moment la capitale et pénétrons à
i
264 LA SCIENCE SOCIALE.
l'entrée des vallées du Loir ou du Thouet. dans le pays fléchois
ou saumurois. Nous voici en plein dans le type de la petite ville,
qui doit à l'étranger l'établissement de ses industries , et qui
d'elle-même achèverait de mourir si des circonstances extérieures
ne venaient lui donner une vie qu'elle ne possède pas par elle-
même. Imaginez ce qu'eût pu être la Flèche au XVIl" siècle sans le
collèg-e qu'y avaient fondé les Jésuites, ce que serait aujourd'hui
la ville sans le prytanée. Rappelez-vous Saumur après la suppres-
sion de son université protestante, la population réduite de moi-
tié, le commerce local presque anéanti, et, pour ramener laprospé-
rité évanouie, une création artificielle rendue nécessaire, celle de
l'école de cavalerie qu'on y installa en 1768. Ah! sans doute les
pâtres grossiers et les jiêcheurs incultes des contrées voisines au-
raient tort de regarder avec dédain ces esprits plus affinés qu'eux,
plus susceptibles de comprendre le progrès économique et de
faire effort pour y prendre part, mais ce n'est point dans cette
molle vallée de la basse Loire qu'il faut chercher quelque chose
de très neuf et de très hardi. Les petits centres urbains se mo-
dèlent sur les grands, leur sociabilité est moins grande, quoique
de même nature, leur esprit est ouvert, mais à un moins grand
nombre de nouveautés. L'originalité n'y risque guère de faire
une paradoxale apparition.
On comprend aisément que dans un pays où le travail était
peu intense, les professions usuelles ne conduisaient guère à la
richesse, et que le pouvoir était aux mains des titulaires des
arts libéraux, officiers du présidial, de l'élection, de la prévôté,
du grenier à sel qui, maîtres de l'hôtel de ville au temps de
Colbert, paralysaient le commerce par l'oppression fiscale qu'ils
exerçaient sur les marchands et les artisans. C'était la basoche
arrivée; et, contre elle, quel parti dirigeait les bourgeois mo-
destes et reprochait amèrement aux fonctionnaires judiciaires l'ac-
caparement des charges municipales, sinon d'autres basochiens,
les avocats. En 1789, les sénéchaussées réunies d'Angers et de Sau-
mur n'élisent que deux négociants sur huit députés du tiers ; encore
Cigongne, l'un des deux, est-il originaire de Nantes, En 1791, le
département de Maine-et-Loire n'élit sur onze représentants qu'un
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU Xyil"^ SIÈCLE. 265
manufacturier, Goffaux, et un agriculteur, Quesnay, dont l'un est
né à Paris et l'autre à Valenciennes. Or, malgré la prédominance
certaine des légistes dans les assemblées révolutionnaires, on
trouve cependant des pays, comme Marseille, dont les quatre dé-
putés en 1789 sont tous des négociants.
Cette facilité de vie, en même temps qu'elle poussait peu au
travail intense, développait beaucoup par contre le goût des réu-
nions, la sociabilité, la curiosité, l'urbanité, l'optimisme, l'amour
du bien-être.
Les sociétés littéraires étaient nombreuses en Anjou; l'Aca-
démie d'Angers était une des plus anciennes du royaume, établie
dès 1G85 après Toulouse, Arles, Soissons et Nimes, et la plupart
des personnages importants tiennent à en faire partie. En 1792,
quatre des conventionnels de Maine-et-Loire, Delaunay, Le Clerc,
LaRéveillère, desMazières en faisaient partie. Le goût des lettres a
persisté dans le type.
Cette vie de société qui ouvre l'esprit à la discussion des idées,
cette faible aptitude au labeur productif qui entraîne après
elle le goût des fonctions publiques, ont pour résultat de dé-
velopper, comme le remarquait déjà Colbert, avec l'orgueil et le
mépris des supérieurs, une disposition très nette à se laisser
entraîner au parti à la mode. Angers, Saumur ouvrent de
très bonne heure leurs portes au protestantisme ; le goût de la
discussion est très vif, les mœurs ne sont pas austères. Il y a
donc à la fois dans le pays matière à critique et humeur de
critiquer. La première église protestante de province fut éta-
blie à Angers. Dès 1552, les protestants fomentent des troubles
en pleins États. Seulement ce n'est là qu'un feu de paille. Le
mouvement n'a pas de portée. En 1572, les haines sont telle-
ment amorties qu'il n'y a pas de Saint-Barthélémy à Angers,
où dix ans avant on s'est battu dans les rues, à quelques lieues
de Saumur où les ordres sanglants de la cour ont été ponc-
tuellement exécutés. Au dix-septième siècle il y a très peu de
huguenots, c'est une mode qui a fait son temps.
266 LA SCIENCE SOCIALE.
II
Tout le long des rives du Thouet, depuis Doué jusqu'à Saumur.
le pays offre laspect d'un grand jardin et d'un beau vigno-
ble. C'est le « fond parfaitement bon » déjà décrit par Colbert.
Le naturel s'en ressent, et, au plus haut degré parmi les Ange-
vins, les Saumurois méritent cette réputation de douceur un peu
atone que leur décernait l'intendant M. de Miromesnil. Je parle
surtout des ruraux^ de ces petites gens à l'aisance desquels suffit
un petit domaine soigneusement et minutieusement cultivé. A
la ville, on parait surtout sentir l'influence d'une vie étroite,
mesquine, étriquée. On n'a pas l'esprit beaucoup plus entre-
prenant, mais on l'a très sensiblement moins ouvert.
Je n'ai jamais mieux ressenti cette impression qu'en feuille-
tant les annales de Saumur pendant la période révolutionnaire.
Tout d'abord, on se sent dans un milieu paisible qui suit le
mouvement sans jamais le précéder. Aucune agitation ne s'y
manifeste en 1788. Eu 1791, ses trois députés, Bonnemère, Mer-
let et Qucsnay sont les trois plus modérés de la députation an-
gevine. On y est avant tout conservateur... de sa place. Tandis
que partout ailleurs la Révolution bouleverse les situations ac-
quises, là elle ne change rien. M. Desmé du Buisson, qui était
le chef de la magistrature locale comme lieutenant général de
la sénéchaussée, le demeure comme président du tribunal, de
1790 à 1792; le gouverneur Aubert du Petit-Thouars fut chef de
bataillon dans la garde nationale et membre du premier bu-
reau de conciliation ; le maire Blonde de Bagneux fut adminis-
trateur départemental et président des nombreuses assemblées
électorales qui se tinrent en 1790; Bonnemère, qui fut élu maire
en 1790, était conseiller à l'élection; Desmé du Puy-Girault,
adjoint et lieutenant-colonel de la garde nationale, était lieute-
nant du maire ; Cailleau, qui remplaça Bonnemère, était asses-
seur ; et je ne sais si parmi les membres des diverses adminis-
trations de l'ancien régime, on en trouverait un seul qui ait boudé
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVlf SIÈCLE. 26T
le nouveau. Les prêtres font de même : dans tout le district
il n'y a que cinq curés qui refusent de prêter le serment à la cons-
titution civile du clerg-é, trois qui le prêtent conditionnellement.
Cailleau, élu maire en 1791, conserve ses fonctions pendant
toute la Terreur. M. Desmé du Buisson désapprouve le mouvement
révolutionnaire, mais il ne manifeste pas sa mauvaise humeur
en s'abstenant d'y coopérer (1).
A ce premier trait, docilité à embrasser les idées des autres,
à tout subir sans rien provoquer, s'en joint un autre, particu-
lier celui-là aux ruraux des environs de Saumur, c'est une in-
croyable aptitude à se passionner très vite pour ces idées qui
arrivent du dehors. Le gouverneur du Petit-Thouars est un
homme d'une imagination ardente, d'un esprit théâtral et sen-
timental. Le naïf Bonnemère, crédule, honnête, confiant, lecteur
assidu de Rousseau, rempli d'illusions, se croit investi d'une
mission de régénération sociale et ne se doute pas que lui, un
homme d'ordre, il aboutira à tout détruire sans rien édifier.
Cette légèreté de caractère apparaît en plein relief, au mo-
ment où s'opère en 1791 la levée des volontaires. L'en-
thousiasme fut grand parmi la jeunesse de Saumur. Au dire
du commissaire on aurait pu composer un bataillon rien que
de jeimes Saumurois... Mais, après la reddition de Verdun et
la mort de Beaurepaire (-2). une grande partie des volontaires
désertèrent. La plupart de ces jeunes gens appartenaient à des
familles riches et n'étaient pas accoutumés aux privations. La
sévérité de leur nouveau commandant Lemoine, la rude cam-
pagne d'hiver, que Dumouriez fit faire à ses troupes en Bel-
gique , les dégoûtèrent de la vie militaire. D'ailleurs ils ne
s'étaient engagés que pour un an, et les événements les rappe-
laient en Anjou où la guerre civile était sur le point d'éclater.
Quelques-uns reprirent du service dans les armées républicai-
nes qui luttèrent contre les Vendéens; d'autres, en petit nom-
bre, entrèrent dans les troupes catholiques. Pour la plupart ils
(1) Desmé de Chavigny, Saumur pendant la période récoluiionnaire, danslai?e-
vue historique de l'Ouest, année 1892.
(2) Premier commandant du bataillon de Maine-et-Loire.
268 LA SCIENCE SOCIALE.
renoncèrent pour toujours au métier des armes. Même empres-
sement inconsidéré, irréfléchi en 1792. Beaucoup de jeu-
nes gens, rimagination exaltée par la prise de Verdun et le sui-
cide de Beaurepaire, voulaient partir pour la frontière, sans armes
de guerre et sans munitions. L'idée de la levée en masse
tourmentait les populations. Il fallut un arrêté du département
pour modérer cette ardeur.
Très évidemment il y a dans ce pays d'autres types. J'en ai relevé
trois, et comme ils sont nés à Saumur même, j'incline à croire
que c'est par excellence le type urbain de la région. C'est le
général Lemoine, fils d'un drapier, l'homme des commissions
militaires, qui montre après Quiberon sa dureté et sa sévérité.
C'est le président du tribunal Desmé, un froid tempérament de
soldat exécuteur de consigne, caractère indécis, qui suit les
impulsions de sa femme, au lieu de se décider de lui-même et
qui, malgré son hostilité au nouveau régime, reste en place
jusqu'à la révocation qui vient le frapper. C'est Cailleau, maire
de 1791 à 1795, ingénieur en chef et entrepreneur de travaux
publics, assesseur de la municipalité, membre de l'assemblée
provinciale, très énergique, très laconique, d'aspect rude et sé-
vère, sacrifiant tout, intérêts et affections, sans brutalités ni fa-
natisme, aux ordres supérieurs qu'il reçoit, et de même restant
en place tant qu'une révocation ne vient pas l'atteindre. Ceux-
là exagèrent la passivité de leurs compatriotes ; à force de
chercher ailleurs les mobiles directeurs de leur volonté, ils en
arrivent à ne plus éprouver de sentiments personnels.
Cette sympathie générale pour tout ce qui est nouveau, cette
absence d'idées personnelles et même de préjugés fixes, explique
le bon accueil qu'un certain nombre de gentilhommes de
l'Anjou, du Saumurois, de la Touraine, firent aux idées révolu-
tionnaires. Sans doute ce régime ne détruisait pas, comme illefai-
sait en Bretagne, un pouvoir politique qui tendait à passer de plus
en plus entre leurs mains; mais on ne peut pas dire que l'ancien
régime les tint à l'écart de l'administration. Aubert du Petit-
Thouars, ancien maréchal de camp, est gouverneur et lieutenant
du roi; cela ne l'empêche pas de pousser de toutes ses forces à
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVII*^ SIÈCLE. 269
l'organisation de la garde nationale, et il faut la chute du trône
en 1792 pour lui faire prendre sa retraite. Le marquis de Maillé,
colonel de cavalerie, est colonel de la milice de Vernantes,
dénonce dans ses discours les dangers de l'aristocratie, et donne
à la ville de Saumiir les canons de son château. Les passions de
ces hommes sont vives et peu intenses. On voit des prêtres mariés,
comme Gallais, de Doué, qui n'en sont pas moins des journalistes
conservateurs, voire même royalistes. Certes, ce n'est pas en ce
pays que l'on risque de voir les gens aboutir aux conséquences
logiques, mais violentes, de principes que d'ailleurs ils n'ont
point posés.
Tout le long de la Loire et dans les vallées qui aboutissent au
grand fleuve, surtout quand le pays où l'on se trouve a été jadis
un centre politique de quelque importance, le même type qui
nous est apparu aux portes d'Angers se retrouve avec persistance.
Ce que j'ai dit de l'Anjou, je puis le redire de la Touraine, du
haut Poitou, du Berry, du Bourbonnais, du Nivernais à la même
époque. Il me suffit pour cela d'ouvrir les rapports des inten-
dants.
« Les Tourangeaux, écrit M. de Miromesnil, ne manquent pas
d'esprit et d'industrie. Le succès de plusieurs gens de lettres et
de quelques ouvriers nés en Touraine fait voir qu'ils sont ca-
pables de toutes choses, pourvu qu'ils veuillent s'appliquer,
mais ils aiment trop les plaisirs de la vie et ne sont pas assez
laborieux. » Et il cite, comme la plus exacte des peintures, ces
vers du Tasse : ce Etienne d'Amboise en conduit cinq mille que
Tours et Blois ont vu naître. Quoique tout couverts d'un acier
brillant, leurs corps sans vigueur cèdent aux premières fatigues.
Nés sous un climat riant et voluptueux, ils en ont la mollesse et
la langueur. Ils sont impétueux au premier choc, mais bientôt
leur ardeur s'affaiblit et s'éteint. » — « Le naturel de ces peuples,
disait déjà Colbert en 1665 à propos de Tours, est doux, respec-
tueux et soumis. »
Dans le haut Poitou, sous un climat plus tempéré que dans la
partie basse, « les gens sont plus doux et plus sociables, mais pa-
resseux et peu laborieux... Les habitants de Poitiers sont pauvres.
270 LA SCIENCE SOCIALE.
par le défaut de commerce, naturellement paresseux, doux et so-
ciables, aimant leurs plaisirs... »
« Les habitants de Givrai (qui nous est dépeint comme un pays
riche) ne sont pas laborieux. »
Dans le Berri, « les esprits sont assez doux, assez bons, mais
peu portés au travail. La province est pauvre et peu peuplée, le
terrain ingrat et mal cultivé, et presque tout le pays sans com-
merce. »
« Les habitants du Bourbonnais et surtout des villes de Mou-
lins, Vichy et Bourbon, sont plus doux, civils et caressants que
ceux des autres provinces, ils sont aussi beaucoup plus légers,
mais moins laborieux et moins industrieux. Ils retiennent le
naturel de la terre légère de leur pays, ils participent de Tin-
constance de la rivière d'Allier qui roule des sables mouvants,
ôte et redonne à ses riverains d'une année à l'autre, et leur es-
prit s'affine par le commerce utile et agréable qu'ils ont avec les
étrangers de qualité que les eaux et la grande route de Paris à
Lyon leur font voir continuellement. »
« Les habitants du jN'ivernois, et surtout ceux de la ville de
Nevers, qui sont sur la même route, participent aussi du même
tempérament, et sont assez polis et civils. »
L'un des faits qui prouve le mieux l'atonie foncière du type,
c'est l'histoire de la décadence des industries tourangelles. En
1665, Golbert trouve Tours en pleine prospérité, riche et peuplée.
En 1698, Miromesnil constate un désarroi général. Cela tient,
dit-il, à l'émigration des ouvriers protestants, suite de la révoca-
tion de redit de Nantes. Ailleurs, la raison serait plausible. Ici,
elle ne vaut rien; Colbert dit en efTet que dans l'élection de Tours
il y a peu de huguenots, et dans l'élection d'Amboise pas du tout.
Au dix-huitième siècle, lasituationne s'est pas relevée. La draperie
quia occupé plus de 250 métiers et de 120 maîtres, est complète-
ment tombée à Tours et n'existe plus qu'à Amboise. Le chiffre des
tanneries était tombé de 400 à 50. Les soieries, qui avaient compté
20.000 ouvriers, i.OOO métiers, 700 moulins à soie, 40.000 per-
sonnes pour le dévidage et l'apprêtage, 3.000 métiers pour la
rubanerie, étaient considérées en 1783 comme perdues. « Une
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVIl'' SIÈCLE. '21i
vingtaine de métiers, écrivait le receveur général en parlant de
l'industrie, épars dans quelques masures des faubourgs, occupent
ou plutôt font végéter une très petite quantité d'ouvriers. »
La population de Tours, écrit-il encore, se ressent de l'en-
gourdissement et de l'inertie où se trouve plongée l'industrie.
Cette ville pourrait renfermer dans son sein trois fois plus d'ha-
bitants qu'elle n'en a, sans paraître surchargée. Que l'on juge du
coup d'œil qu'offrent des quartiers vastes, des rues spacieuses,
où il n'y a aucun mouvement, point de circulation, et où l'aspect
de la désertion se présente à chaque pas.
Les regrets sont encore plus sensibles lorsque, séduit par la po-
sition riante et délicieuse de la ville, frappé des objets de déco-
ration et d'embellissement qu'on rencontre en arrivant, soit par
le pont de la Loire, soit par le pont du Cher, on s'attend à trou-
ver une population, une activité, un commerce florissants, une
aisance générale qui en est la suite, et qu'au contraire une fois
dans l'enceinte, on est frappé du silence qui y règne et tenté de
demander au premier habitant que l'on rencontre si les citoyens
sont sortis de leur ville pour quelque fête extérieure.
Il est bien évident dès lors qu'on ne peut s'expliquer ce phé-
nomène que par des causes intimes et profondes, et non par des
accidents extérieurs. Les ouvriers que le séjour de la cour ap-
pela pendant deux siècles sur les bords de la Loire ne sortaient
pas du milieu qui les vit développer leur industrie : ils étaient
étrangers au pays^ ils n'en modifièrent pas la manière de vivre.
Lorsque la cause qui les y avait attirés se déplaça vers les rives
de la Seine, leur industrie, qui n'avait rien d'indigène, disparut
au premier choc, et ne put reprendre vie dans un pays où elle
n'avait jamais eu de racines et où elle n'était que juxta-
posée aux moyens naturels d'existence des habitants.
La culture fruitière arborescente, et, par excellence, celle de la
vigne, en était le principal; et, dans ces petites vallées qui se
prêtaient si bien au morcellement de la propriété, avec les cépages
médiocres dont on consommait les produits sur place et qui ne pou-
vaient donner lieu au grand commerce d'exportation, le type du
vigneron , beaucoup plus que dans les grandes exploitations des
T. XXVIII.. 20
272 LA SCIENCE SOCIALE.
plaines de l'Hérault, prit la forme classique sous lequel il a été
décrit ici. Tours et Amboise sont bien plus exclusivement vitico-
les, par exemple, que Chinon; et l'intendant de Bourges, presque
sans le vouloir, mettait le doig-t sur la plaie, lorsqu'après avoir
vanté l'esprit laborieux et industrieux des Issoudunois, il cons-
tatait que dans l'élection, toute voisine, de Saint-Âmand, avec un
terroir et des ressources à peu près pareilles, ils étaient moins
laborieux, manquaient d'industrie ou de fonds et ne réussissaient
pas aussi bien. C'est qu'ils ont du vin en abondance, « que ce
vin ne peut être transporté, qu'il doit par conséquent être con-
sommé sur place, et cela accroît encore leur paresse. » Voilà,
constatés par un fonctionnaire du dix-septième siècle, les fàcbeux
effets de la petite culture appliquée à un produit tel que la vi-
g-ne.
Cela est d'autant plus intéressant à noter que cet aveu échappe
en quelque sorte à l'intendant, malgré lui. Quelques pages plus
haut en effet, il insinuait que <( cette nonchalance provient, à
l'égard des paysans, de l'ingratitude du terroir qui n'excite
point le laboureur au travail par l'espérance du lucre, et, à l'é-
eard des bourgeois, du défaut de commerce ». La mise de fonds
de la nature lui semblait donc trop médiocre pour que l'homme
s'a^'isàt de risquer quelque chose de son côté.
Or, en écrivant ces lignes, l'intendant ne réfléchissait pas qu'il
était contredit par presque tous ses collègues; qu'ailleurs, en
Languedoc, eu Poitou par exemple, c'était dans les régions les
moins favorisées du ciel que les gens s'ingéniaient pour trouver
leur subsistance et déployaient une somme de labeur et d'intelU-
gence qui leur semblait parfaitement inutile dans des climats plus
doux. Une réfléchissait pas que l'activité commerciale d'une ré-
gion n'est pas, comme il avait l'air de dire, quelque chose qui ne
dépend pas de la volonté humaine, et qu'il allait, à chaque ins-
tant, dans le cours de son rapport, démentir cette assertion. Il
reconnaît que le terroir d'Issoudun est encore moins fertile que
celui de Bourges, et cependant « la manufacture y est plus soi-
gnée, ils entendent mieux le commerce et résistent mieux aux
mortalités et aux pertes. » C'est qu'ici l'élevage des brebis do-
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVl^ SIÈCLE. 2" 3
mine, et le commerce des bois, et qu'on n'y voit pas, comme à
Bourges, la culture de la vig-ne absorber toutes les préoccupations
du cultivateur. Ce n'est donc pas l'ingratitude du sol, mais la
nature de ses produits et le mode de son exploitation qui déve-
loppent l'énergie ou la paresse. « Il y a beaucoup de chanvre et
d'excellent, dit-il encore, dans l'élection de Bourges, mais per-
sonne n'a eu l'idée de faire de la toile, tant ils ont peur d'être
obligés de faire des avances et d'avoir du mal à se donner. )> Le
défaut de commerce vient donc là directement de l'apathie bour-
geoise, il est sa condamnation, et non pas son excuse. L'inten-
dant le reconnaît lui-même; ce qui a tué le commerce, c'est que
les charges municipales procuraient la noblesse, et qu'une fois en
mesure d'y prétendre, les Berrichons se croisaient platonique-
ment les bras. Comment donc s'étonner qu'il n'y ait pas « de
gros marchands de blé, mais seulement des paysans qui vendent
leurs denrées », et que la vigne, « objet des plus grands soins,
travaillée par le paysan avec beaucoup de diligence et d'in-
dustrie, » (parce que cette petite culture est au niveau de ses
petits moyens et de ses petites ressources), soit la seule branche
d'activité économique « où il se fasse de temps en temps mie
petite fortune. »
m
si nous quittons les rives de la Loire et les vallées mêmes de
ses affluents pour nous élever de cpielcpies mètres sur les pla-
teaux qui les dominent, le spectacle change à l'instant. Dans le
Berri, voici à Issoudun, au rebours de Bourges, « des gens labo-
rieux, industrieux et des artisans fort sobres. » Voici le bas Poi-
tou et la partie du Limousin qui fait partie de la généralité de
Poitiers (élection de Bochechouart) : <( Le climat est plus froid
que dans le haut Poitou, les habitants sont d'un natuel plus
grossier et plus difficile, mais beaucoup plus laborieux. » A Chà-
teau-Ghinon, en Nivernais, <( les habitants sont très civils, ont
beaucoup d'esprit et d'industrie, ce qui peut provenir de l'acti-
274 LA SCIENCE SOCIALE.
vite de leur commerce, qui est leur seule ressource. » Voici les
Marchois, <' tous très noirs et très mal faits, prescjue tontes les
villes sont au pied de montagnes affreuses : cependant ils sont
meilleurs ménagers qu'aucun autre de leurs voisins; par leur
industrie et leur travail ils réparent les désavantages de leur
pays. »
Arrêtons-nous un instant sur le type manceau, « fort labo-
rieux, actif et vigilant, surtout lorsqu'il s'agit de ses intérêts, »
et examinons le pays qu'il habite.
(( Le bas Maine, écrit en 1698 M. de Miromesnil, est plus cham-
pêtre que le haut Maine et a même quelque chose de sauvage.
Le terrain y est fort inégal. Il y a des rochers, des montagnes,
des forêts, des buissons, des étangs et plusieurs gros ruisseaux
qui font aller des forges. Il y a aussi quantité d'arbres fruitiers,
notamment des pommiers. Les habitants n'y sont pas si polis que
dans le haut Maine.
(( Les terres du côté de Maienne sont noires, pesantes et difficiles
au labour, mais elles le sont encore davantage du côté de Laval,
et on observe que le meilleur laboureur avec six bœufs et qua-
tre chevaux n'en peut faire par an que 15 à 16 arpents. C'est
pourquoi on laisse reposer les terres huit, dix et douze années
de suite, on y recueille du seigle, des avoines et du blé breton
(appelé aussi sarrasin ou carabin) dont on fait un pain fort noir
et fort rude. On y trouve très peu de froment et d'orge. Depuis
qu'on a semé des graines de Hollande, les lins sont plus grands,
mais moins forts et moins beaux.
. « Le cidre n'est pas très bon. Les terres de l'élection de Maienne
sont plus fertiles. On y recueille beaucoup de chanvres, des
lins, des noix, des châtaignes, du cidre, du miel et un tiers
de blé en plus de la consommation locale.
« Les chemins sont quasi impraticables, à cause de leur couver-
ture (étant encaissés entre des haies d'arbres dont les branches
se croisent au-dessus de la route et y entretiennent une humi-
dité constante).
« Il y a beaucoup de landes qu'on fait pâturer pour engraisser
les terres, le croit et les beurres représentent le tiers du revenu
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU Wll*^ SIÈCLE. 275
des héritages. Il y a peu de bergeries dans le bas Maine, à cause
des loups et de l'état forestier, mais le gibier y abonde. La race
chevaline y est petite, mais forte et vigoureuse. »
Je ne sais si le lecteur partage mon impression, mais il me
semble qu'on sent se dégager de ces détails l'impression d'une
triple difficulté de vie, un art pastoral pauvre, qui ne produit
pas d'animaux de choix, ne vise pas à la vente et ne crée pas
la richesse, une cueillette de fruits communs qui ne peut pré-
tendre aux bénéfices que l'on réalise par le commerce des den-
rées d'exportation, une culture pauvre qui, moins que toute
autre culture, crée la fortune au sein du pays. Pour vivre nos
gens seront obligés de se rabattre sur l'industrie, d'en faire un
supplément de vie presque aussi important que leurs travaux
de simple récolte ou d'extraction. Car ils ne peuvent songer à
développer leurs transports. Situés comme ils sont au milieu
des terres, il leur faudrait dépenser de l'argent pour se donner
des voies de comnmnication, rendre leurs chemins praticables,
leurs rivières navigables. Ils songent bien à essayer de vivre
par le pillage aux dépens les uns des autres; mais la monar-
chie, plus forte et mieux obéie, fait une police assez régulière,
et empêche ce moyen d'existence de passer à l'état normal.
Briller à la cour ou dans les fonctions publiques n'est pas facile
pour ces gens mal dégrossis et dont la pauvreté a réduit l'ins-
truction au strict élémentaire. De plus, le pays étant pauvre, il
est facile aux parvenus de s'y constituer de vastes domaines,
mais ces domaines sont pure affaire de vanité, nullement, comme
en Touraine, objet d'agrément; on en porte le nom, on n'y
séjourne pas, et la population ne se trouve ni affinée ni perver-
tie par le contact des grands seigneurs. Le j\Ianceau n'a donc
d'autre ressource que l'industrie, et il s'y cramponne, industrie
des toiles dans le bas Maine, industrie des lainages dans le
haut Maine, où le pays plus découvert, quoique toujours pau-
vre avec son sol crayeux, se prête à l'élevage des moutons;
industries de médiocre profit d'ailleurs, organisées sous le
régime de la fabrique collective disséminant le travail entre les
multiples ateliers ruraux ; labeur patient et sans grandes pers-
276 LA SCIENCE SOCIALE.
pectives qui, avec tout ce que j'ai déjà dit de la culture, met
le cachet définitif à ce type mélangé d'application et d'adresse,
ingénieux à s'appuyer sur mille ressources supplémentaires, ne
négligeant rien, ne laissant rien perdre, attentif à tirer de sa
basse-cour et de son rucher des produits de réputation, habile
et relativement honnête dans une dure lutte contre l'existence,
où la tromperie même lui procurerait si peu de bénéfices, vu
le peu de valeur de son travail, qu'elle ne vaut guère la peine
d'être employée.
Tout cela ressort avec netteté de tous les documents de cette
époque. J'ai cité le rapport de Miromesnil sur le bas Maine,
voici la partie qui concerne l'élection du Mans, « On y recueille
toutes sortes de bons blés, des vins, des chanvres, des noix et
plusieurs autres denrées, dont ils aideraient leurs voisins, si
les rivières étaient navigables. » Le pays est donc un peu meil-
leur que le bas Maine, mais ce n'est point encore le pays de
cocagne. Voici ce qu'écrit, trente-cinq ans avant, Charles Col-
bert : « Le terroir de Mayenne ne produit que du seigle, mais
il y a grand trafic de fil, toiles et bestiaux qui fait que les impo-
sitions sont payées sans non-valeurs.
« Le trafic de fil et de toile, la nourriture des bestiaux et le
labeur assidu des peuples fait que l'élection de Laval a toujours
payé sans non-valeurs, quoique le fonds de la terre ne produise
que du blé noir et du seigle et de très difficile culture.
(( L'élection du Mans, située en un fonds fort rude et de difficile
culture, s'est néanmoins toujours soutenue, quoiqu'elle ait été
extrêmement surchargée, et ce, par le travail des peuples qui
la composent qui sont extraordinairement laborieux.
« L'élection de Château-Gontier, quoique située en un fonds
difficile, qui ne produit que du seigle et du blé noir, a cepen-
dant toujours payé, à cause du travail et trafic des habitants. »
Veut-on avoir une idée de la difficulté avec laquelle le Man-
ceau arrive à nouer les deux bouts, du nombre d'industries
auxquels il doit s'adonner, des obstacles qu'il y rencontre, en
même temps que des progrès qu'il y réalise, qu'on lise ce pas-
sage du mémoire de Miromesnil : <( On ne fait plus guère de serges-
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVII^ SIÈCLE. 277
étamines qu'au Mans; Laval et Maienne ont passé au tissage,
leurs laines étant trop dures pour la fabrication des étoffes.
« La toilerie a été introduite de Flandre à Laval en 1498. Elle
détrôna peu à peu la sergeterie. La blanchisserie fut découverte
sur place.
« Les marchands en gros achètent les toiles écrues et les font
blanchir; les marchands tissiers achètent le fil et l'assortissent
pour faire les chaînes, les trames et les ourdissements ; les ou-
vriers à façon travaillent pour les maîtres et quelquefois pour
eux-mêmes. )>
Qu'on lise encore ce passage du rapport du receveur général
Hervoin en 1783 : « Le commerce de l'élection, et plus particu-
lièrement de la ville du Mans où il est très considérable, consiste
en étamines qu'on exporte soit au dedans, soit au dehors du
royaume; en cire, dont on fabrique en abondance les bougies
dites du Mans, et enfin en volailles (le centre de commerce étant
à Mézeré) qui sont renommées partout pour leur finesse, leur
graisse et leur bonté. »
Veut-on achever de se convaincre que les riches Manceaux ne
sont pas les fils du sol, écoutons Miromesnil : « La noblesse est
beaucoup diminuée, les grosses terres appartenant à de grands
seigneurs qui sont auprès du roi et dans le service (les Potier de
Gesvres par exemple, famille bourgeoise de Paris) ou à des offi-
ciers du parlement de Bretagne. »
Veut-on avoir la preuve de cet essai d'exploitation du pays à
main armée par ses habitants, rouvrons le rapport de Colbert :
tt La conduite et manière d'agir des gentilshommes (manceaux)
est fort différente de celle de la noblesse d'Anjou et de Touraine.
Ceux-ci (enfants d'un ciel clément et d'un sol fertile) vivent avec
douceur, civilité et dans l'ordre; les autres sont communément
fort violents et exercent beaucoup de tyramiies sur leurs sujets et
dans leur voisinage, jusques à s'emparer des biens des cures.
« La noblesse de ce pays est estimée en général plus chasseuse
que belliqueuse. Il y a quelques années que quelques jeunes gen-
tilshommes s'étaient mis à voler sur le grand chemin et se fai-
saient appeler bandes joyeuses ; mais la justice qu'on fit de six ou
278 LA SCIE>XE SOCIALE.
sept à qui on coupa le cou a retenu ces jeunes gens et a dissipé ces
attroupements. » Ainsi finissaient ces familles de gendarmes héré-
ditaires, comme Taine a si bien défini les nobles du moyen âge.
Faute de pouvoir entrer dans la gendarmerie nationale, c'est-à-
dire l'armée, par indolence, manque d'éducation ou indépen-
dance native, faute d'avoir sous la main un grand tribunal ju-
diciaire où porter avec éclat son humeur querelleuse, ou de se
lancer dans les aventures de mer, ils tombaient au niveau de ceux
qu'ils avaient pourchassés naguère ; comme après 1789 douaniers
et contrebandiers, également sans emploi par la suppression de
la gabelle, s'unirent fraternellement pour organiser contre le gou-
vernement la chouanerie du bas Maine.
IV
Si nous continuons nos pérégrinations à travers la France,
nous allons retrouver, presque à chaque pas, le même contraste et
les mêmes causes. Voici par exemple, dans la haute Auvergne, le
montagnard éleveur, devenu commerçant, affiné par le contact et
le frottement de ceux avec qui il est en relations d'affaires, pares-
seux et subtil parce qu'il produit, sans autre effort qu'un effort
d'endurance, un animal de prix qu'il peut vendre très cher du
moment qu'il sait bien te vendre. « Le montagnard est beaucoup
plus vif et industrieux que l'homme de la plaine, il a plus d'ou-
verture d'esprit et d'intelligence, il se soutient mieux, il est beau-
coup plus pécunieux (c'est-à-dire mieux pourvu de numéraire)
par le commerce du bestial et du fromage, et cependant il est
oisif. » Veut-on la confirmation de ce phénomène. Quittons Auril-
lac, le pays des éleveurs, pour Saint-Flour qui est, autant que le
grand marché des mules et mulets, l'entrepôt du seigle et du sar-
rasin dont se nourrissent les paysans de la montagne, le menu
peuple des villes et les domestiques, pays agricole à la fois et pas-
toral. Nous voyons, en même temps que l'exploitation du sol de-
mande un effort physique plus intense, les qualités intellectuelles
perdre de leur relief en perdant de leur importance. « Le peuple
UNE KNQUÈTE SOCIALE AL" XVlf SIÈCLE. 279
d'Aurillac a beaucoup de vivacité et d'esprit, mais il est pares-
seux jusqu'à l'excès. Celui de Saint-Flour est moins malin, quoi-
qu'il ne manque pas d'ailleurs de pénétration et de vivacité. »
Encore un pas dans la voie agricole, l'homme descend au niveau
du cultivateur de la Limagne, du paysan de la vallée, « laborieux,
mais grossier et pesant, tirant peu de fruit de son travail et vi-
vant pour l'ordinaire dans une extrême pauvreté. » Le pays ce-
pendant est ce qu'on appelle un pays riche. « La Limagne est
fort abondante en blés, en vins, en chanvres, en noyers, en prai-
ries et en vergers qui ont toutes sortes d'arbres fruitiers. Les fruits
à noyaux l'emportent en qualité, principalement l'abricot, qui
est fort en réputation. Le meilleur canton pour les blés est de-
puis Gannat jusqu'à Orcet; les terres y portent quasi tous les ans;
les foins, principalement auprès de Riom ou de Clermont, où
sont les meilleures prairies, s'y fauchent au moins deux fois. Le
pays d'Orcet à Issoire et d'Issoire à Brioude est encore bon, mais
la terre n'est pas si forte ; elle a besoin d'être labourée et fu-
mée et de demeurer en guéret ou gaschère^ c'est-à-dire de se
reposer, du moins tous les trois ans. » Les noyers sont la grande
ressource. « L'huile de noix est une bonne denrée qui se débite
aisément, les paysans en consomment beaucoup et tirent presque
toute leur nourriture du potage qu'ils en font. » Voilà bien un
pays de culture fruitière arborescente assez intense pour empêcher
la culture des céréales de produire aucun des etl'ets qu'elle peut
avoir dans les plaines où elle règne sans partage. Seulement ces
denrées se consomment généralement sur place, elles rendent la
vie matérielle assez large, elles ne développent pas la fortune.
L'huile de noix se consomme dans le pays. Le blé et le vin ne
s'exportent guère qu'en Velay, rarement dans les provinces ar-
rosées par la Loire. Le vin, qui s'expédiait autrefois à Paris, était
d'un degré trop faible et d'une qualité trop médiocre pour sup-
porter le transport. Certains disent qu'on a trompé le consomma-
teur en y mettant de l'eau. « Il se consomme dans la montagne,
qui donne ainsi à la plaine un peu de son argent : mais elle tire
aussi du vin du Querci, du Rouergue et du Limousin. » Aussi les
prix sont trop bas pour que celui qui ne travaille pas de ses
280 LA SCIENCE SOCIALE.
mains y trouve un avantage. « Les frais de culture et de ven-
dange ne sont pas couverts pour le bourgeois. »
De là vient le spectacle que présentent les villes de la vallée de
l'Allier, et que nous sommes appelés à rencontrer souvent dans
les pays où nous nous trouverons en présence de ce lieu si ca-
ractéristique. Une sorte de vie végétative est toute l'animation à
laquelle elles semblent prétendre. « Le commerce de Clermont
est peu considérable, la ville renferme tant de juridictions, eu
égard à son peu d'étendue, quïl y a beaucoup de familles de
robe et de bourgeoisie. Cela lui donne l'air plus riche qu'elle
n'est, par l'extérieur de cinq ou six familles que les autres veu-
lent imiter.
« Riom serait absolument déserte sans les plaideurs, elle a
encore moins de commerce; celui des tanneries, qui était le meil-
leur, diminue depuis que les familles riches se mettent, ou leurs
enfants, dans les charges de judicature. » Étant plus oisifs qu'à
Clermont, ayant plus de loisirs, les gens de Riom sont, comme
le remarque Fléchier, « quoique moins riches, beaucoup plus ci-
vils et plus polis ». Ne vivant absolument que par les organismes
de la vie publique, ils s'attachent à ces rouages administratifs de
la vie locale, « ils ont une tendresse et une piété pour leur patrie,
qui approche fort de celle qui faisait une partie de la religion
des anciens » .
Rillom est une grande et pauvre ville, dont un célèbre col-
lège de Jésuites fit longtemps toute la fortune. <( Issoire a des
marchés considérables, ses environs sont abondants en grains,
vins, fourrages et chanvres, mais ses habitants n'ont aucune in-
dustrie et sont forts plaideurs. Elle tend d'ailleurs à diminuer ».
« Les habitants de Brioude ne sont pas industrieux ; ils n'ont pour
tout commerce que le débit de leurs vins et de quelques blés,
chanvres et seigles, et ils tirent du Puy en Velay (toujours de la
montagne) les commodités dont ils ont besoin. »
Quel contraste avec le haut pays, chez les habitants duquel la
richesse agricole ne tue pas l'esprit industriel. Voyez dans la
partie riche les fabriques de point de France à Aurillac, de den-
telles de fil façon de Flandre et d'Angleterre, que débitent les
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVIl* SIÈCLE. 281
marchands de Clermont et du Puy, dans la zone moyenne, à Mu-
rat, à Allanches , à Viverols, à la Chaise-Dieu. Saint-Flour ha-
bille de ses cadis ou burats le peuple d'Auvergne et de Velay.
Ambert, Sauxillanges , Oliergues, fabriquent des étamines
avec la laine des moutons du voisinage. Le papier d' Ambert est
le plus beau de l'Europe. « Thiers est la ville la plus commer-
çante et la plus peuplée d'Auvergne : sa quincaillerie, ses car-
tes à jouer, se débitent dans toute l'Europe et dans les Indes
mêmes. »
Quel contraste entre ces oisifs de petites villes et ces rudes émi-
grants qui sortent des pauvres châtaigneraies de Maurs, de
Pleaux,de xAIontsalvy, de la iloqueljrou,de Saint-Mamcfc et des au-
tres contours moins favorisés de la montagne, gens énergiques,
durs au travail, rebelles à la fatigue, scieurs de longs, défri-
cheurs et dessoucheurs en Velay, en Gévaudan, en Forez, en Li-
mousin, porteurs d'eau, maçons, palefreniers, faucheurs, mois-
sonneurs en Espagne, s'acquittant avec empressement de ces
travaux que les Espagnols jugent indignes de leur noble origine,
et rapportant au pays des sommes souvent considérables par ces
périodiques émigrations! En vérité, c'est un hymne à la mon-
tagne que chante ici le rapport de l'intendant (1).
V.
« Le haut Languedoc, écrit l'intendant, est très abondant en
blés et en toutes sortes de fruits, le climat est doux et tempéré,
les fréquentes pluies qui tombent empêchent que les chaleurs ne
soient excessives et contribuent beaucoup aux récoltes des fruits;
les terres y sont communément bonnes et fertiles. Les habitants y
(1) L'intendant évalue à plus de dix mille le nombre annuel de ces émigrants, ré-
partis en nombre à peu près égal entre ceux qui vont en Espagne et les bûcherons, etc.
Il évalue à 7 ou 800.000 mille livres la somme que rapportent d'Espagne les 5 à 6.000
individus qui s'y rendent. On voit que ce qui est surtout visé là, c'est une émigra-
tion pauvre, d'hommes de peine, analogue à. l'émigration bretonne on limousine, nulle-
ment l'émigration du colporteur dressé au brocantage par la pratique du maquignon-
nage. Celle-ci existait probablement déjà, mais elle n'était pas aussi susceptible
d'attirer l'attention, puisqu'elle ne revêtait pas, comme l'autre, un caractère collec-
tif.
282 LA SCIENCE SOCIALE.
sont grossiers, peu industrieux et peu laborieux, qualités naturel-
les à tous ceux c[ui naissent clans un terroir gras et fertile et qui
s'occupent à labourer la terre, comme si la nature récompensait
par rindustrie, par l'inclination et par les talents propres au
commerce les pertes que soutfrent les habitants dont les terres
sont stériles et ingrates. »
Aussi Toulouse, « une des plus grandes villes du royaume et
l'une des moins riches, » otfre-t-elle, je le répète, le même as-
pect que les grandes et pauvres villes de la Limagne, Riom,
Clermont, Billom, Issoire, Brioude, l'atonie économique la plus
complète, l'absolu dédain des professions usuelles, et si l'on veut,
comme compensation, « ce goût des sciences et des belles-let-
tres » que les Toulousains ont toujours eu, qui faisait de leur
ville au dix-huitième siècle «■ la ville de France où il y a le plus
d'académies, après la capitale », et lui avait mérité l'attique
surnom de Palladia.
« Malgré son admirable situation commerciale à portée de l'O-
céan et de la Méditerranée, recevant le bois et la pierre des Py-
rénées parla Garonne, le fer et l'acier de Foixparl'Ariège, ayant
les vivres à bon marché, il n'y a cependant presque point de
commerce; le génie des habitants ne les y porte pas; ils n'y
peuvent souffrir d'étrangers, les couvents de religieux et de re-
ligieuses occupent la moitié de la ville, le privilège du capitulât
qui donne la noblesse éloigne encore l'agrandissement du com-
merce, aussi bien que le parlement; tous les enfants des gros
marchands aiment mieux suivre la profession des nobles ou
entrer en charges que de continuer le commerce de leurs pères.
On y fabrique des bergames et des tapisseries de peu de valeur,
et de petites étoffes moitié laine et moitié soie qui se donnent
à un bas prix ». Celte modeste industrie n'a même pas le mérite
d'être indigène, elle a été établie à Toulouse par des Touran-
geaux.
Ce type social, dit du haut Languedoc, ne saurait d'ailleurs être
considéré comme correspondant exactement à la circonscription
administrative qui porte ce nom. On ne le trouve pas dans toute
cette étendue, et il empiète par endroits sur les territoires voisins.
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XV\f SIÈCLE. 283
« Il n'y a pas de plaines plus belles et plus fertiles que celles qui
s'étendent de Toulouse à Montauban ». Voilà le centre du type.
« Les habitants y cultivent le blé pourla vente etpourleurnour-
riture le millet, céréale qui récompense largement le laboureur
de ses fatigues, puisqu'elle produit 60, 80 ou 100 pour 1. » Les
vins sont médiocres et consommés sur place. Ce n'est donc
qu'un sujet d'aisance, uon un objet de trafic et de gain. « La
partie du Languedoc qui est du diocèse de Montauban est riche,
très fertile en blé et en pastel. On y cultive le tabac dans trois
paroisses (ce qui donne une idée très favorable de la richesse du
sol) : les habitants y vivent fort à leur aise. La plus grande par-
lie des vins se convertissent en eaux-de-vie. On élève beaucoup
de chevaux que l'on vend aux foires de Grisolles. » Ainsi, en
descendant vers Bordeaux, l'esprit de négoce s'éveille, mais il est
encore trop restreint pour produire de grands effets. « La plaine
de Revel, au diocèse de Lavaur, est une des plus fertiles en blé
de la France. » Là encore, les vins, qui sont d'ailleurs en petite
quantité, sont consommés dans le pays. Narbonne, la ville des
riches marchands de blé, sert d'entrepôt aux blés du haut Lan-
guedoc qui doivent être transportés en Provence, en Roussillon
et en Italie; on y cultive le blé et l'olivier, fort peu la vigne. La
plaine de Gastelnaudary estriche en blé. Là, comme à Toulouse,
les paysans cultivent le millet pour leur nourriture et vendent
leur blé pour acquitter les impôts. Béziers, bon pays, possède as-
sez de richesses agricoles, de très lîons vins, beaucoup d'huile,
plus de blé que les habitants n'en consomment, pour n'avoir pas
besoin de chercher un supplément de ressources dans l'industrie ;
aussi montre-t-elle peu de goût pour les manufactures. Telle nous
apparaît, tracée à grandes ligues d'après les documents du temps,
l'aire géographique de ce type haut languedocien, porté sans
grands efforts à l'aisance, mais sans grande capacité à dépasser ce
niveau, sans grand désir de le tenter, et mesurant sagement ses
ambitions à ses ressources (1).
(1) Le lecteur qui comparerait ces lignes à l'esqursss que j'ai tracée du type lan-
guedocien dans le Mouvement social de mars 1898 verrait que je n'ai pas maintenu
la dift'érence que j'avais établie alors entre le viticulteur et le producteur de céréa-
284 LA SCIENCE SOCIALE.
Tournons la page, nous sommes en présence d'un type social
tout différent. <> Si le bas Languedoc n'a pas le même avantage
pour la bonté du terroir qui y est ordinairement sec et aride, il
en a d'autres, par les différentes espèces de récoltes qui s'y ren-
contrent et, y succédant les unes aux autres, donnent presque
toujours à travailler et le moyen de tirer du profit.
« Au mois de mai on y fait des vers à soie et la toison des bêtes
à laine, on y coupe ensuite les foins qui y sont assez rares, on y
commence la récolte des menus grains au mois de juin et on la
continue au mois de juillet; au mois de septembre les vendanges
y donnent des vins très bons et en grande abondance; on re-
cueille les châtaignes au mois de novembre, et en décembre les
olives dans toute la plaine.
« Les bestiaux dont les montagnes sont remplies y fournissent
des vivres abondamment, qui y sont à assez bon marché pendant
la paix, mais chers pendant la guerre, parce qu'on enlève la meil-
leure partie jîour la subsistance des armées.
« Le climat du bas Languedoc est extrême, sans saisons inter-
médiaires. »
Cette description ne laisse aucun doute sur l'étendue de la ré-
gion à laquelle elle doit s'appliquer. C'est d'abord Agde, « pays
très fertile où l'on commence à voir les mûriers et les vers à
soie, où les laines sont très bonnes, où les blés, les vins, les
huiles, les légumes se vendent très bien »; — Nimes, « diocèse si-
tué tout entier dans la plaine, qui produit plus de blé qu'il n'en
consomme, beaucoup d'huile et de très bons vins, de la soie et
quantité de bêtes à laine », et en plus des manufactures de draps
et de soies qui font surtout sa richesse, fabrique tous les pro-
duits de la distillerie de l'époque, depuis les eaux-de-vie ordi-
ies. C'est que j'ai dû reconnaître que le type du viticulteur exclusif n'était pas an-
cien dans le pays et que, par conséquent, les deux genres de travaux avaient lonj^.
temps coexisté l'un à côté de l'autre. Certains traits que j'avais crus distinctifs
peuvent s'expliquer par la distance qui sépare les habitants d'une capitale, plus à
même d'utiliser intellectuellement leurs loisirs, de ceux d'une ville qui n'avait pas
les mêmes ressources à sa portée. Si quelques célébrités biterroises rappellent le type
du montagnard, c'est que, quoique nées à Béziers. elles sont originaires de la mon-
tagne et ont été élevées par leurs parents dans les traditions de cet autre milieu.
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVll'= SIÈCLE. 285
naires jusqu'à l'eau de la reine de Hongrie ; — Montpellier, où,
au rebours de Narbonne, on note que les vins sont très bons et
les terres à blé médiocres sur l'activité commerciale de laquelle
j'ai déjà donné de nombreux détails et qui n'hésite pas à faire
venir pour ainsi dire des deux extrémités du monde les matières
premières de ses futaines, le fil de Bretagne et le coton du Le-
vant que lui font passer les navires de Marseille; Montpellier,
qui doit peut-être une partie de son activité économique à l'af-
fluence des étrangers, surtout des Ajiglais, dont la santé se
trouve très bien de ce séjour. — Uzès enfin, qui récolte assez
de blé pour nourrir ses habitants et produit de plus des huiles,
des soies, de très bons vins et beaucoup de bêtes à laine.
L'intendant Baville démêle très bien les conséquences sociales
de cette multiplicité de sources de richesse obtenues par un travail
persévérant. (( Les habitants, dit-il, y sont communément pleins
d'esprit, d'activité, d'industrie, propres au commerce, aux arts,
aux manufactures ; ils n'épargnent ni leurs soins ni leurs peines
pour obtenir ce qu'ils désirent; ardents pour parvenir à leurs
fins, ils persévèrent jusqu'à ce qu'ils y soient parvenus; mais
ils perdent aisément le souvenir des moyens qu'on leur a pro-
curés pour parvenir à y réussir, et il semble que ce ne soit point
parmi eux une vertu ni un devoir d'être reconnaissants des bien-
faits qu'ils reçoivent; bien que l'intérêt règne dans tout le
monde, on peut dire qu'il est dans ce pays plus vif que partout
ailleurs et que l'on y manque pour un petit profit à des devoirs
essentiels que l'on ne voit point abandonner dans les autres pays
pour les plus grandes fortunes. Cette avidité de gagner les
rend peu propres aux sciences et aux lettres, ils les considèrent
comme un métier stérile et qui ne produit qu'une réputation
infructueuse : c'est ce qui a fait que dans tous les temps il y a
eu peu de gens savants. Ils sont d'ailleurs sobres et ne se donnent
à aucunes dépenses superflues. »
Je ne voudrais pas aller phis loin sans expliquer l'avant-dernière
phrase. Prise à la lettre, elle pourrait étonner ceux qui connais-
sent la longue série des illustrations montpelliéraines ou nimoises.
J'ai cité moi-même s\\\Q\\vs[Mouve7nent social de mars 1898), les
286 LA SCIENCE SOCIALE.
nombreuses notabilités de Montpellier, l'astronome Poitevin,
lesnaturalistes Rondelet et Broussonnet, les médecins Cliicoyueau,
laPeyronie, Bartbez, les historiens Daru, Flottes, Nougarède du
Fayet (1765-18i5), le philosophe Comte, le physicien Castel, les
peintres Bourdon et Yien, les poètes Boucher et Rosset, et la
liste n'est pas complète. L'intendant cependant ne se trompe
guère. D'abord Montpellier est loin d'être, au même degré que
Toulouse par exemple, un centre de culture intellectuelle désin-
téressée. Elle a une faculté de droit célèbre, une faculté de mé-
decine plus illustre encore; mais les légistes et les médecins
sont ceux qui exercent, si je puis dire, les plus usuelles des
professions intellectuelles. Dès qu'une société s'enrichit, dès que
le bien-être s'introduit, dès que les affaires se compliquent, la
présence de ces auxiliaires du patronage devient le premier
besoin de luxe qu'elle ressente naturellement, bien avant de son-
ger à produire des géomètres, des poètes ou des artistes. En
second lieu, la culture intellectuelle s'est développée à Montpellier
par voie de conséquence, et non comme à Toulouse par une
sorte de génération spontanée. Dans la dernière de ces villes,
comme en Grèce, on a eu de très bonne heure des loisirs, soit
par la moindre étendue des besoins, soit par plus de facilité à les
satisfaire; il devenait tout naturel qu'on les employât à la culture
des lettres, que ce goût y fût général et amenât la création des
.Jeux floraux et autres sociétés littéraires, artistiques, scientifiques
auxquelles j'ai fait allusion. A Montpellier, comme à Rome, les
délassements de l'esprit n'ont été que le fait d'une élite, attirée
du dehors au sein d'une ville riche où le gain avait fini à la
longue par donner le loisir, ou suscitée à la fin chez quelques
habitants mieux doués sous ce rapport par l'entraînement gé-
néral des milieux ambiants. Quand M. de !3aville écrivait ces
lignes. Bourdon était la seule gloire de Montpellier, et les contem-
porains de Louis XIV qui avaient applaudi Pibrac, Maynard,
Campistron, Palaprat, donnaient évidemment le sceptre littéraire
à la plus précoce des deux cités, très supérieure d'ailleurs, alors
comme aujourd'hui, par son importance politique et le chiflre
de sa population.
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVIl'' SIÈCLE. 287
Le bas Vivarais peut être considéré comme la pointe extrême
du bas Languedoc. « C'est bien la Provence, écrit M. de Vog-iié
en arrivant à Aubenas, cjui nous appelle là-bas, au sud. Le cal-
caire a succédé brusquement au granit. Le sol aride, caillouteux,
prend une teinte rouge sous les lentiscjnes et les oliviers. Partout
la roche ; la terre, réduite au minimum, disparaît dans les champs
sous de larges tables calcaires ; quelques arbustes, quelques sar-
ments de vigne se tordent désespérément dans les cassures de
ces dalles. Sol indigent et noble, terre arabe, toute d'os et de
muscles sans chair. On dirait que tous les trésors du soleil se
dépensent là, dans la folle incandescence du midi, sur cette lande
pâmée, stridente du cri des cigales. De chaque brin de plante
qui vit dans cette roche, lavande, thym, pauvres touffes de buis
et d'ajonc, Fembrasement dégage des arômes violents. Griserie
vive et multiple de la vue, de l'ouïe, de l'odorat ; joie intime de
tout l'être, qui reprend contact avec le creuset brûlant d'où il
a tiré ses esprits vitaux. » Et cependant, iM. de Baville déclare
que ces coteaux sont si fertiles qu'il n'y a pas une meilleure région
dans tout le Languedoc. C'est que la terre, extrêmement mor-
celée , exploitée par le petit propriétaire avec cet acharnement
tant de fois constaté chez le paysan, rend tout ce que le travail
minutieux permet d'en attendre. « Les habitants, écrit Baville,
sont tous laborieux, et c'est une chose singulière de voir de
quelle manière ils rendent leur montagne fertile en plusieurs
endroits, en soutenant des terrasses par des murailles de pierres
sèches sur lescjuelles ils portent des terres où ils sèment ensuite
des grains et plantent des vignes, travaux que l'on ne pense pas
à faire dans les autres pays. » Malheureusement là s'arrête leur
effort, purement physique, il faut le dire, celui que de petites
gens se résignent à donner sous l'aiguillon pressant de la néces-
sité. « Leur génie étant fort borné, ils ne travaillent cjue pour
cultiver le dedans, et ils ne sont jamais portés à aucun commerce
au dehors, quoiqu'ils soient très bien situés pour y réussir. » Il
y a deux cents ans c[ue ces lignes ont été écrites, et l'homme n'a
pas changé. De ces rochers couverts de donjons ruinés, la plu-
part des familles considérables cpii possédaient le sol il y a cent
V. XXTIII. 21
288 LA SCIENCE SOCIALE.
ans se sont retirées quittant une province pauvre, d'accès difficile,
où rien ne se prête à la grande existence telle qu'on l'entend
aujourd'hui. Quelques anciens gentilshommes demeurent fidèles
au pays natal, la modicité de leur fortune limite leur rôle
social ; ils vivent près du paysan, sur le petit bien qu'ils font
valoir, avec une noble simplicité qui les rapproche de leurs voi-
sins. La tenure du sol en fermage est une exception fort rare.
L'esprit d'entreprise n'est guère développé dans les vieilles famil-
les bourgeoises des petites villes, aux mœurs intègres, à l'admi-
nistration sévèrement économe, qui vivent sur elles-mêmes et
subissent les révolutions sans rien faire pour les précipiter ou les
détourner. C'est par excellence le type de la démocratie rurale
où le grand patron n'apparaît pas, où les deux seules forces exté-
rieures à la famille sont l'administration et le clergé. Qu'on
veuille bien relire les pages que M. Demolins a consacrées à ce
qu'il a, d'une manière générale, appelé le type des Causses, on
aura la notion d'ensemble de tout ce groupe de populations qui
se pressent, à la lisière des granits du plateau central, sur cette
bande plus ou moins large de calcaire jurassique ou crétacée
qui, depuis Port-Vendres, forme l'appui de la côte méditerra-
néenne du Languedoc.
Nous trouvons le même spectacle dans les Alpes. « Il y a géné-
ralement parlant de l'esprit chez les Dauphinois, et même assez
délié quant à l'industrie. Elle parait être particulièrement véné-
rée par les Briançonnois qui, avec les commencements les plus
faibles qu'on puisse s'imaginer, acquièrent assez communément
des richesses par le commerce qu'ils vont faire indifféremment
en France, en Espagne, en Portugal et en Italie. Ce sont aussi
les plus laborieux. Ceux de la plaine n'en approchent en aucune
manière.
« D'où il vient que les Briançonnois qui sont obligés d'acheter
des choses nécessaires à la vie que leur pays ne produit qu'en
très petite quantité sont néanmoins pécunieux (c'est-à-dire
riches) et les habitants de la plaine au contraire, dans un pays
fertile et abondant, le sont fort médiocrement, »
Même spectacle dans les Pyrénées. « Les Navarrais qui habi-
UNE ENQUÊTE SOCIALE AU XVH'' SIÈCLE. 289
teiit un pays stérile qui ne produit qu'à force de travail sont
extrêmement laborieux, et le commerce avec l'Espagne sert
beaucoup à les faire subsister. »
Veut-on une nouvelle contre-épreuve. Ouvrons le rapport sur
l'Angoumois. « Le commerce tire davantage sa source de la
bonté et facilité naturelle du pays que de leur industrie; aussi,
généralement parlant, ils sont paresseux, adonnés à leur plaisir
et ne travaillent que quand la nécessité les y force. Ils ont assez
d'esprit, plus de politesse qu'on n'a accoutumé d'en avoir dans
les provinces, sociables et capables d'affaires, s'ils y voulaient
vaquer, mais leur vice dominant l'emporte, et l'oisiveté les em-
pêche de mettre leurs talents à profit. » Un texte cité par M. Hano-
taux dans son Tableau de la France en 1614, en restreignant
l'appréciation, justifie d'autant plus le rapport que j'ai établi
entre la facilité de la vie et l'indolence des habitants. « Les bour-
geois d'Angouleme sont fiers, gens de bon esprit, tenant quel-
que compte de leur réputation, assez hauts à la main, se van-
tant volontiers, se plaisant peu au trafic, vivant de leur revenu
et faisant les gentil hommes. Ils aiment les lettres, sont hospita-
liers et courtois, et se plaisent aux choses nouvelles. Les ruraux
au contraire sont grossiers et rudes, adonnés au travail, opi-
niâtres et têtus, au reste propres aux armes, de grand courage
et fort hardis. »
Ce que nous avons constaté en Berri, nous le retrouvons en
Bourgogne. « Les habitants d'Auxerre, uniquement uccupés de
leurs vignobles, dédaignent le commerce. Ils sont un peu lents
et paresseux, craignent les soins, la peine et le travail, et aiment
les plaisirs à proportion. » Ne nous hâtons pas cependant de jeter
au vigneron toutes les pierres de la route : il n'est pas très
avancé dans la voie de l'effort, il l'est cependant plus que le
pâtre. « Les habitants des vignobles màconnois sont accommodés,
d'où ce sont les moins dociles, forts et robustes pour le travail ;
ils ont assez d'esprit pour leurs intérêts, mais ils ont les mœurs
dures et capables d'emportements. Les montagnards sont tout
différents, moins grands, moins robustes, mal nourris, travaillant
languissamment. »
290 LA SCIE\CE SOCIALE.
Même spectacle à Laon qu'à Angoiileme. « Les habitants des
villes ont l'esprit assez vif, quoiqu'ils soient paresseux et portés
au repos. Ceux de la campagne sont plus laborieux. » Çà et là,
dans la généralité de Paris, le son de cloche qui nous est connu
se fait entendre. A Étampes, « le territoire est assez mauvais,
les habitants sont modérés et laborieux : il semble que le peuple
supplée par son travail à l'ingratitude de la terre. » Au contraire,
à Melun, où le terrain est bon, ils sont « plus paresseux que
laborieux. »
La Normandie, on va le voir, n'échappe pas à la loi commune.
A Vire,(( les habitants sont assez doux, beaucoup laborieux, fort
vifs et industrieux, et ne subsistent que par le grand travail
qu'ils font pour cultiver les terres, qui n'apporteraient aucuns
fruits, si elles n'étaient bien labourées, engraissées et à force
de travail ».
Dans la généralité de Rouen, l'intendant les dépeint « labo-
rieux par nécessité, paresseux par inclination ».
« Le naturel des Bessins est assez vif : ils sont laborieux dans le
bocage où, sans le travail, les particuliers ne tireraient aucun
profit de leurs terres à cause de leur peu de valeur; mais, dans
les pays gras du côté de la mer, le peuple est un peu plus pares-
seux à cause de la bonté de la terre.
« Les habitants de Baieux se porteraient volontiers au commerce
et négoce, ayant beaucoup d'inclination à travailler; mais la
jalousie et l'envie qui règne toujours contre ceux qui travaillent
et qui voudraient entreprendre le commerce, et la crainte que
les particuliers auraient d'être surhaussés à la taille, empêche que
personne ne se veut hasarder à travailler, ce qui rend la ville
stérile d'habitants, aimant mieux aller à la campagne pour
ménager leurs terres que de faire aucune manufacture.
« Le naturel des habitants de l'élection de Carentan suit assez le
caractère stérile ou fertile des lieux, les villageois des lieux gras
et fertiles étant pesants et paresseux, et plus fainéants que dans
les lieux où les terres ne produisent qu'à force d'être cultivées,
et le peuple vit mieux en ces contrées où l'industrie est absolu-
ment nécessaire que dans les autres où le peuple s'occupe seule-
UNE ENQUKTE SOCIALE AU XVIl''' SIÈCLE. 291
ment à garder des bestiaux pour des marchands qui les achètent
et revendent, qui est le meilleur trafic qui s'y fasse. Les autres
qui joignent les cotes de la mer, soit du levant ou du couchant,
vivent clans l'indigence et ne s'occupent qu'à leur pêche, de la-
quelle ils ne vivent qu'avec peine, n'allant au poisson qu'au
bord de la mer avec des hameçons ou de petits filets. »
Je veux finir par la Picardie, « où le caractère le plus commun
et le plus ordinaire est la lenteur et l'inaction. Une grande partie
des habitants de la campagne et le menu peuple dans les villes
ne travaillent que par la nécessité d'avoir leur subsistance. Ils
vivent de peu : à peine Irouve-t-on des ouvriers lorsque les
moissons abondantes mettent le blé à un bas prix. Ils préfèrent
une vie oisive à des commodités qui leur coûteraient de l'action
et de la peine, très laborieux néanmoins lorsque les besoins et
les contraintes pour le paiement des impositions les y obligent.
La nécessité seule réveille leur industrie. Ils excellent dans quel-
ques manufactures, mais peu de personnes se retirent (c'est-à-
dire s'élèvent au-dessus) de leur situation naturelle et font une
sorte de fortune; ils ne sont ni assez patients ni assez souples,
nullement susceptibles des inquiétudes qui mettent en mouve-
ment pour augmenter des biens accjuis qu'ils ne risquent jamais.
Une possession tranquille et sûre les touche plus qu'un gain
incertain. Ils restent dans l'état où ils se trouvent, sans s'élever
de la condition où ils sont nés; il arrive rarement que l'activité
ou le désir de s'avancer les détermine à sortir de leur pays. »
Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici est peut-être désireux de
savoir quelle conclusion il doit emporter de ce voyage à travers
tant de citations, et j'ai peur qu'il ne se fâche si je me borne à
lui indiquer comme telle cette vérité d'ordre psycholog-ique que
l'homme, en dehors de la contrainte d'un autre homme, ne tra-
vaille cjue dans la mesure où cela est nécessaire pour la satisfac-
tion de ses besoins et de ses passions. Qu'il me permette de lui
dire pour mon excuse que, si je n'ai pas osé, en recueillant ces
quelques faits, lui construire par le raisonnement tout un système,
c'est que j'ai craint que ce procédé n'altérât la vérité en la
292 LA SCIENCE SOCIALE.
mutilant; j'ai craint qu'en arrêtant ses yeux sur un rouage dont,
faute de connaître à fond Fhorloge que j'étudiais, je ne pouvais
affirmer qu'il était le grand ressort, je ne lui fisse croire que les
autres étaient inexistants ou inutiles et qu'il avait acquis à peu de
frais le secret de tout le mouvement. J'ai préféré conserver au
tableau tous ses traits, pour éparpillés qu'ils pussent être.
Ch. de Calax.
LE TYPE DU VARENNIER
EN TOUR AINE
I
LE LIEU ET LE TRAVAIL.
Chaque Jour, les circonstances de la vie ordinaire nous
mettent en présence de personnages, dont certains traits dans le
caractère et les habitudes tranchent si nettement sur la masse
du public que les esprits les moins prévenus en sont frappés.
On affirmera : c'est un Méridional, c'est un Breton, c'est un
Auvergnat, c'est un Juif. On saura préciser telles çt telles des
particularités qui les font reconnaître. Quant aux causes pri-
mordiales, les jugements s'égarent; l'origine, la formation de
ces types humains échappe au simple raisonnement aussi bien
qu'à une étude superficielle. Pour un peu, on serait tenté de
croire qu'ils ont été créés d'emblée, avec leur tempérament éta-
bli une fois pour toutes, et cela depuis que le monde est monde.
Évidemment, il n'en est rien; mais la détermination d'un type
social est une opération complexe et délicate au même degré
que l'analyse chimique d'un corps ou le classement d'un végé-
tal.
Chimie ou Botanique Humaine, la Science sociale comporte
une méthode, possède des moyens d'investigation analogues à
ceux de ces sciences, d'observation, pour fixer le type autour
duquel viennent se grouper les variétés, les sous-genres qui
constituent les divisions du Règne Humain.
Certains de ces types sont, par leur originalité même, dès l'a-
:294 LA SCIENCE SOCIALE.
bord, facilement reconnaissables. D'autres, sans offrir à première
vue des traits aussi prononcés, ne présentent pas un moindre in-
térêt. Types moyens, ils n'en sont pas importants, car ils ont
donné naissance à des variétés qui jouent un rôle dans la Fa-
mille française .
Le type du Varennie?' tourangeau mérite d'être fixé ; nous al-
lons nous attacher à l'analyser et à le définir.
I. LES DEUX NATURES DU SOL : LA VALLEE ET LE PLATEAU.
Le voyageur qui arrive en Touraine par le pont sur lequel le
chemin de fer d'Orléans traverse la Loire, éprouve un premier
sentiment : c'est qu'il pénètre dans une contrée pittoresque.
Le fleuve, au lit large, peu profond, paré d'îles verdoyantes,
serpente dans une vallée de i à 5 lieues d'étendue sur un
parcours de 86 kilomètres. Des coteaux de faible élévation, bien
que souvent abrupts, le dominent. A leur pied, ou à mi-cùte, des
châteaux, des maisons de plaisance s'étagent en une suite inin-
terrompue, tandis qu'à leur faite se détache, par intervalle, la
masse sombre d'une forêt.
Imaginez un soleil couchant éclairant de ses derniers rayons ce
paysage : l'aspect en est férique. Avec les ombres de la nuit qui
vient, la végétation arborescente semble s'étendre, grandir, au
point d'absorber toute l'attention, tandis que longeant les hau-
teurs du côté nord, la Loire argentée, au fond de la vallée se dé-
roule en un ruban immense, dont un semé d'Ilots fait la capri-
cieuse broderie.
Le second sentiment est qu'on se trouve en présence d'une con-
trée morcelée en une quantité de petites cultures.
Au fur et à mesure que l'on avance dans la vallée, ce sentiment
s'accentue encore : on a devant soi un remarquable spécimen
de la culture fragmentaire et parcellaire. La bigarrure des petits
lots, aux tons variant suivant la nature de leurs produits, fait
involontairement penser à Ihabit d'Arlequin.
Ces terres d'alluvions sont fertiles : elles donnent l'idée de la
LE TYPE DU VARENMER EN TOURAINE. 295
richesse. La pureté de l'atmosphère, sa transparence, la faihle
moyenne des phiies. les nuages rarement assez épais pour cacher
la vue du soleil, tout concourt au charme du tahleau et tend à
réjouir la vue.
C'est à cetaspect riant et enchanteur que Ton doit évidemment
les épithètes enthousiastes de « Grasse Touraine », de « Jardin
de la France », de « Délicieux Paradis de Touraine », qui ont été
prodiguées à cette province par les poètes et les écrivains des
diverses époques.
Si, quittant la vallée, nous voulons atteindre les sommets qui
la surplombent, il nous faut traverser la région de vignoble du
coteau, dont plusieurs crûs sont renommés.
La vigne règne : elle monte, elle escalade les pentes jusqu'aux
arêtes du plateau de la plaine, et s'étend même souvent au delà.
Quand on est parvenu en haut, l'aspect change complètement.
Plus de lots coupés et recoupés, aux cultures multiples. Plus
d'Iles verdoyantes entourées par le fleuve.
Deux divisions bien tranchées :
1" Les larges cultures;
2° La forêt.
L'impression est plus sévère. La propriété s'agrandit. De
vastes espaces occupés par une même culture, se partagent le sol
disponible avec la forêt, aux arbres dessences variées, et la
lande.
Cette forêt n'est plus qu'un reste de la forêt gigantesque qui
recouvrait uniformément le plateau, lequel a pris le nom de
plaine à la suite de défrichements lents et continus.
Parfois, l'ajonc occupe la place de la forêt et étend son do-
maine sur des territoires relativement considérables, qui n'at-
tendent plus que la charrue pour se transformer à leur tour en
terres de cultures.
Cet aspect d'ensemble des bords de la Loire est, à peu de diffé-
rence près, celui de toute la Touraine. Les affluents de ce grand
fleuve, la Vienne, l'Indre, le Cher, présentent, à des degrés
divers, des dispositions semblables.
C'est ce que j'ai pu constater pendant un séjour que j'ai fait
296 LA SCIENCE SOCIALE.
en un grand domaine^, détaché des terres ayant appartenu à la
famille du marquis de Lafayette. Le château se dresse à l'une
des extrémités d'un plateau, en partie boisé descendant en pente
raide sur l'Indroye, affluent de Tlndre, rivière assez poisson-
neuse, large d'une douzaine de mètres et d'une profondeur
variable, qui atteint à quatre et cinq mètres par endroits. Sur la
rive opposée, sans berge, une prairie s'en va remontant en pente
douce pendant quinze cents mètres environ.
Dans sa partie la plus proche de l'Indroye, cette prairie que
les eaux recouvrent pendant l'hiver, ne produit que de l'herbe.
Plus loin les cultures se succèdent sur des terres d'alluvions an-
ciennes : ce sont les meilleures du pays. Dans le voisinage, une col-
line s'élève où alternent vignes et cultures; un chemin la sépare
par une ligne serpigineuse qui va se perdre en haut, vers la
droite, dans un taillis.
Plus à droite encore, les bouquets d'arbres se multiplient. De
tempsà autre, quelques taches blanches, des maisons; une flèche
pointant vers le ciel, un clocher décèlent un hameau, un vil-
lage. Puis, les touffes de verdure se rapprochent, se resserrent de
plus en plus jusqu'à former une masse imposante : c'est la forêt
de Loches.
De l'autre côté, vers la gauche, la route se prolonge. Elle dis-
paraît au milieu d'un groupe d'habitations étagées sur le flanc
du coteau ou groupées plus bas, dans le vallon. Au-dessus
s'étend la « Champcigne » au nom bien significatif.
Tel est le panorama que l'œil embrasse de la terrasse du châ-
teau. Nous y retrouvons, en plus petit, le caractère du Lim qui
nous a frappé dès notre arrivée à la vallée de la Loire : Le plateau
boisé, à pente rapide dominant la rivière , la prairie et le coteau
qui la relie au plateau opposé.
La nature du Lien est donc, aux proportions près, identique.
Notre première visite fût pour la forêt, faible vestige de
ce qu'était la région en son état primitif. La forêt de Loches est
domaniale : elle couvre une superficie de 3.600 hectares en-
viron et mesure 15 kilomètres dans sa plus grande longueur.
Située sur un plateau qui va du N. 0. au S. E., elle atteint.
LE TYPE DU VAREXXIER ET TOURAINE. 297
en son point le plus élevé, une altitude de 138 mètres au-dessus
du niveau de la mer. Les principales espèces forestières qui s'y
rencontrent sont : le chêne, le hêtre, le châtaignier, le charme,
le frêne, l'orme, l'érable, le sorbier, le cormier, l'alizier, le
bouleau, le tremble, le saule marceau, le pin maritime, le pin
sylvestre. Puis, des arbrisseaux, tels que l'aubépine, le prunel-
lier, le houx, le fusain, le troène, le coudrier; des lianes comme
le lierre, le chèvrefeuille, la ronce; des broussailles, comme les
bruyères, les genêts, les ajoncs. (1) Les espèces qui constituent
cette forêt sont sensiblement les mêmes dans toutes les forêts
tourangelles.
Parmi ces espèces beaucoup portent des fruits, des baies et
l'on conçoit les ressources que la cueillette offrait aux premiers
habitants de la région. Aujourd'hui, pour quantité de journa-
liers, la forêt est la terre nourricière. Un grand nombre y
est employé pendant une partie de l'année. La presque totalité
y trouve son gagne-pain dans l'arrière-saison, autorisés qu'ils
sont à fagotter le bois mort et à le transporter chez eux. Certains
ouvriers même font élection de domicile dans la coupe durant
tonte la belle saison (2) ; ils sont là, hommes, femmes, enfants,
campés dans des loges en planches recouvertes de mousse; ils
regagnent leurs maisons du bourg quand arrive l'hiver. Ils vivent
de la forêt dans toute la force du terme, car la tentation du bra-
connage ne les laisse pas indifférents. Us n'hésitent pas à lui de-
mander un supplément de ressources.
La lisière de la forêt voit se développer l'ajonc sur des espaces
souvent considérables imprimant à certaines parties du paysage
un caractère de mélancolie analogue à celui de la lande bretonne.
Notre seconde visite fut pour le plateau qu'on a dénommé la
« Ç/iampeigne. » Ce n'est plus l'aspect noble et majestueux de
la forêt, ce n'est plus même le sol pauvre de la lande qui l'avoi-
sine. Ici, c'est la misère. L'ajonc lui-même a peine à pousser.
(1) Monographie de la commune de Senneviéres (c°" de Loches], par J. Audebert,
instituteur.
(2) Monographie de la commune de Senneviéres (C" de Loches), par J. Audebert,
instituteur.
298 LA SCIENCE SOCIALE.
La roche perce le faible revêtement de la terre. C'est le champ
d'un combat entre Thomme et la nature rebelle. Parfois cepen-
dant, on a dû renoncer à tirer cjuoi c]ue ce fût de ce sol, cjue
garnit à peine un g-azon malingre et flétri.
En avançant dans cette plaine à l'aspect misérable on aperçoit
de loin en loin, comme une oasis, un boucjuet d'arbres rabougris,
quelques noyers disséminés. Les céréales font de leur mieux
pour végéter, et la vigne commence à paraître, luttant coura-
g-eusement, avec succès par place, contre ce sol ingrat. C'est
l'avant-garde, d'un pays vignoble. La vigne gagne par ici. Plus
nous irons vers Bléré, plus elle s'étendra, et, lorsque nous arri-
verons en face de la vallée du Cher, à perte de vue se dresseront
des files d'échalas supportant des sujets que le phylloxéra com-
mence à attaquer. La nature du terrain est propice à la viticul-
ture, aussi, tout le monde s'y est-il adonné presque exclusive-
ment. Le genre de travail que requiert la vigne se prêtant à la
division de la propriété, on en a profité : c'est non plus le mor-
cellement, mais le parcellement cjui préside au partage du sol :
ce n'est plus de la culture, c'est du jardinage. Après avoir
parcouru le plateau d'une extrémité à l'autre, nous avons pu
constater une fois de plus l'analogie frappante que présente
partout le relief du sol avec les cantons précédemment décrits.
Notre troisième excursion fut pour une autre partie du pays,
au Nord-Ouest de Loches. *
« Je vais vous faire parcourir aujourd'hui, me dit mon hôte,
une région qui offre cette particularité d'un groupement de plu-
sieurs grandes propriétés d'une superficie de 800 à 1.200 hectares,
en bois, landes et cultures, et contigûes les unes aux autres. Ce
sont des terres de chasses avec châteaux et dépendances nom-
breuses, appartenant pour la plupart à des gens de finances.
Domaines de haut luxe, ils ne rapportent guère que la plai-
sance à leurs possesseurs, quand ils n'exigent pas des sacrifices
d'argent pour leur entretien. »
Pour y accéder, nous dûmes quitter le plateau où était située
notre résidence. Comme antérieurement, même disposition des
lieux. Pente rapide, pour arriver à l'Indre, dont la vallée est
LE TYPE DU VARENMER EN TOLRAINE. 299
assez resserrée en cet endroit ; coteau à pente plus douce pour re-
gagner le plateau. Les deux versants opposés sont en majeure
partie couverts de vignes. Nous remarquons même certains lots
plantés de producteurs directs américains, — un épisode de la
guerre entre le vigneron et son implacable ennemi, le phyl-
loxéra. Mais une fois sur la hauteur, plus d'échalas, plus de vi-
gnes. Les bosquets apparaissent plus fréquents, nous pénétrons
dans la région boisée.
Celle-ci, beaucoup plus sauvage que la forêt de Loches, pré-
sente une physionomie particulière. Point de ces avenues soi-
gneusement tracées qui sentent la civilisation et l'administra-
tion : les chemins n'y sont pas mathématiquement distribués.
Ceux qui viennent couper la route que nous parcourons, sont
même dans un assez fâcheux état, et nous bénéficions jusqu'à un
certain point de la sécheresse de la saison, autrement nous cour-
rions grand risque de nous embourber.
Nous remarquons à proximité de leur exploitation, quelques
grosses fermes isolées, : dépendances de ces grandes propriétés.
Successivement nous entrevoyons, le château de Chanceaux, celui
de Bussières, — bel et grand édifice fienaissance, ombragé d'ar-
bres gigantesques, l'idéal du domaine isolé pour un gentleman
farmer, — Beaurepaire, Beautertre, à quelques pas d'une grande
lande sauvage et inculte, et nous limitons notre promenade à
Kerlerouls. Encore que ce sous-bois soit plus clairsemé que la
forêt de Loches on ressent l'impression qu'il est la représentation
plus exacte de l'ancien aspect du pays avec ses alternances de
futaies, de taillis, de landes semées d'ajoncs. Des lièvres, des
faisans courent, traversant la route. Un chevreuil passe dans
une clairière. Tout ce petit monde est bien tranquille: ce n'est pas
la saison des terreurs pour lui. D'ailleurs, bien que sur la route dé-
partementale de Loches à Chinon, nous faisons peu de rencontres.
Quant aux essences d'arbres, se sont les mêmes que pour la
forêt de Loches, avec cette différence toutefois que nous consta-
tons en divers endroits la plantation de bois de pin, destinée à
amender le sol extraordinairement pauvre de la lande. Pour
affirmer la ressemblance, à Bussières, un étang.
300 LA SCIENCE SOCIALE.
L'excursion suivante eut pour objet la vallée. Nous avions
jusque-là envisagé la forêt sous ses deux aspects; nous avions
remonté les coteaux où se plait la vig-ne et d'où elle déborde sur
le plateau, dont elle conquiert des territoires parfois très étendus ;
nous avions traversé le plateau défriché qu'on nomme ici géné-
ralement la plaine : restait donc la vallée.
Nous descendîmes le cours de l'Indroye jusqu'à Azay, point de
sa jonction avec l'Indre, par une route qui longe la rivière et
porte la trace des incursions constantes de cette dernière. Les
prairies qui la bordent sont arrosées abondamment : c'est là le
domaine des eaux. Souvent, pendant la saison d'hiver, les com-
munications sont interrompues. Elles le sont fréquemment encore
lorsque des orages et des pluies abondantes amènent de brus-
ques inondations.
A la limite ordinaire de l'action des eaux commencent les cul-
tures, mais resserrées, morcelées, enchevêtrées les unes dans les
autres. On sent, dès l'abord, que le terrain est disputé. Lorsque,
remontant ensuite le cours de l'Indre, nous arrivâmes au bourg
de nie Thimé, je fis remarquer à mon hôte cette disposition
plus nettement accentuée en la lui désignant par ce cri : « La Va-
renne! » En effet, c'est bien là la Vai'enne, une réduction de la
grande Varcnne de la Loire, aux habitations groupées, et en-
tourées de lots de terrains occupés par une bigarrure de cultures
variées, parcimonieusement partagées entre les gens de la loca-
lité.
La terre produit presque sans effort, étant donné la richesse
bien connue des sols d'alluvions. Ce n'est plus du jardinage
comme pour la vigne, mais du maraichage, de la cueillette.
Nous avions suivi un des rulmns d'argent qui galonné l'habit
de drap grossier dont un humoriste a affublé la Touraine.
Pour la fm, nous avions réservé une visite à un médecin du
voisinage, président d'un syndicat agricole, qui nous reçut avec
la plus grande cordialité et se mit à notre entière disposition dès
que nous lui eûmes expliqué notre projet. C'est grâce à ses con-
seils éclairés en même temps qu'à son influence que je pus étudier
à fond et monographier une famille de cultivateurs de la région.
LE TYPE DU VARENMER EN TOURAINE. 301
Là, le sol défriché depuis longtemps par de grands propriétaires,
généralement des ordres religieux, a vu s'étendre la grande cul-
ture. Une racé de paysans intenses formés à cette école s'est
développée. Nous la retrouverons plus tard.
Cette dernière excursion complète notre vue d'ensemble sur le
pays.
Pour achever la description des phénomènes qui sont consé-
quents du lieu, nous ferons simplement remarquer que l'impor-
tance, si considérable encore aujourd'hui, de l'élément syl-
vestre a pour effet de déchaîner sur ce pays de violents orages
qui causent de grands dégâts. Si la moyenne des pluies est plus
rare que dans le reste de la France, leur action momentanée est
pUis brutale : elles sont torrentielles. Maintes fois, de fortes gelées
surviennent inopinément, qui détruisent en quelques heures
les meilleures espérances des vignerons. L'humidité qui s'élève
des vallées se condense en brouillards glacés dont le contact est
funeste aux vignobles.
Le climat est plutôt vanté pour sa douceur. Sur les plateaux où
l'air est vif, les variations de température sont moins brusques,
que dans la vallée et sur les coteaux. D'ailleurs les parties boisées
sont un correctif et protègent les environs contre les coups de
vent subits.
Il m'a été donné d'assister à deux phénomènes météorologiques
assez curieux : une tempête de sable tourbillonnant sous l'effort
du vent et formant trombe ; un orage sec accompagné de tonnerre
et éclairs. Tous deux sans une goutte d'eau. Il est vrai que cette
année là comptera pour sa sécheresse extrême dans les souvenirs
des paysans, dont les plus vieux ne se rappellent pas en avoir vu
de semblable.
Le sous-sol de la Touraine est composé de craie. Ce subs-
tratum affleure sur les flancs des vallées et règne avec continuité
sous les plateaux qui sont généralement recouverts par la for-
mation tertiaire : limons et graviers des plateaux, argiles à si-
lex, marnes, faluns de Touraine. Parfois le calcaire d'eau douce,
la craie Tufîau et la craie jaune de Touraine occupent de larges
302 LA SCIENCE SOCIALE.
espaces. Les vallées sont formées d'alluvions anciennes et mo-
dernes.
La couche de terre vég-étale déposée par la suite des âges sur ce
sous-sol dur, peu perméable, et conservant V humidité, était ou
ne peut plus propice à la naissance de la forêt dont rien ne ve-
nait entraver le libre développement. Ces mêmes raisons de du-
reté et d'imperméabilité laissaient peu de prise au travail des
eaux. Pas d'affouillement. De là, la faible profondeur du lit de
la Loire et de ses affluents. De là, leurs continuels débordements,
leurs inondations qui imposaient à la forêt des limites que celle-
ci ne pouvait franchir. Souvent, des crues énormes dévastaient
des cantons entiers, et les rivières, capricieuses, changeaient
leurs parcours, limitées à leur tour par les contreforts de la val-
lée. Cette lutte, ce duel formidable entre deu.x; forces de la na-
ture, l'une impétueuse, l'onde, l'autre inerte, l'arbre, durèrent
pendant des siècles. Les alluvions, sans cesse accumulées par les
cours d'eau, formaient de nouveaux territoires : desatterrissements
se produisaient; et là, où l'arbre ne pouvait plus s'élever, la
prairie naissait, arrosée et vivifiée. C'est ainsi que peu à peu,
par le libre jeu des forces naturelles se constituent des Varenne^
en des bandes de terres riches, qui, sans discontinuer, se refor-
maient tout le long- du parcours des eaux, Varennes d'autant plus
étendues que plus large était la vallée.
Aujourd'hui encore, bien qu'un système complet d'endigue-
ment ait régularisé le cours du fleuve et de ses affluents, la for-
mation d'une Varenne est un phénomène constant. On assiste à
sa genèse.
Un ilôt s'élève, limoneux produit des pleines eaux de l'hiver et
du printemps. Bientôt, il émerge lorsqu'arrive l'été, où les eaux
sont si basses qu'on les traverse à gué. L'ilôt prend de la consis-
tance par la naissance spontanée de l'herbe dont les racines en
cimentent toutes les parties. Quand revient l'époque des crues,
un nouvel apport se dépose qui exhausse encore l'ile récente. Une
nouvelle varenne est créée : la culture immédiatement s'en em-
pare.
Ainsi que nous venons de le dire, la constitution du sous-sol,
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 303
dur et difficilement perméable, conservait un fonds d'humidité
tout à fait favorable au développement de la végétation fores-
tière. Aussi bien, la Touraine en était-elle presque entièrement
recouverte. La forêt tourangelle se rattachait à celles des régions
circonvoisines, l'Anjou, le Maine, leBerry, le Poitou. Les vallées,
seules, dans la partie avoisinant les cours d'eau formaient sépa-
ration entre les ombrages épais qui laissaient à peine pénétrer
jusqu'à la terre les rayons du soleil.
Sur les plateaux où l'écoulement des eaux se faisait difficile-
ment en raison du manque d'inclinaison, leur stagnation for-
mait des marais, des étangs nombreux aux miasmes délétères.
Par l'état d'une partie de l'Amérique septentrionale au siècle
dernier, telle que nous l'ont décrite les auteurs anglo-américains,
nous pouvons avoir une idée de l'état de la Touraine à l'é-
poque la plus reculée.
Climat froid ou humide, forêts, marécages, vallées ravagées
par des cours d'eau torrentueux, telle était la physionomie du
pays. Les animaux sauvages y pullulaient, voire même de
grands fauves.
Lorsque les Préceltiques, anciens pasteurs, ayant peu à peu
tué et perdu leurs troupeaux dans la longue série de forêts
qu'ils avaient parcourues, réduits pour subsister à se livrer au
travail de la chasse et de la cueillette, lorsque les Préceltiques
débouchèrent par petits groupes dans ce pays, ils y trouvèrent,
réunies^ toutes les conditions requises pour leur existence : une
chasse abondante, un pêche fluviale facile, une cueillette assurée
avec les arbres à baies et à fruits. Bien plus, le sol leur offrait,
semés dans ses argiles, des silex inépuisables, ressource précieuse
pour la fabrication des armes qui leur étaient nécessaires pour la
lutte contre les animaux dont ils tiraient leur nourriture et leur
vêtement. Ils avaient ainsi sous leurs pieds un arsenal pour se dé-
fendre également contre les survenants, qui tentaient de les débus-
quer de leurs positions. C'est sûrement à la période de leur occu-
pation qu'il faut faire remonter la création et le développement du
célèbre atelier de pierres taillées et polies du Grand Pressigny,
T. XXVUI. 22
304 LA SCIENCE SOCIALE.
le plus considérable qu'on ait trouvé jusqu'ici. Il était un produit
du Lieu. Les deux objectifs de cette société primitive étant la
chasse et la guerre, la fabrication des armes de pierre prit en
cet endroit une importance extraordinaire : elle donna lieu à
des trafics certainement considérables, puisqu'on a trouvé jus-
qu'en Belgique des silex provenant de ce même atelier du grand
Pressigny, et reconnaissables à leur taille particulière.
J'ai moi-même recueilli dans un champ, aux environs de Do-
lus un grattoir en silex de cette provenance, recouvert d'une
gangue calcaire par l'action du temps.
Nous savons comment les Celtes, partis du bord de la mer
Caspienne sont arrivés en Occident à l'état de pasteurs et à l'é-
tat patriarcal. Plus heureux que leurs devanciers, qui rappellent
les modernes pionniers de l'Amérique du Nord, chasseurs de
fourrures, ils ont su conserver en partie leurs troupeaux. Nous
pouvons les suivre jusqu'à la vallée du Danube, puis, dans leur
séjour prolongé sur le plateau bavarois, région boisée et maré-
cageuse, où ils durent, par suite de l'amoindrissement des es-
paces propres à l'art pastoral, modifier leur mode d'existence.
Forcés de restreindre leurs troupeaux, ils se virent dans lanécas-
sité de se transformer de pasteurs cavaliers qu'ils étaient en pas-
teurs piétons. Mais ils purent conserver une partie de leur bétail
et y adjoignirent même le porc particulièrement adapté aux sols
forestiers (1).
Nous savons aussi comment l'afflux constant des peuples ve-
nant de l'Orient les précipita vers la Gaule, où ils entrèrent par
la trouée de Belfort, Là, ils trouvèrent les Préceltiques.
Les Celtes recherchaient pour leur établissement, non plus
les forêts et les étangs, mais la lisière des bois, entre les fonds
marécageux de la vallée et les pentes boisées (2). Tirant leurs res-
sources principales de l'art pastoral, il leur fallait les bords des
rivières pour les pâturages, le voisinage des forêts pour les
glandées. Enfin, difierant en ceci encore de leurs prédécesseurs,
(1) La Science sociale. Mars 91. Les modifications des transports, par H. de
Tourville et Demolins.
(2) Idem.
LE TYPE DU VARENMER EN TOURAINE. 305
ils se livraient aune culture rudimentaire en vue de compléter par
elle leurs ressources amoindries par un sol en grande partie cou-
vert d'arbres. Cette situation est topique : elle se prête à de pe-
tites exploitations agricoles. « Insinués entre les marais des bas-
ses terres et les massifs forestiers qui garnissent les versants, le
marais ne leur demande aucun travail pour nourrir leurs ani-
maux, la forêt ne leur donne que la peine de récolter ses pro-
duits spontanés; la culture à la lisière des bois n'est diffi-
cile ni par le défrichement, ni par l'entretien de la fécondité
du sol auquel l'eau et la terre végétale sont assez régulière-
ment fournis par la pente de la forêt (1). »
Entre les derniers arrivants et les Préceltiques, il y a eu très
vraisemblablement lutte en Touraine. Ce pays leur offrait aussi
tous les avantages qu'ils recherchaient. Mieux organisés, plus
nombreux peut-être que les premiers occupants, ils en triom-
phèrent à la longue. L'atelier du Grand Pressigny fut détruit, les
Préceltiques exterminés, dispersés ou réduits en esclavage. L'état
des restes de cet atelier témoigne qu'il dût être anéanti en plein
essor, et porte la trace de travaux brusquement interrompus.
Les vainqueurs prirent possession des positions qu'ils recher-
chaient et se multiplièrent dans une région aussi favorable à
leur expansion.
Une fois installés et en voie de s'accroître en nombre, ils subis-
sent, au bout d'un certain temps une nouvelle transformation.
La culture, rudimentaire d'abord, ne tarde pas à prendre une
importance plus considérable, par l'effet de leur situation séden-
taire et de leur commencement d'appropriation du sol.
Or la culture devient un dissolvant pour la communauté de
famille, parce que les individualités se dessinent davantage. Les
plus capables sentent le besoin de s'émanciper, afin de jouir en-
tièrement du produit de leur travail.
Comme les communautaires, en dehors de l'autorité du père de
famille, éprouvent la plus grande difficulté à constituer un gou-
(1) Idem. — Mouvement social, nov. 93. Observations sur l'Enquête, par H. de
Tourville.
306 LA SCIENCE SOCIALE.
vernement. ce fut à certains individus parmi eux présentant
des garanties de force ou d'intelligence qu'ils se rattachèrent pour
la défense de leurs intérêts.
Le clan se créa, et s'affirma encore plus, lorsqu'un autre ra-
meau, Celte d'origine, les Kimris. arrivant du Nord par les vastes
plaines de la Germanie, leur donna des chefs cavaliers.
Plus favorisés que les précédents, ils avaient pu garder leurs
chevaux. Ces Equités, comme les désigne César, constituèrent une
aristocratie militaire qui se substitua définitivement à l'autorité
du père de famille, presque complètement annihilée.
C'est dans cet état social que César trouva la Gaule. Il la con-
quit bien plus par une politique romaine que par les armes. Il la
dota d'un gouvernement régulier. Délivrés de la lourde charge
de s'administrer eux-mêmes, les « molles Turones » se livrèrent
plus activement à la culture, et, sous l'impulsion des colons
romains, le défrichement des forêts prit une extension plus grande.
Ils s'attacjuèrent au plateau, et nous retrouverons par la suite
leurs rejetons vivaces qui donnèrent naissance à un type supé-
rieur de paysans.
Le tvpe de la vallée ou de la Varenne resta à peu près ce qu'il
était : petit paysan, se livrant à une petite culture, sur un pe-
tit terram. L'apparition de centres urbains fit éclore la culture
maraîchère — presque une cueillette, étant donnés les résultats
à peu près immédiats du rendement de la terre. — Nos paysans
de la Varenne ne sortaient de leur situation de petits cultiva-
teurs qu'en se rejetant vers les métiers urbains que leur facili-
taient leurs relations fréquentes avec la ville.
Ajoutons qu'ils furent faiblement influencés par les idées par-
ticularistes qu'apportèrent du Nord les conquérants francs, leurs
petits domaines morcelés étant d'une prise peu avantageuse en
raison du grand nombre de bras nécessaires à leur exploita-
tion.
LE TYPE DE VARENNIKR EN TOURAINE. 307
II. LE TRAVAIL DU VARENNIER
Ainsi que nous venons de le dire, la Varenne olfrait, par sa
situation à la lisière des bois, par ses productions naturelles,
par ses pâturages, un territoire d'élection aux émigrants cel-
tes.
Bien que le type primitif, par l'action du temps et sous des
influences diverses, se soit déformé, nous devons retrouver des
traces sensibles de son origine dans les phases de son existence,
dans cette quantité de détails qui constituent le caractère d'une
race. Nous devons pouvoir remonter les anneaux successifs de
cette chaîne qui rattache le type actuel aux pasteurs semi-sé-
dentaires et communautaires dont il est issu.
Prenons pour point d'observation Berthenay, une commune
située à la jonction daCher et de la Loire, assez distante de Tours
pour n'être pas absorbée entièrement par un genre de culture
maraîchère, que nécessite le voisinage d'une grande ville en
vue de son alimentation.
Berthenay présente les caractères les plus intenses du Lieu
qui est dénommé Varenne. Un sol entièrement composé d'allu-
vions, d'apports de sables charrié par la Loire, et d'une forma-
tion assez ancienne pour que la forêt ait pu s'étendre jusqu'à
l'une des parties de son territoire ainsi que le témoignent les
anciennes chroniques locales et l'appellation de bois de Plantes,
qu'a conservé un hameau situé au bec du Cher.
Cette région est fréquemment dévastée par les inondations,
malgré des digues élevées depuis fort longtemps : les archives de
Berthenay mentionnent entre autres la crue de 1608 qui causa
d'épouvantables ravages, et les paysans parlent encore avec terreur
de celles de 18i6-1856-1866, qui anéantirent leurs récoltes et cau-
sèrent des dommages incalculables : en 18i6, un village tout
entier fut emporté ; le sable avait envahi les terres et il fallut
plusieurs années pour le rendre à la culture.
Vers la fin de l'époque romaine, ce canton de la Varenne
308 LA SCIENCE SOCIALE.
était une vaste propriété en partie couverte de bois où l'ormeau
était l'essence dominante. C'est là un indice d'une certaine an-
ticjuité quant à l'appropriation et l'exploitation de son sol.
Saint Perpet légua à son église de Tours cette propriété qui de-
vint ainsi un fief des moines. Ceux-ci en activèrent la culture
et en étendirent le défrichement. Comme souvenir de leur pos-
session, il reste encore aujourd'hui une grange considérable qui
porte leur nom : Elle servait à enmagasiner les récoltes de cette
terre fertile.
Oui, terre fertile! Quelle que soit la saison, jamais elle n'a cet
aspect morne, presque désolé de certaines contrées, une fois la
récolte rentrée. Encadrée de peupliers, de saules argentés, elle
est toujours verdoyante et, toute l'année, les cultures se succèdent
presque sans interruption. Autrefois un système d'irrigations,
par des canaux nombreux et peu profonds, distribuaient l'eau
avec profusion. Aujourd'hui, ces canaux bordés de haies où,
par place s'élèvent l'ormeau et le frêne noueux, servent de li-
mites ou séparent les champs.
La superficie de la commune de Berthenay se décompose ainsi.
Terres labourables : prairies artificielles, céréales. .3o6 h.
Prairies naturelles (Herbages) 83 h.
Landes, terres incultes 8 h.
Bois 4 h.
Vignes 3 h.
.Jardins 102 h.
Propriétés bâties, routes, clieniins, levées 180 h.
738 h.
Aperçu des coteaux de Savonnières qui dominent cette par-
tie de la Varenne, le territoire de Berthenay figure bien un
damier gigantesque. En tous temps, la Varenne est verte, mais
le mouvement, l'alternance des cultures en font varier constam-
ment la disposition des tons.
M. B., curé de Berthenay, a bien voulu nous communiquer des
notes détaillées qui donnent une idée très nette de la succession
ininterrompue des travaux c|ui remplissent l'existence du Varen-
nier.
LE TYPE DU VARENNIKR EN TOURAINE. 309
« Cette verdure de la Varenne ne ressemble point à celle des
autres pays où Ton cultive les céréales. Celles-ci n'y occupent
en ellet qu'une partie des terres, la moitié environ.
<' Pendant que cette moitié verdoie, l'autre est déjà fleurie :
les jaunes corolles des navets se sont ouvertes; ils sont aussi-
tôt arrachés par d'activés ménagères. Partout où la teinte brune
des terres a reparu, les laboureurs sont à leur poste; le sol,
profondément remué par la charrue ou par la bêche, englou-
tit le fumier étendu en épaisses couches.
« Le pied gauche chaussé d'un énorme sabot, les mains ar-
mées d'une longue et large pelle, le paysan soulève et retourne
d'un coup d'énormes mottes de cette terre friable que la herse
rendra tout à l'heure aussi unie que le sable le plus fin.
« La culture des menus réclame en effet ce travail spécial
et ces soins particuliers. On sème successivement, l'oignon, l'a-
nis, l'olivète ou œillette, le millet, le maïs, et plus tard, le chan-
vre, les haricots, la courge.
« Pendant ce temps, les graminées ont poussé avec une vigueur
étonnante, les champs, courbés par la brise de l'Ouest, pren-
nent déjà une teinte blonde; là-bas, la prairie étale son émail
tout parsemé des têtes blanches des pâquerettes et des grappes
embaumées de mélillot. Dans les fermes, on rentre les charrues
et déjà les faux s'apprêtent.
« Rude saison que celle-ci pour le cultivateur. Du matin au
soir, il lui faut braver le soleil qui darde ses rayons sur ces
terres déjà chaudes, et le temps dont il dispose pour la fenai-
son est bien court. Déjà les seig'les sont mûrs, les épis se ba-
lancent à deux mètres du sol et bientôt les blés seront prêts à leur
tour. En quelques semaines_, la récolte est serrée. Les chaumes
aussitôt moissonnés laissent le champ libre à la charrue qui
fend la terre poussiéreuse et desséchée. Il faut se hâter pour
de nouvelles semailles. Le fourrage d'hiver, les navets, pren-
nent possession du terrain où tout à l'heure se balançaient les
céréales, et, vienne la pluie ou la rosée de septembre, ils verdi-
ront à leur tour. Entre temps, les machines à battre sont ar-
rivées, la vapeur ronfle et le grain tombe en cascades dans
310 LA SCIENCE SOCIALE.
les sacs qu'il remplit, pendant que la paille s'entasse en bau-
ffes ou s'empile dans les granges et les greniers à côté du foin.
u Les navets sont à peine semés que les chanvres sont mûrs.
Ici commence une des plus rudes besognes du Varennier. La terre
est bien sèche au commencement de septembre et la plante
ne peut être coupée, la fibre divisée perdrait de sa valeur. Il
faut donc l'arracher. Au bout de quelques heures, les mains
saignent. Peu importe! A qui finira le plus tôt la tâche com-
mencée. Et les paquets s'alignent, et le champ se dépouille.
La sueur coule du front, ruisselle sur la torse demi nu, le soleil est
lourd, le travail dur, mais la besogne est achevée.
« Que non pas! elle est à peine commencée. Il faut lier en bot-
tes ces tiges, les charger, les porter au fleuve pour les rouir.
(1 Heureusement qu'en cette saison la Loire est clémente : elle
coule paresseusement sur ses longues grèves aux sables dorés;
.son flot s'allonge, calme et pur entre les iles, sur les cailloux
et les galets qu'il caresse. On trouvera facilement la place fa-
vorable pour serrer la récolte. A la rivière tout le monde! La
marre fait rage, piochant et fouissant le sable sous l'eau qui
rejaillit, et le paquet disparaît dans le trou bientôt recouvert
par la grève déplacée pour faire place au paquet voisin.
« Dans huit jours, le chanvre aura perdu sa teinte verte : il
aura jauni. Le travail recommence. On arrache les bottes, on
les délie, et l'on étale les tiges au soleil, sur la grève. Adieu les
parfums agrestes.
« Adieu la promenade du soir. Une odeur infecte empeste l'at-
mosphère et pénètre partout. Cette période durera quinze jours,
trois semaines, jusqu'à ce que les retardataires, — car il y en a,
— aient achevé leur cueillette.
« Le chanvre étalé au soleil doit être retourné souvent jusqu'à
ce qu'il soit bien sec. On refait ensuite les bottes pour les trans-
porter au logis, où elles vont reposer quelques semaines.
« D'autres récoltes pressent. Les oiseaux s'abattent par mil-
liers sur les champs jaunis où les longs épis du millet s'inclinent
vers la terre. L'oignon doit être arraché bien vite : la pluie le
ferait reverdir. Les haricots sont mûrs, on les empile en meu-
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 311
Ions, ils profitent encore, prennent du poids et sont meilleurs.
Il y a déjà longtemps que les olivètes sont cueillies; mais les
citrouilles ont grossi, elles encombrent les champs. On les en-
tassera sous la paille et les feuilles qui les préserveront des pre-
mières gelées d'hiver.
« L'arrachage des pommes de terre, des betteraves viendra
ensuite, car il faut se. hâter, se hâter toujours : le temps des se-
mailles approche. Déjà, dans la terre débarrassée des menus, on
commence à conduire les lourds tombereaux chargés de fumier :
les labours reprennent, pour semer le seigle et le froment et
préparer la récolte prochaine.
« Le matin, bien avant l'aube, et le soir, bien avant dans la
nuit, un bruit singulier se fait entendre de tous côtés : claque-
ments multipliés, continus, bruyants d'abord, puis assourdis,
reprenant plus aigus et continuant avec ces alternatives leur
vacarme rythmé. C'est le bruit de la broyé ou braije occasionné
par les broyeurs de chanvre. Le broyag-e se fait la nuit, ou le
matin, surtout. Il commence vers trois heures et demie et doit
être terminé avant le lever du soleil. Celui qui en dépasserait
l'heure serait considéré comme paresseux.
<c Le paysan est à jeun et n'y voit pas clair, mais cela n'empê-
chera pas sa besogne. La provision est là, à sa portée. Le man-
che de son lourd instrument dans sa main droite, il saisit de la
gauche une poignée de tiges rouies et préalablement séchées au
four. Il la présente à l'instrument et il frappe. La tige s'amollit,
une poussière épaisse s'en dégag-e semée de brindilles et d'éclats
décorée, et la fibre apparaît jaune et brillante. Le broyeur la
jette, reprend d'autres tiges et continue ainsi sans s'arrêter jus-
qu'à ce que sa provision soit épuisée ou que le jour vienne l'ap-
peler à d'autres travaux.
« Ce chanvre sera ensuite teille, réuni en bottes et serré en at-
tendant le passage de l'acheteur. Le millet réclame d'autres
soins. Il faut le couper, épi par épi, enlever la feuille, le pa-
queter provisoirement, pour le laisser sécher. Plus tard, il subira
des manipulations nouvelles, sera compté et réuni par bottes de
cent épis, liées et coupées d'égale longueur.
312 LA SCIENCE SOCIALE.
« Les haricots attendent leur tour. Toute cette récolte doit
être serrée, car voici les vendangées et, pour quelques jours, la
Varenne va se dépeupler.
« Les vignes y sont rares en effet, quelques lopins, çà et là,
dans les endroits où les inondations ont laissé du sable mêlé de
jar. Ce sont les coteaux qui sont la patrie du vin et tous les pro-
priétaires ont leur clos sur les collines de, Savonnières, de Vil-
landry ou de Vallères. Bien peu Font sur la cote de Saint-Etienne
ou de Cinq-Mars. Il faudrait traverser la Loire, et la capricieuse
ne permet pas toujours ces expéditions. D'ailleurs, les ponts sont
loin et il est difficile de soigner les ceps. La récolte du vin n'oc-
cupe guère en général, le Varennier. Les clos sont peu étendus.
Ils suffisent à la consommation, on ne leur demande pas plus.
« L'hiver est venu avec ses jours courts, ses frimas, ses neiges
et ses pluies. C'est le temps du repos pour nos paysans. Quelques
labours, l'entretien des fossés, l'élagage des arbres et des haies,
et les veillées au coin du feu se partagent ses loisirs. L'homme
de la Varenne est frileux, il aime son foyer. Malheureusement les
ressources intellectuelles lui font presque complètement défaut,
et c'est avec plaisir qu'il voit revenir le printemps et la reprise
des travaux. »
Observons maintenant le plan de cette exploitation, dont nous
venons de voir l'esquisse rapide embrassant le cours d'une année.
Le bien est partagé en deux parts à peu près égales, céréales
et menus, alternant de façon à produire trois récoltes en deux
ans.
Il n'est point fait àe jachères; la fertilité du sol ne les néces-
site pas. Une certaine harmonie règne entre les voisins quant à
ce qui a trait à l'uniformité des cultures : ils s'entendent volon-
tiers pour que, là où les champs se touchent, une même cul-
ture se prolonge et se continue des deux côtés. C'est d'ailleurs
pour eux une facilité au moment de la récolte : il en résulte
un échange de services réciproques.
Les seules céréales cultivées sont le froment, le seigle, l'avoine.
Cette dernière toutefois, juste pour la consommation des che-
vaux.
LE TYPE DU VARENMER EN TOUilAINE. 313
Le blé donne un rendement moyen de 30 hectolitres à l'hec-
iare, dont la majeure partie est vendue. 4 à 5 hectolitres par
personne sont retenus pour les besoins de la famille.
Le seigle est cultivé, pour son grain, réservé aux porcs; pour
sa paille, qui sert de fourrage ou de litière. Sa production est
la même que celle du blé, 30 hectolitres à l'hectare. La paille
rend 40 quintaux à l'hectare.
Fertiles et bien arrosées, les prairies, en partie recouvertes
par les eaux durant la mauvaise saison, donnent environ 80 à 90
quintaux par hectare.
Chaque exploitation comprend également un carré plus ou
moins étendu à' artificiels, trèfle ou luzerne. Quant à la vigne,
quand il y en a, elle est insignifiante, ainsi que le constate le
tableau des cultures de la commune, plus haut exposé.
Les céréales, moissonnre:^ à la faucille^ le chaume fauché, on
laboure, et des navets, entremêlés de trèfle en prennent la
place. Ils sont destinés aux bestiaux pour l'hiver.
Les menus tiennent la seconde place. Ils sont, comme nous
l'avons vu plus haut, de nature variée. Variées aussi sont les
préparations du sol qui les attend.
Ainsi, de faibles labours suffisent pour l'oignon, tandis que
le haricot, l'olivète, le millet etc., veulent des labours plus
profonds et plus répétés, des fumures sérieuses. La sidéra tion a
même été tentée par plusieurs cultivateurs progressistes.
Le chanvre nettoie la terre, mais les autres graines deman-
dent plusieurs sarclages.
Les pommes de terre et les betteraves veulent être binées.
Les récoltes sont presque totalement expédiées hors du pays,
la consommation des familles étant insignifiante.
On entremêle Vanis dans les champs d'oignons; sa culture
est fort restreinte.
Volivète est consommée dans les familles;
Le iïiaïs (en vert) sert à nourrir les bestiaux, on le sème
entre les rangs de haricots ou de pommes de terre.
Les citrouilles, qui atteignent parfois des dimensions phéno-
ménales, sont bonnes pour les vaches laitières; leur graine
3U
L.\ SCIE.NCE SOCIALE.
fournit une huile qui trouve son application à l'usage domes-
lique.
La betterave fourragère est réservée aux bestiaux, la propor-
tion est environ de 20 à 25 ares cultivés par famille.
Les haricots, culture étendue, demandent relativement peu de
soins ainsi que les ponunes de terre. Une partie de ces deux
dernières est consommée sur place, le reste est vendu.
Cette culture des menus réclame des soins assidus. Rémunéra-
tfice si elle réussit, on peut appréhender pour elle quelques
accidents : les gelées tardives, une humidité prolongée, des
coups de soleil après la pluie. La conséquence de ces soins
spéciaux est Fempêchement de développer ces cultures sur une
échelle considérable.
Par le tableau ci-après, on jugera du rendement comparatif
des diverses cultures, tant céréales que menus, qui occupent le
Varennier.
PrxODUITS.
à LHECT.\RE
PRIX.
TOT.\L.
Blé
,. . , \ araio
30 hectoi.
30 hectoi.
40 quinl^.
90 quinf:.
200 hectoi.
3500 épis.
900 kilos.
150 hectoi.
30 hectoi.
17 fr, l'hectol.
10 fr. l'heclol.
3 fr. le quintal.
4 fr. le auintal.
7 fr. 50 Vhectol.
3 fr. 50 le cent.
0 fr. 80
5 fr.
25 fr.
510 fr.
360 fr.
1500 fr.
1400 fr.
720 fr.
750 fr.
750 fr.
^e'-'e î paille
Prairies (foins)
Oignons
Millet
Chanvre (filasse)
Pommes de terres
Haricots
Bétail. — Le Bétail est le but principal de la culture de la
Varenne, où l'on fait du petit élevage. L'étable renferme ordi-
nairement quatre vaches et deux élèves constamment nourris
à l'écurie. Nous sommes donc loin de nos premiers occupants
qui s'étaient établis le long des grasses prairies de la Varenne
pour faire pâturer les troupeaux qu'ils avaient amenés jusqu'en
ce pays. Une vache donne en moyenne 3 kilos de beurre par se-
maine. Un marchand passe, qui l'achète à raison de 2 fr. le kilo.
Les veaux valent 50 francs, prix ordinaire. A 2 ans, un élève
pèse 250 kilos et se vend de 200 à 250 fr.
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 315
L'étable à porcs en contient deux, renouvelés quatre ou cinq
fois l'an. Vendus au paysan 100 francs la paire, sur le marché,
il les revend au charcutier quand ils ont atteint 75 à 100 kilos
à raison de 1 fr. 20 à 1 fr. 40 le kilo. Le bénéfice moyen est à
peu près de 50 fr. par animal.
L'écurie renferme toujours un cheval, bête de labour et de
trait, rarement deux.
Les moutons, très nombreux autrefois, alors qu'il y avait des
prairies communales^ ont complètement disparu.
Très peu de volailles : les laisser vaguer par les champs serait
dangereux, elles détruiraient le grain. Devant un entretien si
coûteux, le Yarennier s'abstient. On rencontre seulement quel-
ques canards, et quelques oies, pateaugeant dans les mares, les
canaux ou la rivière; on ne s'en occupe pas, ils profitent tout
seuls.
Voilà donc, énumérés par le détail, les divers travaux du va-
rennier et de sa femme. Le premier s'emploie surtout au dehors,
à ses champs, à ses cultures; à la maison, il ne soigne guère
que le cheval. Sa femme se partage entre les travaux du dehors
et ceux de l'intérieur, avec prédominence du travail de la
maison. Dehors, ce sont le sarclage et le binage. Dedans, les
soins à donner aux bestiaux. La ménagère est très occupée, car
les animaux ne sortant jamais, elle doit en règle générale,
pourvoir à tous leurs besoins. Tout doit être apporté du dehors,
et quelquefois, elle doit aller loin et porter jusqu'à l'écurie,
en des fardeaux considérables, la nourriture destinée aux
bêtes.
A chaque moment, vous rencontrez dans la Varenne une
paysanne qui, après avoir fait sa provision d'herbes ou de
plantes fourragères, coupées à la faucille ou arracbées, les re-
cueille dans une pièce de toile, une devantière, qu'elle a apportée
avec elle et les entasse en un énorme ballot. Le cheval est aux
champs avec l'homme, force lui est de ne compter que sur elle.
Elle se couche en arrière sur cette charge, réunit autour de son cou
et noue les deux bouts de l'étoffe. D'un vigoureux coup de reins,
elle est à genoux, se redresse, ployée en deux sous le faix, et rentre
316 LA SCIENCE SOCIALE.
lentement chez elle. L'habitude de cet exercice violent est telle
que des femmes en état de grossesse s'y livrent journellement
sans en être autrement incommodées. Souvent même il lui faut
faire plusieurs voyages des champs jusqu'à sa maison parfois
assez éloignée.
La femme doit encore traire les vaches, soigner les porcs,
faire la litière, le beurre, écarter le fumier, faner.
Quant aux occupations ménagères, on peut supposer qu'elles
sont des plus réduites. La cuisine, les travaux à l'aiguille ne sont
guère praticables dans ces conditions : L'apprêt des aliments
est bien sommaire. Les raccommodages, les réparations des vête-
ments, on les réserve pour les longues soirées d'hiver. D'ailleurs,
assez malhabile dans l'art de manier l'aiguille, la varennière
préfère faire venir chez elle, du bourg voisin, des ouvrières
pour les travaux d'un peu d'importance.
Quant aux soins du ménage, un coup de balai superficielle-
ment donné, le lit fait... tout juste. On n'est pas regardant.
D'ailleurs on n'a pas le temps !
On n'a pas le temps, est le refrain constant du varennier, on
le voit par cette succession de travaux se suivant d'une manière
ininterrompue. Le Varennier travaille sans répit, les dimanches,
les fêtes passent, il n'a pas le temps de s'arrêter. Il entasse
récolte sur récolte, s'efforça nt de les multiplier dans le plus
court espace de temps possible.
Nous connaissons maintenant le sol sur lequel opère le Varen-
nier et la nature du travail auquel il se livre.
Ce sol est très riche : c'est un terrain d'alluvion formé par les
dépôts successifs de la Loire et de ses affluents. C'est par une lutte
incessante contre le flot que chaque pièce de terre a été conquise
à la culture.
Sur ces bandes étroites qui s'allongent le long des deux rives
dansle fond des vallées, la grande culture est impraticable. On se
livre exclusivement à la petite culture ; chaque famille ne possède
qu'un espace restreint : un à trois ou quatre hectares. Souvent
même cette culture se fait à la bêche : c'est du jardinage.
Ce caractère est encore accusé par la nature des produits : la
LE TYPE DU VARENNIER EN TOLRAINE. 317
culture dominante est celle des « menus », ou légumes, c'est-à-
dire la culture maraîchère. Elle est plus rémunératrice, grâce à la
fertilité du sol. On sait assez que ce genre de produits exige de
nombreuses façons et des façons très minutieuses; on l'a vu d'ail-
leurs. La petite culture peut seule entreprendre ce travail dé-
licat.
Ainsi le type de la grande culture et du grand patron est néces-
sairement exclu de toutes ces vallées si fertiles, qui forment les
grandes artères de la Touraine. Gela ne veut pas dire que ces pe-
tits paysans ne puissent pas arriver à la richesse ; quelques-uns y
parviennent. Mais alors, pour s'élever, ils doivent abandonner cette
culture, qui ne peut être qu'un travail de petits paysans.
Et remarquez, d'autre part, que cette culture minutieuse, rou-
tinière, sans grandes vues, ne les prépare pas à entreprendre la
grande culture, qui exige des aptitudes bien différentes.
Que va-t-il donc sortir de ces vallées où s'élabore depuis des
siècles le type le plus élémentaire du Tourangeau? C'est ce que
nous allons montrer, en déterminant les diverses conséquences
produites sur ce type par le Lieu et le Travail. Ce sera l'objet d'un
prochain article.
[A suivre.)
Paul PORTHMAMV.
Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C"
QUESTIONS DU JOUR
ROERS ET ANGLAIS
OU EST LE DROIT?
J'ai dû, depuis quelques mois, donner à la Revue une collabo-
ration moins active, parce que j'étais absorbé par une œuvre
capitale et urgente. Mais aujourd'hui Y École des Roches est ou-
verte, elle fonctionne, elle se développe dans la force que donne
une situation vraie. Je puis donc, sans me détourner de l'œuvre
nouvelle, revenir avec plus d'assiduité à nos « chères études » ,
h ces études qui reçoivent des faits, coup sur coup, tant de jus-
tifications décisives.
Pour chercher un sujet d'étude, je n'ai pas l'embarras du choix.
Il est une question qui, en ce moment passionne et divise les es-
prits et qui met aux hommes les armes à la main. Elle est déli-
cate et exige, pour être traitée et comprise, d'une part, beau-
coup de calme scientifique, d'autre part, un vif désir de secouer
les préjugés, de voir la vérité entièrement.
Je n'ai pas l'intention de traiter ici toute cette affaire du Trans-
vaal, mais d'y saisir la manifestation de certains faits sociaux or-
ganiques, qui y apparaissent très sensiblement et qui éclairent la
science sociale d'une lumière plus vive sur certains points.
Ce n'est pas un jugement porté sur les hommes et sur les actes.
Nous n'avons pas à intervenir ici dans les débats purement poli-
T. XXVIII. 23
320 LA SCIENCE SOCIALE.
tiques. La science se tient en dehors de ces compétitions et de
ces agissements personnels.
Nous ne considérons pas, dans le conflit, les causes qu'on peut
dire occasionnelles, mais les forces profondes qui onl agi der-
rière ces circonstances accidentelles : ce sont là les vraies causes.
Par exemple, ce n'est pas donner la cause de la guerre Franco-
Allemande de 1870 que de l'attribuer à la question de la candi-
dature d'un prince prussien au trône d'Espagne. Cette explica-
tion ne peut satisfaire que les esprits superficiels.
Il en est de même du conflit anglo-boër. Beaucoup de gens croient
l'expliquer par le débat sur deux années de résidence en plus ou
en moins pour acquérir la nationalité boër; ce sont de grands
naïfs.
Comment peut-on croire que c'est pour un résultat aussi
mince que les Anglais, gens pratiques, mettent en ligne 70,000
hommes et assument les frais d'une pareille campagne. Ce serait
aussi une trop grosse dépense pour une crise sur les mines d'or,
qui se peut réparer autrement. D'ailleurs existe-t-elle réelle-
ment? Tout prouve le contraire. C'est là une légende de (* dos-
sier secret. »
Quelle est donc la vraie histoire de ce conflit?
I
La vraie histoire de ce conflit est la répétition d'un fait qui est
vieux comme le monde et qui forme le fond commun de l'his-
toire de l'humanité.
Essayons de le formuler d'une façon générale et sans applica-
tion immédiate au conflit du Transvaal :
Des commerçants, des émigrants, — supposons les Français, ou
Allemands, ou Espagnols, ou Portugais, ou Romains, ou Grecs,
ou Phéniciens, ou n'importe quoi, — gens intelligents, capables,
entreprenants, s'en vont dans un pays qui n'appartient pas à
leur formation sociale. Autant que possible, au début, ils s'y
installent pacifiquement. Aussitôt deux formations sociales sont
BOERS ET ANGLAIS. 321
en présence dans le même lieu et il y a conflit entre leurs besoins.
La formation la moins avancée — supposons-la peau-rouge , ou
nègre, ou même chinoise, indienne, annamite, ou arabe, — sent
son infériorité et l'élimination qui la menace. Elle invoque l'oc-
cupation antérieure du sol et les droits de souveraineté pour
trancher le différend en sa faveur. Tout au contraire, la forma-
tion sociale supérieure n'admet pas que ces deux revendications
puissent faire un obstacle indéfini au progrès de l'humanité par-
tout où le sol ou la souveraineté sont tenus par une race infé-
rieure. Après des débats sur ces questions de justice, on en vient
à se battre et la race supérieure, à travers plus ou moins de temps
et de difficultés, l'emporte toujours.
Mais voici qui est à noter et à retenir : quand la chose est
faite , personne ne prétend plus qu'il la faille défaire, ni au nom
de l'équité, ni an nom du bien.
Nul ne prétend plus que le Grec ou le Phénicien aurait dû
équitablement rendre le sol et la souveraineté aux populations
riveraines de la Gaule et de l'Afrique; les Romains, aux Bar-
bares ; les Français aux Arabes, aux Annamites, ou aux nègres
du Sénégal et du Soudan ; les Espagnols et les Partugais aux
Indiens de l'Amérique du Sud ; les Américains des États-Unis,
aux Peaux- Rouges de l'Amérique du Nord.
Au contraire, on trouve que cela est bien, qu'un progrès a été
réalisé et que l'humanité s'achemine ainsi vers des destinées
plus hautes. L'histoire elle-même n'a des éloges que pour ces
races dominantes , tandis qu'elle traite avec le plus profond
mépris les races évincées. Souvent même, elle grandit les pre-
mières et abaisse les secondes plus que de raison ; tous les lec-
teurs approuvent et, dans les écoles, nous n'enseignons pas autre
chose à nos enfants (lisez n'importe quelle histoire).
C'est d'ailleurs par ce procédé que se sont constituées toutes
les nationalités. Elles se sont constituées par l'absorption
presque toujours violente des régions locales indépendantes.
C'est à ce prix seulement que s'est faite l'unité de l'Espagne, de
la France, de l'Allemagne, de l'Italie, du royaume uni de
Grande-Bretagne, etc.
322 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais le phénomène sur lequel j'insiste et dont je voudrais
chercher l'explication, c'est que chacune de ces absorptions, après
avoir soulevé des oppositions furieuses, a rencontré ensuite des
approbations presque unanimes. Les historiens républicains
eux-mêmes font honneur à la royauté française d'avoir fait
(( l'unité nationale » et, pour ce seul fait, ils lui pardonnent
beaucoup.
Or, pour constituer cette unité française si vantée, la royauté
a dû déposséder chacune de nos provinces de son autonomie et
de sa suzeraineté et le plus souvent par la force.
Si ces dépossessions sont justes, pourquoiprotestercontre elles?
Si elles sont injustes, pourquoi les célébrer si unanimement?
Évidemment, il y a là un problème dont il faut trouver la so-
lution, car, manifestement, nos jugements sont livrés au hasard.
Un homme sérieux ne peut se résoudre à avoir, sur le même
phénomène, deux opinions aussi contradictoires.
Nous trouvons un nouvel exemple de cette appréciation con-
tradictoire dans l'histoire même du Transvaal et dans le cas des
Boers.
Lorsque les Boers se sont installés dans l'Afrique méridionale,
le sol n'était pas vacant. Il était occupé par les Hottentots et
par les Cafres. Ces deux peuples étaient, depuis un temps im-
mémorial, les propriétaires incontestés de vastes territoires.
Or, non seulement les Boers ont dépossédé violemment ces
premiers occupants, mais ils se sont montrés féroces vis-à-vis
d'eux.
L'éviction s'opérait par un procédé des plus simples. Une fa-
mille de Boer choisissait un endroit à sa convenance, puis elle
y plantait un piquet appelé baaken, ce qui sienifîait que la
place était retenue. On s'entendait ensuite avec les familles
voisines pour repousser par la force les Hottentots qui es-
sayaient de résister à cette invasion de leur territoire. Restait
alors à se procurer le bétail nécessaire. Voici comment procé-
daient les Boers, d'après un témoin oculaire : « Quelques
colons bien armés se réunissent ensemble; puis, tombant tout
BOERS ET ANGLAIS. 323
à coup sur une horde isolée, ils obligent ceux qui la compo-
sent à amener tous leurs troupeaux, y choisissent les bêtes à
leur convenance et en donnent le prix qu'il leur plaît. C'est
ce qu'on appelait « se porter acheteurs à coups de fusil (1). »
On employait le même procédé sommaire pour se procurer
des serviteurs. Ainsi, du même coup, on confisquait la propriété
publique, la propriété privée et les habitants eux-mêmes.
L'occupation du Transvaal par les Boers fat « accompagnée
parfois de massacres atroces, d'exterminations en masse ; chaque
progrès des blancs dans la direction du Nord devait s'acheter par
le sang (2) ». C'est ainsi que peu à peu les Hottentols furent
refoulés de tout le territoire qu'ils occupaient de père en fils.
Lorsque ce territoire ne leur suffit plus, les Boers envahirent
celui des Cafres.
Les Cafres sont plus sédentaires et^ s'il est permis de s'expri-
mer ainsi, plus civilisés que les Hottentots. Ils se livrent à une
culture rudimentaire et possèdent un système assez régulier de
pouvoirs publics et une organisation militaire. Mais ils ne purent
tenir longtemps contre la poussée des envahisseurs Boers et fu-
rent, eux aussi, refoulés, ou détruits par les armés.
La dépossession des Cafres s'accomplit dans des circonstances
horribles. En voici un exemple (3). « Dans la vallée du Vaal se
trouve une grotte célèbre, large de 100 à 150 mètres et très éle-
vée, qui est pleine d'ossements humains. Longtemps, les Boers
ont prétendu que c'était un repaire de cannibales et qu'une
tribu indigène anthropophage y faisait d'épouvantables fes-
tins. Aujourd'hui, il est démontré que ces squelettes sont ceux
de noirs qui étaient venus chercher un refuge dans cette caverne
après avoir été battus par les blancs. Enfumés comme des re-
nards, ils périrent avec leurs femmes et leurs enfants.
(( A l'intérieur, c'est un fouillis d'ossements, de calebasses et
d'ustensiles de cuisine. Quelques corps ont même conservé
leur peau, mais tannée et racornie; certains sont restés de-
(1) Levaillant, Deuxième Voyar/e, t. I, p. 19 et 20.
(2) Elisée Reclus, Géog. univ., t. XIII, p. 594.
(3) Voir le Correspondant, 10 août 1899.
324 LA SCIENCE SOCIALE.
bout, collés aux parois de la grotte. Dans un coin, un cadavre
d'enfant repose encore sur les genoux décharnés de sa mère. Ce
spectacle est tellement hideux que beaucoup de voyageurs ne
peuvent en supporter la vue et quittent immédiatement ce lieu
d'horreur. »
C'est ainsi que les Boers ont évincé les Hottentots et les Cafres.
Mais voilà qu'aujourd'hui les Anglais à leur tour entreprennent
d'évincer les Boers et de substituer leur domination à la leur.
Comment juger ces deux actes d'après une commune mesure?
car il répugne à la plus vulgaire équité de condamner les Boers
si on absoud les Anglais, ou de condamner les Anglais si on ab-
soud les Boers; leur cas est exactement le même.
Ce fait de l'élimination d'une race par une autre se repro-
duit avec une régularité extraordinaire dans toute l'histoire du
monde. Et depuis qu'il fonctionne on ne cesse de discuter sur
sa légitimité et sur le moyen de le modifier.
La science sociale peut apporter quelque lumière dans ces té-
nèbres.
II
Je n'ai pas besoin de dire que d'innombrables méfaits accom-
pagnent le genre de faits que je viens de signaler. Ces super-
positions de domination et de race, dont les historiens nous
racontent trop coraplaisamment les détails, ne montrent pas
l'humanité sous un jour très favorable. La guerre, entre autres,
est une très vilaine chose, dans l'immense majorité des cas.
Cela est bien entendu et je n'insiste pas. Je voudrais élever
plus haut le débat et dégager, s'il est possible , les conditions
d'après lesquelles, en fait, une race se substitue à une autre et
détient la suprématie. Malgré les apparences, ces substitutions
ne sont pas livrées au caprice des hommes; elles sont régies
par une loi dont toute l'histoire témoigne.
Cette loi n'est pas basée sur le droit du premier occupant,
comme le proclament tant de gens peu réfléchis.
BOERS ET ANGLAIS. 325
Les faits parlent assez haut : le premier occupant, c'est, dans
une grande partie du monde le sauvage, le pur chasseur, ou
même le troglodyte, l'homme des cavernes. II a été évincé par-
tout et bientôt il ne sera plus qu'un souvenir.
Les partisans des droits du premier occupant, eux-mêmes,
n'hésitent pas à prendre leur parti de l'éviction de cet antique
possesseur du sol. « Passe pour les peuples sauvages, » disent-ils.
Mais les peuples sauvages ne sont pas les seuls qui ont été
évincés ou dominés sur leur propre territoire. Ici encore les
faits démentent la théorie du premier occupant. Les peuples
d'Asie, Hindous et Chinois, par exemple, ne sont pas des sau-
vages, et cependant ils ont perdu ou ils sont en train de perdre
leur indépendance au contact des européens. C'est fait déjà pour
rindo-Chine aussi, où il n'y a que des populations fondamen-
tales essentiellement douces, telles que les Annamites. En 1860,
la Chine, très civilisée à beaucoup d'égards, était fermée : au-
jourd'hui elle est gouvernée et bientôt elle sera partagée entre
Russes, Anglais, Français, sans compter les Allemands et les
Américains !
Ainsi, nous-mêmes européens, nous faisons bon marché de ce
droit du premier occupant lorsqu'il est revendiqué par les peu-
ples de l'Asie ou de l'Afrique. Nous ne pensons à le proclamer
que lorsqu'on le tourne contre nous. Vérité en deçà de l'Oural
et de la Méditerranée , erreur au delà !
Et lorsque ces peuples évincés par nous se retournent contre
nous et nous demandent raison de cette spoliation , comme
nous ne pouvons plus invoquer le droit du premier occupant,
nous invoquons et nous proclamons bien haut un autre droit :
celui de notice sujiériorité sociale .
Et en cela, nous sommes plus près de la vérité.
Seulement, on va voir que ce droit tiré de notre supériorité
est terrible même pour nous et qu'à un moment donné il peut
se retourner contre certains d'entre nous.
En effet, un peuple ne peut invoquer, quand il est le plus
faible, le droit du premier occupant, et, quand il est le plus
fort, le droit de sa supériorité. Ce serait vraiment trop commode !
326 LA SCIEXCE SOCIALE.
C'est cependant ce que Ton ne manque pas de faire, car les
peuples, comme les simples particuliers, n'en sont pas à une
inconséquence près, quand il s'agit de leurs intérêts.
Et c'est précisément ce qu'ont fait les Boers, pour en revenir
à eux.
Quand ils ont évincé les Hottentots et les Cafres, ils se sont
autorisés du droit de leur supériorité sociale qui était indénia-
ble, et ils ont outrageusement foulé aux pieds le droit du pre-
mier occupant.
Mais quand les Anglais, suivant le même exemple, ont entre-
pris de les débusquer, les Boers ont proclamé leur droit de pre-
mier occupant, et n'ont plus songé à faire valoir leur supério-
rité sociale, qui était plus difficile à démontrer.
Je crois que maintenant nous devons apercevoir le mauvais
cas dans lequel l'humanité s'est mise à propos de cette question
des nationalités.
Si la souveraineté appartient au premier occupant, il faut que
l'Europe renonce à toutes ses possessions lointaines, qu'elle évacue
toutes ses colonies sans exception, car elle foule aux pieds les
droits imprescriptibles des peuples. Il n'y a pas à regimber.
Mais si la souveraineté appartient à la supériorité sociale, elle
peut les garder en toute sécurité de conscience.
Rassurons donc de suite notre conscience : le monde n appar-
tient pas au premier occupant, les faits le démontrent assez; il
appartient aux peuples qui possèdent la supériorité sociale. Et
c'est précisément ce qui justifie les Européens et ce qui explique
leur prédominance.
Mais il faut insister sur ce sujet.
III
Si Dieu, — je fais une supposition absurde dont je demande
pardon à la sagesse divine, — si Dieu avait décidé que le premier
occupant jouirait d'un droit imprescriptible, il aurait voué le
BOERS ET ANGLAIS. 327
monde à la domination exclusive des races inférieures, et tout
progrès eût été impossible dans l'humanité.
Au contraire, la prédominance des races supérieures a ache-
miné l'humanité de siècle en siècle dans la voie d'un progrès
constant. A toutes les époques, les peuples qui ont finalement
dominé les autres leur étaient supérieurs socialement ; ils n'ont
pas toujours été supérieurs parce qu'ils dominaient; mais ils
ont dominé parce qu'ils étaient supérieurs^ je ne dis pas militai-
rement, mais socialement.
En eftet, les peuples qui n'ont eu que la supériorité militaire
n'ont exercé qu'une domination éphémère, comme les Tartares
d'Attila, de Gengis-khan ou de Tamerlan.
Avec le temps, la supériorité sociale des peuples dominateurs
est allée en s'accentuant : les Grecs et les Romains ont été supé-
rieurs aux Égyptiens, aux Perses et aux Mèdes. Les sociétés du
moyen âge ont été supérieures aux Grecs et aux Romains, car
elles ont élevé plus haut la valeur morale et sociale de l'homme ;
les grandes nations actuelles de l'Occident et de l'Amérique du
Nord sont supérieures aux grandes nations du moyen âge et elles
ont fait faii-e à l'humanité de nouveaux progrès.
Ainsi il vaut mieux que le sceptre appartienne au plus digne,
plutôt que d'appartenir au premier occupant. Le premier occu-
pant, c'est le règne du hasard ou de la pure violence ; le plus
digne, c'est Tacheminement vers la justice et vers le progrès.
Seulement, toute la question c'est d'être et de rester le plus di-
gne, en marchant dans le sens du plus grand perfectionnement
de l'humanité; c'est ce qui n'est pas très facile.
C'est en cela que les Boers sont restés en arrière et qu'ils se
sont laissé dépasser parles Anglais, comme les Asiatiques se sont
laissé dépasser par les Européens.
Les Boers se distinguent par des qualités morales remarquables,
ils vivent en communautés familialesnombreuses, sousla direction
respectée du chef de famille, qui est une sorte de patriarche. Le
repas du soir « est suivi d'une prière et d'une lecture faite par le
plus ancien de la maison dans la grosse bible de famille, impri-
mée en caractères gothiques et ornée d'un fermoir précieux ».
328 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais, au point de vue social, ces populations ont peu progressé
et n'ont tiré qu'un parti médiocre des immenses territoires dont
elles se sont emparées. Chaque famille s'est attribuée de vastes
domaines qui sont à peine défrichés et presque entièrement livrés
au simple parcours des troupeaux.
Au point de vue de la civilisation, ils sont également restés
très arriérés. Ils vivent dans « un isolement farouche », sur leurs
domaines qui ont souvent plus de 2,000 hectares. « Les Boers
ignorent la musique, l'art, la littérature. Leur part dans l'explo-
ration scientifique de la contrée a été presque nulle. L'éducation
des enfants et le journalisme sont principalement entre les mains
des Anglais (1).
Quatre fois par an seulement, les Boers entrent en communica-
tion avec leurs semblables. Ils se rendent à la chapelle qui sert
de centre à leur immense paroisse de vingt ou cinquante lieues
de diamètre. « Les époux communient, les fiancés font bénir
leur mariage, les jeunes gens sont reçus membres de l'église,
on baptise les enfants. Puis, chaque groupe familial s'éloigne,
pour aller retrouver la solitude et le silence dans les grandes
plaines (2). «
Tous les progrès réalisés l'ont été 'par des étrangers, car le
Boer affectionne presque exclusivement la vie paisible et peu
active du pasteur. « Il est presque sans exemple que les Boers
s'établissent comme artisans ou boutiquiers : ce sont des anglais
ou des allemands qui s'occupent ainsi de gagner leur vie et
nombre d'entre eux, devenus plus riches que les propriétaires
boers des alentours, achètent une jmrtie de leur domaine. C'est
ainsi que raristocratie terrienne se recrute peu à peu cV éléments
étrangers à la classe j^rimitive des Boers. Parmi les autres blancs,
ceux que les Boers voient d'ordinaire avec le plus de déplaisir
sont précisément leurs frères de race et de langue, les Néerlan-
dais de la mère patrie. Le Boer est fort susceptible (comme tous
les gens peu éclairés) ; il n'aime pas que le Hollandais, civilisé,
sourie des mœurs africaines et réponde avec affectation dans une
(1) E. Reclus, Géog. tinic, t.XIlI, p. 597.
(2) Id., ibid.
BOERS ET ANGLAIS. 329
langue pure au jargon corrompu que parlent les campagnards
sur les bords du Vaal ou du Limpopo.
« Si les Anglais ne sont qu'en minorité, ils n'en sont pas moins
les représentants d'une civilisation supérieure et leur idiome ri-
valise avec la langue officielle clans la conversation courante :
il l'a (le beaucoup distancé comme véhicule de ï instruction. La
plupart des inslitutenrs étant anglais ou écossais, leur langue
devient celle de U école; elle devient aussi celle des villes, car
c'est là que s'établissent les immigrants, marchands et bouti-
quiers, venus de Port-Élizabeth et d'autres villes des colonies
anglaises. Lentement, mais sûrement, se fait la substitution d'une
langue à l'autre, par l'efTet des mille changements intimes qui
s'accomplissent chaque jour dans les profondeurs de la so-
ciété (1). »
Il y a dix ans que ces lignes ont été écrites par M. Elisée Re-
clus. Depuis lors, la prédominance sociale de l'élément ang-lais
s'est accrue dans une proportion énorme, et la guerre qui éclate
aujourd'hui n'est que la conséquence naturelle de cette dispro-
portion entre les deux éléments en présence,
Formulons encore une fois ce fait, aussi inéluctable que la loi
de la chute des corps :
Lorsque une race se montre supérieure à une autre dans les
diverses manifestations de la vie privée, elle finit par l'emporter
fatalement dans la vie publique, et par affirmer sa prédominance.
Que cette prédominance soit ensuite imposée pacifiquement ou
par les armes, elle n'en est pas moins, à un moment donné, con-
sacrée officiellement et ensuite reconnue universellement.
J'ai dit que cette loi explique seule l'histoire de l'humanité et
les révolutions des Empires et que seule, en outre, elle explique et
justifie, la prise de possession par les Européens des territoires
de l'Asie, de l'Afrique, de l'Océanie et tout notre développement
colonial.
Si on nie cette loi, il ne nous reste plus qu'à proclamer que
nous autres, Européens, nous sommes des monstres épouvanta-
(1) E. Reclus, Géog. univ., t. .\III, p. 597.
330 LA SCIENCE SOCIALE.
bles, dignes d'être mis au ban de J'humanité. Nous devons être
traités comme des animaux de proie par tous les peuples sau-
vages, barbares ou simplement moins avancés en civilisation
que nous avons injustement et brutalement dépossédés.
Il faut rendre à ces peuples leur suprématie, et revenir pure-
ment et simplement à la barbarie; il faut eu outre renoncer à
comprendre quoi que ce soit à l'histoire du monde et déclarer
que l'œuvre divine est une monstrueuse iniquité.
Sommes-nous disposés à accepter ces conséquences? Voilà toute
la question. Elle vaut la peine qu'on y réfléchisse.
La lutte actuelle des Boers contre les Anglais n'est qu'une
nouvelle manifestation de cette loi. Les Boers seront sûrement
battus, soit aujourd'hui, soit demain, quels que soit d'ailleurs
leur courage personnel et la force de leurs armées, parce qu'ils
ont déjà et préalablement été battus socialement. La lutte militaire
n'est jamais qu'un épisode secondaire de la lutte sociale. C'est
celle-ci et non celle-là qui décide de la victoire.
Il ne reste aux Boers qu'une chance de relèvement dans l'a-
venir, c'est de se mettre énergiquement au régime de l'huma-
nité la plus progressive. Ils ont dominé les Hottentots et les
Cafres parce qu'ils étaient plus civilisés qu'eux ; il leur reste
maintenant à s'assimiler la civilisation qui est en train de les
évincer, et surtout à y former leurs fils. Qu'ils apprennent à
égaler leurs vainqueurs et, un jour, ils pourront partager avec
eux la domination de l'Afrique du Sud.
Si non, ils n'auront plus qu'à remonter sur leurs chariots, à
reprendre la vie nomade dont ils ont malheureusement conservé
les habitudes et à refluer plus au nord. Là, ils refouleront et
ils massacreront encore quelques tribus sauvages, dont ils se
partageront les territoires, jusqu'au jour où la poussée anglo-
saxonne grandissante viendra encore les forcer à aller toujours
plus loin vers l'équateur.
BOERS ET ANGLAIS. 331
IV
Arrivé à ce point, le lecteur, un peu bouleversé dans ses idées
toutes faites, doit se demander ce que deviennent, en face de
cette loi, les droits de propriété du sol et de souveraineté de
territoires.
Il faut encore s'expliquer à ce sujet.
Le droit de propriété est, en réalité, plus limité qu'on ne l'i-
magine. Ce qui justifie socialement la propriété, c'est quelle est
favorable cl l'intérêt public. Si on ne laissait pas la libre dispo-
sition du sol à un homme, il n'y aurait aucun travail sur la terre,
elle resterait à l'état natif; elle ne produirait que ce qu'elle
produit spontanément. L'observation démontre que si la pro-
priété est concédée avant le travail, elle n'est concédée qu'en
vue du travail.
L'intérêt social réclame la propriété. Mais si cette concession
d'usage exclusif du sol, tournait, au contraire, à empêcher l'ex-
ploitation productive du sol, elle serait peu à peu décriée, com-
battue et remise dans des conditions productives. C'est le cas de
toutes les crises agraires, qui sont nombreuses et célèbres dans
l'histoire.
A toutes les époques et dans tous les pays, de violentes protes-
tations se sont élevées contre les immenses propriétés accaparées
par de grands propriétaires et qui demeuraient presque incultes.
On répète que les latifundia perdirent l'Italie; ils perdirent
aussi la Pologne, l'Ecosse, l'Espagne, etc. La même chose arrive
actuellement pour les Boers qui ont montré, à s'emparer d'im-
menses domaines, plus d'empressement qu'à les cultiver. Ils ont
ainsi violé la loi même de la propriété et cette loi se retourne
contre eux, comme elle s'est retournée contre les grands pro-
priétaires non défricheurs de tous les pays. Si cette loi n'avait
pas fonctionné impitoyablement, la surface du sol aurait été re-
conquise par la forêt ou par la prairie, et l'humanité, faute de
subsistance, aurait cessé d'être.
332 LA SCIENCE SOCIALE.
Vous voyez bien qu'il faut, sous peine de mort, que la loi fonc-
tionne en dépit de tout et de tous.
Il en est de même du droit des peuples à la souveraineté.
On laisse une portion de la population humaine dominer sur
un territoire, parce que, sans cela, il n'y aurait pas d'adaptation
locale aux intérêts que régit la force publique; on tomberait
dans l'anarchie. Mais si cette adaptation se retourne contre les
intérêts du genre humain, elle amène une crise. Ce sont ces
crises qui provoquent les révolutions politiques et les change-
ments de nationalité.
Il faudrait donc que l'homme sût de plus en plus que l'exer-
cice de la souveraineté a, comme condition fondamentale, le
bien général et que ce n'est pas un droit à l'encontre de ce
bien.
Si les Boers avaient jamais pu entrer dans la connaissance
exacte de cette loi, qui fonctionne en dépit de tout, ils auraient
eu soin de tourner leurs vues à une transformation de leur droit
sur le sol et sur la souveraineté, sans se jeter dans une lutte qui
ne peut jamais se terminer dans leur sens, alors même que les
Anglais seraient, pour cette fois, archi-battus.
En somme, l'indépendance nationale ne peut pas se maintenir
comme un droit absolu envers et contre tout, ainsi qu'on le voit
assez par l'histoire des révolutions des peuples.
C'est ce qui est arrivé aux régions locales autrefois indépen-
dantes, c'est-à-dire aux provinces. Elles se sont aujourd'hui
fondues dans de plus grandes nationalités. C'est ainsi que se
sont accomplies l'unité de l'Espagne, de la France, de l'Allema-
gne, de l'Italie, des Royaumes Unis de Grande-Bretagne, etc.
Ce n'est pas la royauté, comme on le croit, qui a opéré ces
fusions, ou ces réunions; c'est, au contraire, ce mouvement na-
turel qui a fait la royauté, qui a été la raison de son rôle, de sa
force, de son crédit. En somme, elle a servi cV instrument à une
force spontanée, quelle n'a pas du tout créée.
Aujourd'hui, personne ne voudrait revenir sur ce fait de na-
tionahtés indépendantes, perdues par suite de l'intérêt public
et du besoin général constaté.
BOERS ET ANGLAIS. 333
C'est encore ce qui est arrivé et ce qui arrive dans tous, les
pmjsde découvertes. Successivement, toutes les populations indé-
pendantes de l'Amérique, de l'Afrique, de l'Océanie ont perdu
leur nationalité au contact de peuplements de formation supé-
rieure, au contact des Européens.
C'est aussi ce qui est arrivé aux populations qu'ont dominées
les Boers. La même chose arrive aux Boers eux-mêmes de la part
de la race supérieure qui survient sur le même lieu.
Même chez les peuples qui sont actuellement à la tête du
monde civilisé, l'indépendance première locale s'efface devant
des besoins généraux : c'est ainsi que les colonies d'Amérique,
indépendantes les unes des autres à l'origine, se sont fédérées
pour créer les États-Unis. Les colonies mutuellement indépen-
dantes de l'Australie viennent de décider leur fédération.
L'indépendance absolue du Transvaal disparait dans ce mouve-
ment qui part de l'origine des temps et se continue toujours.
On aurait aperçu cette loi, si on avait observé de plus près
que l'autonomie n'est pas un droit aussi absolu qu'on l'imagine,
n'est pas un fait qui puisse se maintenir aussi absolument
qu'on le suppose.
La formule qu'on donne généralement de ce droit est trop
sommaire et incomplète. C'est le propre de la science de réviser
ces formules insuffisantes. Elle ne les dément pas par des for-
mules inverses, mais elle les rapproche plus du vrai en les com-
plétant; elles les rend plus exactes. C'est là le progrès de la con-
naissance, qui n'abolit pas ce qui est comiu, mais qui ajoute à ce
qui est connu.
C'est là une œuvre très précieuse et pleine de résultats, car
beaucoup des difficultés ou des conflits de ce monde viennent de
l'erreur d'une connaissance insuffisante, plus que du vice ou de
la passion.
Si les hommes connaissaient le jeu véritable de ce phénomène
naturel de la nationalité, ils éviteraient à ce sujet une multitude
de débats, que finit par trancher, quoi qu'ils fassent, la force
des choses, la nature même des choses.
Or tous les faits de l'histoire montrent que la nationalité ne
334 LA SCIENCE SOCIALE.
peut pas se mainteair, là où elle fait obstruction a/( progrès de
l'espèce humaine.
Le laisser faire qu'accorde le genre humain aux pouvoirs pu-
blics se fonde sur le bien qu'en tire la communauté des habitants
et sur le retentissement que ce bien d'une partie de l'espèce a
sur le reste de Vespèce. Mais, dès que ce laisser faire n'a plus ce
résultat et tourne à l'eflet contraire, sa raison d'être cesse. Alors
le laisser faire est mis en question et bientôt prend fin.
C'est ainsi que la nationalité première disparait et change de
condition. Le territoire indépendant jusque-là est annexé ou « in-
fédéré ».
Une autre crise du même genre se produit, non plus entre ter-
ritoires jusque-là séparés, mais à l'intérieur même d'un territoire
donné.
Supposons un territoire autonome peu à peu occupé par des
survenants, qui apportent, ou qui prennent sur ce territoire une
autre formation sociale que les premiers arrivés, par exemple
à cause de la pratique d'un autre moyen d'existence. C'est le cas
des Boers survenant au milieu des Cafres, ou des Anglais surve-
nant au milieu des Boers. Ces nouveaux arrivants finissent par
protester contre le gouvernement du lieu, si celui-ci exerce son
pouvoir à rencontre de l'intérêt des nouveaux vernis.
C'est toujours le même phénomène : un droit exclusif ne vous
est laissé, concédé, que sous la condition implicite qu'il produira
un plus grand bien pour la généralité qui vous laisse faire.
Il ne faut pas croire que cette loi qui régit la propriété privée
corresponde à la doctrine socialiste, pas plus que cette fusion
des nationalités et l'accession des nouvelles classes au pouvoir
ne sont l'anarchie.
Les droits de propriété et de souveraineté sont ici remis
dans leur condition essentielle et non pas supprimés; ils sont
seulement débarrassés des erreurs contradictoires mises en cir-
culation, d'un côté par les conservateurs et de l'autre par les ré-
volutionnaires.
Les conservateurs revendiquent le droit de mésuser de la pro-
priété et de la souveraineté. Comme ils détiennent générale-
BOERS ET ANGLAIS. 335
ment l'une et l'autre, cette doctrine leur est plus commode. Ils
estiment, pour la môme raison, que la propriété et le pouvoir
sont sacrés et qu'il est impie d'y porter la main.
Les révolutionnaires, qui ne sont généralement ni proprié-
taires du sol ni détenteurs des pouvoirs publics, professent au
contraire qu'il faut supprimer la propriété et la souveraineté;
et ils sont aussi dans leur rôle d'hommes de parti.
Le conservateur aboutit donc à sacrifier l'intérêt public à
l'intérêt privé mal compris; le révolutionnaire aboutit à sacri-
fier l'intérêt privé à l'intérêt public aussi mal compris.
Les uns et les autres ne possèdent par conséquent qu'une
partie de la vérité; c'est môme par cette partie de vérité qu'ils
font illusion et impression sur les esprits.
Mais ils se trompent les uns et les autres, soit en sacrifiant
l'intérêt privé à l'intérôt public, soit en sacrifiant l'intérêt
public à l'intérêt privé.
Chacun d'eux ne voit qu'une face du problème : celle qui
est la plus favorable à ses intérêts mesquins, à ses préjugés, ou
à ses passions.
La science, au contraire, n'est ni conservatrice ni révolution-
naire ; elle s'efforce de voir les faits tels qu'ils sont et d'en
dégager tranquillement les lois, sans se préoccuper des gens
qu'elle dérange dans la quiétude de leurs théories a priori.
Et il se rencontre que le droit de propriété, tel qu'elle le dé-
gage des faits, concilie admirablement l'initiative privée et
r intérêt jniblic.
La science démontre que le droit enclusif du particulier est
fait pour le bien général, qui ne peut être procuré que par lui.
Par là, mais sans l'avoir cherché, elle fait plaisir aux conser-
vateurs.
Mais elle démontre en même temps — et cela sans qu'elle
ait cherché davantage à faire plaisir aux révolutionnaires —
que ce droit ne peut pas s'exercer contre l'intérêt public.
Autrement, on y met opposition et il est rétabli dans ses condi-
tions essentielles de bien public. Mais ce rétablissement ne
peut être procuré que par l'initiative privée et non autrement.
T. XXVIII. 2\
336 LA SCIENCE SOCIALE.
Ce juste rapport établi par les faits sur la conciliation entre
le droit privé et l'intérêt public, entre le particularisme et les
revendications du socialisme est extrêmement curieux et lumi-
neux.
C'est le triomphe de la science sociale cpie de dénouer ces
antinomies, et de trouver la formule juste, positive, prise dans
les faits, entre deux formules excessives qui croisent l'une sur
l'autre et ne trouvent pas leur accord organique, vital, néces-
saire.
De tout ce qui précède, il ne résulte pas que les moyens em-
ployés par l'Angleterre pour étendre sa domination soient ir-
réprochables. Il s'en faut même de beaucoup. Et le major Ja-
meson a bien réellement commis une acte de brigandage. La loi
sociale inéluctable agit; mais ceux qui opèrent dans le sens de la
loi n'ont pas nécessairement les mains nettes. Que le peuple do-
minateur qui a les mains nettes se lève ! Nous-mêmes, Français,
quelque bonne opinion que nous ayons de nous, de notre poli-
tique et de notre œuvre coloniale, oserions-nous proclamer
que nous avons les mains nettes? L'histoire des peuples n'est
riialheureusement que trop entachée d'actes de violence; les lois
sociales opèrent au milieu de la guerre et du carnage.
Mais cela du moins n'est pas nécessaire et fatal.
A mesure que la loi sociale que nous venons de formuler sera
mieux connue; à mesure que l'on connaîtra mieux les condi-
tions fondamentales du droit de propriété et du droit de
souveraineté, on pourra éviter bien des conflits armés et on
réglera pacifiquement beaucoup de questions en litige entre
les peuples.
C'est bien à cet effet que pourra intervenir l'arbitrage inter-
national, qui opère encore à tâtons et dans la nuit.
Si les grandes nations d'aujourd'hui, celles qui marchent à
la tête de la civilisation, s'étaient entendues, elles auraient dû
BOERS ET ANGLAIS. 337
dire aux Boers : « Il faut que vous avanciez dans le sens d'une
meilleure formation sociale, d'une meilleure utilisation de la
terre et de la souveraineté. Il faut lier votre action avec celle
de vos voisins anglais, car vous avez avec eux des intérêts
généraux et communs. Sinon, vous vous verrez abandonnés et
mis à la raison par toutes les grandes nations qui entendent
pousser l'humanité dans la voie du progrès moral, intellec-
tuel et matériel, dans le sens du plus grand perfectionnement
possible de toutes choses. »
Si on avait tenu ce langage aux Boers, ils auraient compris.
Par malheur pour eux et pour tous, le fameux télégramme
de Guillaume II, après la répression du brigandage privé de
Jameson, les a jetés dans une appréciation toute contraire des
choses.
Il faut donc espérer que peu à peu l'arbitrage prendra le
rôle que nous venons d'indiquer.
Il le prendra d'autant plus que nous entrons dans une période
nouvelle qui sera caractérisée par un fait dont les conséquences
sont incalculables : le j^artage du monde entre quelques grandes
nations les plus avancées en civilisation.
Ce partage, qui doit faire entrer les peuples les plus arrié-
rés dans la voie progressive des nations 'de l'Occident et re-
nouveler ainsi la face de la terre, est déjà sérieusement com-
mencé.
La France a reçu sa part, en Afrique et en Asie, et elle est assez
belle, si nous savons en tirer parti et faire œuvre de colons et de
civilisateurs. En tout cas, nous n'avons pas intérêt à en demander
une plus grande, qui dépasserait visiblement nos forces et de-
viendrait pour nous plutôt un grand danger.
L'Allemagne n'a pas d'empire colonial. Mais elle jette ses
vues du côté de l'Orient sur la Palestine, l'Euphrate et le Golfe
Persique. Le récent voyage de l'empereur d'Allemagne en té-
moigne assez.
La Russie a son Transsibérien et sa vallée du Hoang-Ho en
Chine, avec une flotte sur le Pacifique.
L'Angleterre détient déjà la plus grande partie de l'Afrique
338 XA SCIENCE SOCIALE.
orientale; jusqu'au sud. Elle tient particulièrement à la région
du sud qui est le chemin des Indes par le Cap. La route de Suez
est trop sujette à être coupée.
Telles sont les grandes lignes déjà visibles de ce partage du
monde.
Les chefs des grands peuples qui se divisent ainsi la surface
terrestre et qui entendent la civiliser, ne donneraient pas une
haute idée de leur intelligence et des besoins du monde, s'ils
étaient incapables d'arriver à une entente commune et à un ar-
bitrage commun. C'est bien là la solution qui s'impose, au lieu
de toutes ces guerres après lesquelles se font toujours des choses
inévitables, qu'il eût été plus court, plus économique, plus moral
et plus humain de faire avant et sans guerre.
Et puis, il faut bien que ces grandes nations se disent que leur
prééminence vient seulement de ce qu'elles sont actuellement
les plus dignes de l'exercer. Mais ce droit à la domination n'est
pas imprescriptible, nous venons de le démontrer suffisamment.
Les nations qui viendraient à exercer ce droit contre les intérêts
de l'humanité verraient peu à peu ces intérêts eux-mêmes se re-
tourner contre elles et la prééminence passer aux nations qui en
seraient restées plus dignes.
C'est la loi.
Edmond Demolixs.
UN INTELLECTUEL CHEZ LES MILITAIRES
LE TYPE DE TYRTÉE
Notre titre ne vise pas au paradoxe. Des événements récents
ont montré que, si certains « intellectuels » professent de l'éloi-
gnement à l'égard des militaires, d'autres, en revanche, aiment
à se faire leurs défenseurs. Du reste, si la guerre est malfaisante,
elle a toujours eu quelque chose de poétique. Les exploits guer-
riers sont propres à exalter l'enthousiasme, et cela, dans tous
les pays, y compris les moins militaristes. Nous venons de lire
dans les journaux le récit de la réception triomphale faite par les
Américains à l'amiral Dewey, le vainqueur de Manille. Avant
l'amiral Dewey, le lieutenant Hobson avait eu littéralement à se
défendre contre les ovations qui lui étaient prodiguées. C'est dire
que les poètes, interprètes naturels des sentiments passionnés qui
peuvent passer chez un peuple, ne peuvent, sauf exceptions,
faire mauvais ménage avec les guerriers. N'est-ce pas un poète,
l'auteur des Chants du Soldat, qui, en France même, sert de
porte-drapeau à tous ceux qui, dans les discordes actuelles, se
sont rangés avec ardeur du côté de l'armée.
La guerre est poétique parce qu'elle donne l'occasion de dé-
ployer une des qualités que l'on prise le plus : le courage. C'est
cette propension commune à admirer des prouesses guerrières
qui a facilité, en divers pays fort dissemblables, le succès des
poèmes épiques ou de leurs succédanés : rhapsodies, sagas,, chan-
sons de gestes, etc. Mais ces sortes de poésie s'adressent, comme
340 LA SCIENCE SOCIALE.
nous le dirions, au grand public. Il en est d'autres qui s'adres-
sent ou semblent s'adresser exclusivement aux soldats eux-
mêmes. Ce sont des exhortations, des harangues en vers, ou en-
core des chansons faites pour être chantées par des militaires, et
où, à travers d'autres sujets, domine l'idée du danger à courir,
de la gloire à acquérir, de la supériorité du métier militaire sur
les métiers usuels. Ces chants ont la note tragique, la note hu-
moristique, la note religieuse parfois ou au contraire la note
gaillarde et licencieuse, mais nous ne croyons pas qu'on puisse si-
gnaler une armée au monde qui en soit dépourvue. Il faut donc
qu'il y ait, dans la condition du soldat, des raisons qui provo-
quent et justifient l'éclosion de ces productions poétiques. Il n'y
a eu qu'un seul poète du nom de Tyrtée. Encore des érudits s'at-
tachent-ils à contester son existence. Nous pensons, avec d'autres
érudits, que c'est pousser trop loin le scepticisme historique.
Mais, ce qui est bien certain, c'est que des milliers de poètes in-
connus, sans s'appeler Tyrtée, ont joué un peu partout, au moins
en partie, le rôle que les historiens prêtent communément à
Tyrtée.
Examinons donc comment les phénomènes sociaux propres
aux armées déterminent l'apparition de la poésie militaire.
1. LA RAISON D KTRE DES TYRTEES.
Il y a longtemps que les théoriciens de la poésie ont constaté en
celle-ci la coexistence de deux éléments : une musique et une
pensée. Seulement, le rôle du premier élément s'est atténué par
degrés devant l'importance croissante du second. Les théoriciens
de la musique, à leur tour, signalent deux choses dans toute ma-
nifestation musicale : le rythme et la mélodie. Le rythme est
constitué par la disposition spéciale des sons longs et brefs, qui
donnent au morceau son allure, son mouvement caractéristique.
La mélodie est constituée par la différence d'acuité des sons suc-
cessifs.
Or, tout porte à croire que, de ces deux éléments de la mu-
LE TYPE DE TYRTÉE. 341
siqiie, le rythme a été dans l'antiquité le plus important; c'est
lui que l'on qualifiait d'élément masculin, tandis que l'on attri-
buait à la mélodie une nature féminine. Même aujourd'hui, l'im-
portance du rythme éclate encore, d'une façon en quelque sorte
impérieuse, dominatrice, dans tous les morceaux où la mesure
s'accuse avec franchise, où les profanes eux-mêmes sont portés à
la battre d'instinct. Tels sont les airs de danse, et, pour en arriver
à notre sujet, les airs de marche.
Que fait une armée en temps de guerre, et même en temps de
paix? Quelle est sa principale occupation, celle qui absorbe un
temps mille fois supérieur à celui qui est pris par les combats?
Cette occupation, c'est la marche. Les auteurs militaires ont dit
que les batailles se gagnaient avec les jambes beaucoup plus
qu'avec les bras, et l'infanterie, après tant de progrès réalisés par
l'art des transports, n'a pas cessé d'être qualifiée, par les hommes
compétents, de u reine des batailles » . Or il importe, pour des rai-
sons d'ordre et d'hygiène même, que la marche des soldats soit
une marche régulière, rythmique. Tous les chefs attachent, comme
on le sait, une grande importance à cette cadence uniforme des
pas, et, de bonne heure, l'on s'est attaché à la soutenir par des
procédés artificiels. C'est ainsi que nous n'avons pas cru, après
une expérience tentée il y a quelque vingt ans par un ministre de
la guerre, pouvoir nous passer d'un instrument peu artistique et
même barbare, mais dont l'essence est de marquer puissamment
le rythme : nous voulons parler du tambour.
Le cas du tambour est celui de tous les instruments, tels que
caisse, cymbales, grelots, castagnettes, etc., qui produisent des
bruits plutôt que des sons musicaux. La musique proprement dite^
dans nos armées, nous est donnée par la trompette, instrument
qui comporte le rythme et la mélodie, mais une mélodie simple,
courte, symétriquement hachée, ne comportant qu'un très petit
nombre de combinaisons de sons longs et brefs, et s'alliant par
conséquent le plus possible à la cadence uniforme du pas mili-
taire.
Les caractères du tambour et de la trompette nous éclairent
singulièrement sur ce qu'ont pu être, dans l'origine, les chants
3i2 LA SCIENCE SOCIALE.
guerriers. Eux aussi, avant tout, devaient être subordonnés au
rythme de la marche, e{ avoir pour fonction delà soutenir. C'é-
taient des chants « battus », pour ainsi dire, comme des phrases
de tambour, agrémentés d'une mélodie courte, à motifs enlevants
revenant sans cesse, et exprimant enfin cjuelques idées très sim-
ples, très générales, sur les devoirs du soldat envers sa patrie, sur
la gloire et le profit qui peuvent résulter d'une heureuse bataille,
sur l'estime qui environne Thomme courageux, etc. Par là, on
réalise le meilleur mécanisme qui soit pour « faire marcher » une
troupe. Le rythme égalise la marche, et la rend moins fatigante.
La mélodie distrait l'oreille et empêche les idées noires d'en-
vahir l'esprit du guerrier. La pensée enfin, choisie entre celles
qui peuvent surexciter la vaillance, joue le rôle d'une harangue
rudimentaire, cent fois répétée, et opère, sur les hommes qui la
rabâchent de la sorte, un efficace et lent travail de persuasion.
Ce chant servait encore, en certains cas, à effrayer l'ennemi.
Les historiens anciens nous parlent à plusieurs reprises des effets
de terreur qu'obtenaient certaines armées au moyen de chants
guerriers proférés simultanément par des milliers de poitrines.
Si enfantin que ce calcul nous paraisse aujourd'hui, aune époque
où l'on se bat, sans se voir, à plusieurs kilomètres, il est certain
que des cris, tragiquement modulés, passaient pour un utile au-
xiliaire au moment d'une bataille. Certains barbares en accen-
tuaient reflet en collant leurs lèvres contre leurs boucliers et en
donnant ainsi aux sons émis un timbre particulièrement étrange.
Les grands panaches flottant sur les casques, les objets horribles
peints ou sculptés sur la face des boucliers servaient d'ailleurs
ou avaient la prétention de servir au même but. Les tatouages
dont s'affublent, aujourd'hui encore, certains sauvages de l'O-
céanie, n'ont pas d'autre destination.
Au reste, l'instinct de la conservation est tellement puissant
chez l'homme, que, lorsque le moment est venu d'exposer sé-
rieusement sa vie, ce n'est pas trop des ressourcesd'une exaltation
artificielle pourcontrebalancerla tentation de fuir ou de se mettre
à l'abri. Uu air guerrier que l'on chante en chœur est alors le
meilleur moyen de s" inoculer un supplément de bravoure, et
LE TYPE DE TYRTÉE. 343
d'écarter de riiiiagination le coté hideux de la scène qui va se
passer. On sait que les poltrons chantent pour se donner du cou-
rage. Les braves, à certains moments, ne trouvent pas supertlu
de faire un peu comme les poltrons.
Nous pourrions, sans sortir de chez nous, trouver chez les Cel-
tes d'illustres exemples à l'appui de nos considérations. On sait
la place que les bardes occupaient dans la société gauloise. Or, ces
bardes étaient des poètes guerriers, des « donneurs décourage »,
selon l'énergique expression de Victor Laprade. Ils marchaient
en tête des armées, la harpe à la main, vêtus de robes flottantes,
et chantaient les gloires des héros. Et, quand ce ne furent plus
les bardes, ce furent des ménestrels, comme ce Taillefer « qui
moult bien chantoit » et qui, « sur un cheval qui tost alloit »,
célébrait, sur le front des troupes de Guillaume le Conquérant,
les exploits de Charlemagne, d'Olivier et de Roland. Bardes et
ménestrels, mi-artistes, mi-guerriers, ne revivent-ils pas dans ce
« clairon » de Déroulède qui sonne si poétiquement la charge,
et qui, frappé d'une balle, fidèle à son rôle de ré veilleur d'en-
thousiasme, sonne encore et sonne toujours?
Le chant militaire, propre en tout temps à régulariser la mar-
che et à en tromperFennui, sert donc aussi, au moment de lalutte,
à aiguillonner, grâce aux sentiments qu'il exprime, le courage
des soldats. Pourtant, observons-le bien, ce n'est pas à l'ins-
tant même de l'action que l'on peut se livrer commodément à
cet exercice. Le moment de frapper et de parer les coups n'est
plus celui de chanter. Le chant est donc avant tout quelque
chose de préparatoire au combat, et voilà pourquoi, tandis que
le rythme accuse nettement la marche, la pensée exprimée en-
visage généralement le choc dans l'avenir. Nous n'avons qu'à
nous rappeler nos deux chants guerriers les plus célèbres : la, Mar-
seillaise et le Chant du Départ. La première strophe de ce der-
nier, à plusieurs points de vue, nous paraît tout particulièrement
typique. Nous la reproduisons pour ceux de nos lecteurs qui ne
l'auraient pas présente à l'esprit:
La victoire en cliantant nous ouvre la barrière!
La liberté guide nos pas!
344 LA SCIENCE SOCIALE.
Et du Nord au Midi la trompette guerrière
A sonné l'heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France !
Rois ivres de sang et d'orgueil,
Le peuple souverain s'avance!
Tyrans, descendez au cercueil !
Suit le refrain connu : « La République nous appelle... »
Comme dans tous les morceaux de ce genre, le rythme indique
une marche, et une marche rapide, entraînante. Les besoins de
la mesure obligent parfois à couper les mots d'une façon bizarre, à
dire, par exemple : « la trom — pette — guerrière » en scandant
fortement chaque groupe de deux syllabes. L'air est assez simple,
quoiqu'il soit d'un grand musicien, Méhul, qui n'aurait pas eu
de peine à faire un air compliqué. Quant aux pensées, ce sont,
comme on le voit, des lieux communs emphatiques, mais il fal-
lait précisément, pour produire l'effet voulu, que le morceau fût
marqué au coin de l'emphase, et exprimât des lieux communs.
D'ordinaire, ces sortes de chants ne passent pas à la postérité.
Ils sont par trop rudimentaires, par trop simplistes, pour attirer
l'attention des littérateurs et être inscrits au rang des morceaux
célèbres, susceptibles d'être conservés comme des chefs-d'œuvre
de l'art. Il est pourtant des cas où ces fragments lyriques attei-
gnent à la gloire. Ce phénomène résulte alors de circonstances
politiques exceptionnelles, qui, retentissantes par elles-mêmes,
prêtent quelque chose de leur retentissement aux inspirations lit-
téraires qui les ont accompagnées. C'est le cas pour le Chant du
Départ et pour la Marseillaise, composés à une époque où un im-
mense bouleversement social transformait en soldats une foule de
jeunes gens qu'il était nécessaire d'électriser en les conduisant à
lafrontière. C'est aussi le cas pour l'œuvre d'un poète dont le nom,
devenu symbolique en quelque sorte, arrive naturellement sur les
lèvres ou sous la plume de quiconque veut citer un exemple du
secours apporté par la poésie au courage militaire. Ce poète, de-
meuré typique malgré tous les cas analogues que l'histoire a pu
offrir depuis lors, c'est, d'après la tradition, un simple pédagogue
athénien qui aurait, par ses chants, ranimé le courage des Spar-
LE TVPE DE TYRTÉE. ."545
liâtes luttant contre Messène, et, par ce service, aurait immor-
talisé à jamais le nom de Tyrtée.
II. POURQUOI SPARTE DEMANDAIT UN TYRTEE.
C'est au septième siècle — ou au huitième tout au plus — que les
historiens grecs placent les exploits de Tyrtée. Il s'agit donc d'une
antiquité bien moins reculée que celle d'Homère. Il nous parait
donc assez difficile de nier la substance des faits racontés par
Pausanias dans son histoire des guerres de Messénie. Platon et
l'orateur athénien Lycurgne parlent de Tyrtée, et il est certain
que les Spartiates, peuple assez peu porté à la sympathie envers
les Athéniens, environnaient la mémoire du poète d'un culte tout
particulier. Nous prendrons donc la liberté, malgré le scepticisme
de quelques érudits, de suivre l'opinion communément admise,
chose d'autant plus licite en science sociale que, si les faits allé-
gués n'ont peut-être pas été rigoureusement vrais, ils sont du
moins éminemment vraisemblables, au point que les intéressés,
il y a plus de deux mille ans, les admrettaient sans la moindre dis-
cussion. Or, lorsqu'on se place au point de vue social, on peut
tirer de faits vraisemblables des conclusions aussi légitimes que
celles qu'on tirerait de faits réels. C'est ce qui a déjà été fait, dans
cette revue, à propos des légendes mythologiques.
Lorsqu'on regarde, sur une carte, le sud du Péloponèse, on
constate que cette péninsule se termine par trois pointes monta-
gneuses encadrant deux golfes. Au fond de ces golfes s'étendent
deux petites vallées, séparées par le fameux massif du Taygète.
Ces deux vallées sont celles de l'Eurotas à l'Est, et du Pamisos, à
l'Ouest. Là vivaient, vers l'époque où se place l'histoire de
Tyrtée, deux neuplades d'origine dorienne, descendues dans le
Péloponèse lors du fameux « retour des lïéraclides » et sous le
choc desquelles s'était écroulée la vieille ci\'ilisation mycéenne,
celle qui avait produit Agamemnon, Ménélas, Nestor et bien
d'autres héros. Ces deux peuplades, essentiellement guerrières,
et superposées aux anciens habitants du pays dont elles exploi-
34G LA SCIENCE SOCIALE.
taient la servitude, étaient les Lacédémoniens et les Messéniens.
Entre ces deux clans si rapprochés, se sont déroulées des guerres
sanglantes, guerres dénouées à la longue, comme on le sait, par
la défaite des Messéniens et l'établissement de l'hégémonie lacé-
démonienne dans le Péloponèse. Or, bien que ces guerres ne nous
soient guère connues que de seconde main, par le résumé de
Pausanias, on est en droit d'affirmer que les luttes dont ce petit
coin de la Grèce a été le théâtre ont eu pour héros deux des peu-
ples les pkis braves qui aient existé et des mieux « entraînés » à
l'art des combats.
Nous ne répéterons pas ici les traits bien connus de l'organisa-
tion lacédémonienne. Jamais cité, probablement, ne prépara plus
exclusivement ses citoyensau métier desarmes. On les y préparait,
non seulement dès leur enfance, mais même avant leur venue
au monde, puisque la loi réglait minutieusement l'existence des
femmes en vue de la santé des enfants qu'elles devaient mettre
au jour. Tout s'accorde à prouver, dans l'histoire de la Grèce
ancienne, que chaque citoyen Spartiate avait, comme combat-
tant, une valeur individuelle énorme. C'était, en fait de machine
à tuer et à se défendre, ce qu'on devait voir de mieux jusqu'à
notre chevalerie. Encore, chez nos chevaliers, l'attirail défensif
occupait-il une large place qui ne lui était pas dévolue chez les
Spartiates.
Or, bien que nous ayons peu de détails sur la constitution de
Messène, il n'est pas téméraire de conjecturer que la formation
sociale, sur le versant occidental du Taygète, ne pouvait que res-
sembler singulièrement à ce qu'elle était, de l'autre côté, sur le
versant oriental. Même origine chez les hommes, mêmes carac-
tères physiques dans le sol, même nécessité de tenir en respect
les anciens possesseurs de la terre, tout portait les Messéniens à
être aussi aguerris que les Lacédémoniens. Le fait seul de la durée
des guerres de Messénie, et de l'extrême difficulté éprouvée] par
les Spartiates dans la campagne de conquête dirigée contre leurs
voisins, le découragement, qui, de leur aveu même, s'était em-
paré d'eux à une certaine époque, prouvent que ces fameux guer-
riers de Sparte, lorsqu'ils escaladaient les montagnes qui sépa-
LE TYPK DE TYRTÉE. 347
raient les deux vallées, se trouvaient en présence de gaillards à
peu près aussi vaillants qu'eux-mêmes. Qu'on se figure, dans un
chaos dd gorges abruptes, dans des sentiers de chèvres surplom-
bant des précipices, des bandes de Léonidas se heurtant à d'autres
bandes de Léonidas, et consacrant à se pourfendre mutuellement
des trésors de force, d'agilité, d'adresse qui eussent suffi à mettre
en déroute des armées de Perses, voilà, selon nous, comment on
peut se représenter ces terribles guerres de Messénie, dont Sparte,
même après son succès définitif, ne devait conserver le souvenir
qu'avec un mélange de terreur rétrospective.
L'endroit où se passaient les événements en question est encore
un de ceux où l'on a le plus de chances, dans la Grèce contempo-
raine, de rencontrer des brigands. Là vécurent longtemps les
fameux Maïnotes, qui ne se soumirent jamais au joug des Turcs
et jouèrent un rôle actif dans la guerre de l'indépendance. Dimi-
nuons d'un degré cette barbarie; jetons un grain de civilisation
sur ces mœurs de rois des montagnes, qui du reste ne sont pas
dépourvus de savoir-vivre. Donnons à ces bandits clairsemés,
toujours sur le qui-vive à cause de la gendarmerie qui peut sur-
venir, une organisation régulière et ofticielle, fondée sur l'occu-
pation d'un territoire bien indépendant. Supposons, en un mot,
nos bandits maîtres et organisateurs sur leur domaine, libres de
toute ingérence d'organismes supérieurs et compliqués : nous
obtenons quelque chose qui ressemble beaucoup au type Spartiate
classique et, par suite, au Messénien classique. Ces Doriens sont
les moins civilisés des Grecs. Ils n'ont pas évolué vers le com-
merce. Us n'ont pas même su s'outiller pour transformer le bri-
gandage terrestre en brigandage maritime, ou tout au moins n'ont
opéré dans ce sens que des tentatives presque inaperçues (1).
Comme conséquence inévitable, les esprits ne se sont pas ouverts.
Les arts ne sont pas inconnus, mais ils sont demeurés à l'état ru
dimentaire. On a beaucoup de guerriers, mais peu d'intellectuels.
La superstition, dans ce coin de Grèce, est demeurée plus gros-
sière qu'ailleurs. L'art militaire lui-même, quelle que soit la va-
(1) Les Messéniens, une fois battus, s'enfuirent pourtant par mer : mais ils évo-
luaient sous la pression même de leur défaite.
348 LA SCIENCE SOCIALE.
leur individuelle donnée aux soldats, pèche du côté du matériel.
L'art des fortifications est inconnu, ainsi que l'art des sièges. Un
Spartiate, terrible en rase campagne, est tout désorienté devant
une ville fortifiée ou devant une citadelle. Il ne sait pas du tout
comment s'y prendre pour réduire la place, et ne sait que mon-
ter la garde autour des murs, pendant des années au besoin, at-
tendant qu'il plaise aux assiégés de faire une sortie, pour se
mesurer corps à corps avec eux. « Presque tout le monde, dit
Xénophon dans le Gouvernement des Lacédémoniens ^ se figure
que l'ordre de bataille de Tarniée lacédémonienne est fort com-
pliqué. C'est s'imaginer le contraire de ce qui est. » L'historien
athénien constate seulement que les soldats de Sparte exécutent
avec une extraordinaire souplesse des évolutions considérées
comme très difficiles, ce qui ne peut provenir que d'une longue
habitude des exercices militaires. En d'autres termes, c'est une
armée qui a peu de procédés, mais qui les possède dans la per-
fection. C'est une incomparable infanterie à qui nous dirions,
pour emprunter le langage moderne, qu'il manque de lartillerie
et du génie. Ne parlons pas de la marine, qui parait, malgré tant
de facilités offertes par la configuration du rivage, n'avoir existé
qu'à l'état d'accessoire imparfait. Toutes les péripéties de la guerre
du Péloponèse s'expliqueront plus tard par ces supériorités et ces
infériorités du type Spartiate, correspondant à des supériorités
et à des infériorités absolument contraires du type athénien.
Sparte ne dédaigne pas la poésie. Elle la cultive même avec un
certain intérêt, et, malgré sa malveillance pour les étrangers, ne
craint pas d'admettre dans ses murs des poètes venus d'ailleurs,
quand bien même ils parleraient l'ionien on l'éolien, et non le
dorien. Tel est le cas de Terpandre, un Eolien de l'île de Lesbos.
Diodore de Sicile raconte que cet étranger, par les accords de sa
lyre, ramena un jour la concorde parmi les Spartiates. Une autre
tradition veut que ce même Terpandre ait été banni, pour avoir
ajouté des cordes à la lyre, ce qui rendait les chants plus variés,
partant, plus efféminés. Tel est encore le casd'Alcman, de Sardes,
qui, selon l'opinion courante, fut le premier à organisera Sparte
les chœurs de jeunes filles nommés parthénies, qui dansaient et
LE TYPE DE TYRTÉE. 349
cliantaient autour de l'autel de Bacchus. Mais, alors qu'on peut
citer plusieurs poètes r<?;i?^s à Sparte, on ne peut en citer qui soient
nés à Sparte, ce qui tend à prouver que le milieu de cette cité
n'était pas apte à former de bons poètes, ce qui n'a rien d'éton-
nant, vu l'exclusivisme et la rudesse de l'éducation.
C'est précisément la vertu éducative de la poésie qui avait dû
frapper les Lacédémoniens expérimentés (on sait que les vieillards
jouaient chez eux un rôle prépondérant dans la direction des
affaires publiques). Parmi les divers procédés employés pour
former les jeunes gens à la valeur militaire, on ne pouvait négli-
ger le chant guerrier, qui exalte l'imagination et donne aux sen-
timents patriotiques le coup de fouet de l'enthousiasme. Proscrire
la poésie efféminée, c'est avouer qu'on fait le plus grand cas de
la poésie maie, et qu'on lui accorde une haute valeur pédagogique.
C'est l'amour du bon grain qui porte à combattre l'ivraie. Le ma-
gistrat Spartiate ne s'attache pas seulement à obtenir des jeunes
gens extraordinairement vigoureux, disciplinés, endurants. Il
tient encore essentiellement à créer en eux un « état d'àme », en
vertu duquel ils seront toujours prêts à sacrifier leur vie sur le
champ de bataille. Or, cette disposition d'esprit, contraire à l'ins-
tinct de la conservation, ne peut être obtenue que par une éduca-
tion ad hoc. Il faut « monter la tête » à nos jeunes gens, faire
en sorte que l'atmosphère intellectuelle qu'ils respirent soit une
atmosphère de patriotisme exalté. Dans les fêtes publiques de
Sparte, dit Plutarque (1), « il y avait trois chœurs, suivant les
trois différents âges. Le chœur des veillards entonnait le chant :
« Nous avons été jadis jeunes et braves! » Le chœur des jeunes
gens répondait : « Nous le sommes maintenant. Approche, tu ver-
ras bien ! j) Le troisième chœur, celui des enfants, disait à son tour :
« Etnous un jour léserons, et bien plus vaillants encore! » Le Chant
du départ , avec ses « couplet des pères » « couplet des enfants, »
etc., a quelque chose de cette distribution, qui fait à chacun sa
part d'héroïsme.
Écoutons maintenant Platon, qui, dans sa République^ s'est
(1) Vie de. Lycurcjuc. Cité par Alexis Pierron, Histoire de laliilérature grecque.
330 LA SCIENCE SOCIALE.
notoirement inspiré des mœurs lacédémoniennes, parler de
l'éducation qu'on doit donner aux futurs guerriers : « Il faut, dit-
il, choisir les guerriers avec précaution et les préparer 'par la
musique ^i la gymnastique ». Il importe de « fortifier leur rai-
son par de beaux discours (1). » Et encore :
« Les guerriers doivent, abandonnant tous les autres arts, se
livrer tout entiers et sans réserve à celui qui défend la liberté de la
cité et néglige tout ce qui ne s'y rapporte pas. Il ne faut pas qu'ils
fassent autre chose ni sérieusement ni par imitation : ou, s'ils
imitent quelque chose, il faut que ce soient les qualités qu'il leur
convient de posséder dès Venfance, le courage, la tempérance, la
sainteté, la grandeur d'âme et les autres vertus, mais jamais rien
de bas et de honteux, de peur qu'ils ne prennent, dans cette imi-
tation, quelque chose de la réalité. Nas-tu pas remarqué que l'imi-
tation, lorsqu'on en contracte l'habitude dès la jeunesse, se change
en une seconde nature et modifie en nous la langue, l'extérieur,
le ton et le caractère? (2) »
Cette « imitation », dont parle le philosophe, comprend évidem-
ment les jeux de l'enfance. Ces jeux doivent être marqués au coin
du patriotisme et de l'exaltation militaire. Les enfants qui seront
soldats doivent «jouer au soldat ». De même, les magistrats pren-
dront soin, — eux qui bannissent les poètes corrupteurs ou pré-
tendus tels, — de fairechantcr, en toute occasion, à ces jeunes gens
destinés à la carrière des armes, des chants tels que ceux-ci :
« Il est beau pour un brave de tomber aux premiers rangs de la
bataille et de mourir en défendant sa patrie. Mais il n'est pas de
plus lamentable destin que d'abandonner sa cité, ses fertiles cam-
pagnes, et d'aller mendier par le monde, en traînant après soi
sa mère, son vieux père et ses petits enfants.
« Combattez donc avec courage pour cette terre, jeunes guer-
riers, et n'abandonnez pas vos aines, ces vieux soldats dont le
jambes ne sont plus légères. Car c'est chose honteuse de voir
étendu sur la terre, en avant des jeunes hommes, un brave dont
la tête est blanchie déjà, et qui exhale dans la poussière son âme
(1) Rép., liv. IV.
(2) Rép., liv. III.
LE TYPE DE TYRTÉE. 351
généreuse, en retenant de la main ses entrailles sanglantes.
IVtais à la jeunesse tout sied. Tant que le guerrier a cette noljle
fleur de l'âge, on l'admire, on l'aime, et il est beau encore quand
il tombeaux premiers rangs de la bataille (1). »
Gomme on peut en juger par cet extrait, l'élégie guerrière
de Tyrtée est conçue dans un style moins bouillant que la Mar-i
seillaise. Elle a, en revanche, une physionomie plus sentencieuse,
partant, plus pédagogique, plus propre à être conservée comme
morceau choisi. Or, n'est-ce pas à ce caractère de morceaux choisis
que nous devons la conservation d'une foule d'œuvres littéraires
qui, étant donné les nombreuses causes de destruction qui mena-
cent sans cesse l'existence des documents écrits, n'ont des chances
sérieuses de « passer à la postérité » que lorsque les maîtres de
la jeunesse s'avisent de les considérer comme utiles à l'éducation
des enfants? C'est probablement à cette particularité que nous
devons la conservation des quelques fragments de Tyrtée, qui, plus
cités que les autres à cause de leur célébrité, sont ainsi arrivés
jusqu'à nous.
Ce caractère sentencieux, cette volonté d'être persuasif., d'in-
cruster dans le cerveau des jeunes gens que « mourir pour la
patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie », nous les
retrouvons dans le fragment suivant^ attribué par des érudits à
Tyrtée, et par d'autres à Callinus, poète d'Ephèse, qui excitait le
courage de ses comparioles dans la lutte contre l'invasion des
Cimmériens : « Il est honorable, pour un brave, de combattre con-
tre les ennemis, pour son pays, pour ses enfants, pour sa légitime
épouse. La mort viendra (ni plus ni moins) à r instant que mar-
quera le fil des Parques. Eh Jjien! marchez devant vous, la lance
haute, que votre cœur^ sous le bouclier, se ramasse en sa vaillance,
au moment où commencera la mêlée. Car il n est pas possible à
un homme cV éviter la mort décrétée par le destin; non! eùt-il les
Immortels même pour ancêtres de sa race. Souvent celui qui s'en
va, pour éviter le combat et le retentissement des traits, la mort
le frappe dans sa maison ; mais il n'y a dans le peuple nulle affec-
(1) Tyrtée, Fragments.
T. xxviii. 25
352 LA SCIENCE SOCIALE.
tion pour lui; il n'y laisse nuls regrets, l'autre, au contraire,
petits et grands le pleurent, s'il lui arrive mal.... » Comme toute
cette argumentation est bien calculée, bien adaptée à l'eflet d'é-
ducation que l'on veut produire!
Sparte, nation militaire plus que toute autre, avait besoin plus
que toute autre cité d'exhortations poétiques. Elle en avait un
besoin particulier au moment des guerres de Messénie dont l'issue
parut si longtemps incertaine, au point que l'existence de la célè-
bre république parut un instant compromise. Mais nous venons de
voir que Sparte, par sa formation sociale, ne tendait guère à pro-
duire des poètes, alors que le milieu ionien, qui florissait à la
même époque, était beaucoup plus favorable au développement
de la poésie et des arts. Que faire dans des circonstances sembla-
bles? L'expérience démontre que, lorsque un peuple ne possède
pas ou possède insuffisamment une denrée dont il a besoin, //
rimporte, si la chose estposible, d'un pays étranger. Ne sommes-
nous pas en présence d'un phénomène de ce genre? Une tradi-
tion a-t-elle le droit d'être taxée de légende lorsque, au lieu de
flatter l'amour-propre du peuple qui la conserve, elle la contrarie.
Au reste, il y a sûrement une part de légende dans l'histoire de
Tyrtée, mais la nature de cet élément légendaire semble n'en at-
tester que mieux le fait d'un emprunt fait à ces Ioniens si odieux
aux races doriennes. Pour l'excuser, en effet, et le rendre accepta-
ble aux générations futures, on a imaginé de faire intervenir l'au-
torité des dieux, qui auraient, par un oracle précis, rendu cet em-
prunt obligatoire. On raconte donc que les Spartiates, absolument
découragés par la tournure que prenait leur guerre avec Messène,
envoyèrent consulter l'oracle de Delphes, lequel répondit que la
victoire ne reviendrait chez les Spartiates que lorsque ceux-ci
combattraient sous les ordres d'un général athénien. La même
tradition rapporte que, l'oracle ayant été notifié aux Athéniens,
ceux-ci, par dérision, — notons cette intention malveillante que
les Spartiates leur attribuent — auraient envoyé à Sparte, en qua-
lité de général, un maître d'école boiteux. L'impression définitive,
lorsqu'on réfléchit sur tous ces détails, est que les Spartiates, très
vexés après coup de n'avoir triomphé que grâce à l'intervention
LE TYPE DE TYRTÉE. 353
d'un étranger, et heureux d'ailleurs de rendre classiques chez
eux les poésies de cet étranger auxquelles il trouvaient une
puissante valeur pédagogique, ont fait ce qu'ils ont pu pour
diminuer en cela le mérite d'Athènes, et pour se couvrir eux-mê-
mes de la démarche peu fîère à laquelle ils avaient été réduits.
Quelle supériorité particulière y avait -il donc dans le type
athénien pour qu'il pût, avec ou sans dérision, avec ou sans
intervention d'oracle, fournir à Sparte un Tyrtée?
m. — COMMENT ATHENES POUVAIT FOURNIR UN TYRTEE.
Nous venons de voir que la formation lacédémonienne fa-
vorisait faiblement le développement de la production poéti-
que, et que la « consommation de poésie », en revanche, y
était assez considérable, à cause de la nécessité d'exalter l'i-
mag-ination des jeunes soldats ou des enfants destinés à deve-
nir des soldats.
Or, pendant que les Doriens de Laconie étaient aux prises,
sur leurs montagnes, avec les Doriens de Messénie, les Ioniens,
grâce au commerce, constituaient sur la côte de l'Asie-Mineure
plusieurs centres des plus florissants : Milet (1), Ephèse, Smyrne,
Chio, Samos, et cette Phocée dont les Marseillais, à l'occasion
du vingt-cinquième centenaire de leur cité, viennent de célé-
brer la mémoire.
La plupart de ces cités d'Ionie étaient des colonies d'Athènes,
qui, en Europe, était demeurée le seul échantillon organisé de
la race ionienne, échantillon peu brillant d'abord, mais qui
prenait de jour en jour plus d'importance, à mesure que les
populations des hauts plateaux de l'Anatolie rendaient plus
précaire, par leurs incursions, la situation des cités de l'Ionie
proprement dite.
De plus , entre Athènes et Milet, situées sur la même latitude,
en face l'une de l'autre aux deux bords opposés de l'Archipel, s'opé-
(1) Archimbrote, père de Tyrtée, aurait été niilésien.
354 LA SCIENCE SOCIALE.
rait un échange continuel de produits, d'hommes et d'idées. Par
ces relations incessantes, TAttique, plus que tout le reste de la
Grèce d'Europe, se rattachait au monde asiatique, alors plus cul-
tivé que le monde européen, et admettait un certain degré de
civilisation que repoussait ailleurs la race dorienne.
Athènes, en outre, était pour Sparte la cité ionienne la plus
rapprochée, la seule où l'on pût se rendre commodément par
terre. Notons ce fait, qui n'est pas négligeable avec un peuple
comme les Spartiates, peu enclin à se hasarder sur la mer.
Athènes était donc, en cas de déficit intellectuel, le marché le
pluscomaiode où les Lacédémoniens pussent s'approvisionner de
denrées poétiques et littéraires. Mais il y a plus, et nous ne croyons
pas que ce seul phénomène suffise à expliquer la popularité
extraordinaire de Tyrtéc dans sa patrie d'adoption.
La tradition, en effet, ne raconte pas seulement que les Spar-
tiates firent venir Tyrtée pour les approvisionner de poésies guer-
rières et patriotiques. Elle dit formellement qu'on le fit xenirpour
exerce/' /es fonctions de général, pour diriger contre les Messéniens
les opérations militaires.
Et voilà ce que l'on comprend moins au premier abord.
Faire venir un lettré d'une cité rivale, pour jouer le rôle de
lettré, cela se comprend encore, grâce aux particularités que
nous venons de dire. Le faire venir pour mettre une armée sous
ses ordres, cela semble exorbitant.
Pour essayer de comprendre cette bizarrerie qui nous choque,
rappelons-nous un trait, signalé plus haut, de l'art militaire la-
cédémonien. C'est un art militaire admirable, mais incomplet.
C'est un art qui se trouve désorienté en présence de certains
obstacles matériels. C'est un art qui manque de science.
Nous avons exprimé cette lacune en disant que l'armée Spar-
tiate manquait « d'artillerie et de génie ».
Ceci constaté, rappelons-nous un phénomène constamment
vérifié dans les sociétés qui commencent à s'instruire, et qui se
donnent elles-mêmes leur développement intellectuel. La for-
mation de l'esprit, dans ces sociétés, s'opère assez naturellement
dans tous les sens à la fois. Les hommes intellieents sont in-
LE TYPE DE TYRTÉE. 355
telligents de toutes les manières. La division du travail intellec-
tuel n'existe pas.
Thaïes, le sage de Milet, est physicien, il est astronome, ce
qui ne l'empêche pas de demeurer commerçant dans l'âme, et
de mener à bonne fin telle spéculation sur les huiles.
Solon, le législateur d'Athènes, manifeste également cette va-
riété d'aptitudes. Lui aussi est qualifié de « sage »^ c'est-à-dire
de « savant », et nous voyons que ce savant est un poète, que
ce poète est un politicien, et que le politicien emploie précisé-
ment l'élégie guerrière — l'élégie de Tyrtée — pour persuader
au peuple athénien qu'il faut reprendre l'île de Salamine. On
se rappelle la tradition : Solon contrefaisant le fou, courant
désordonnément sur la place publique, attroupant la foule au-
tour de lui, puis, quand il se voit environné d'un auditoire suf-
fisant, entonnant son chant patriotique et belliqueux : « Je
viens en héraut de la belle Salamine. Au lieu d'un discours,
j'ai composé pour vous des vers », bref, électrisant les Athéniens,
et, en dépit de la loi qui défendait de prononcer le nom de
l'ile fatale, déterminant la mise en train d'une nouvelle expé-
dition, cette fois couronnée de succès.
Les sceptiques, il est vrai, ont encore la ressource de dire que
toute cette histoire est une légende. Possible, quoique peu pro-
bable. Mais il n'en est pas moins vrai que les Athéniens consi-
déraient cette légende comme une réalité. Or, encore une fois,
s'ils la jugeaient vraie, c'est qu'elle était vraisemblable.
Ce que l'on peut conjecturer, pour compléter l'anecdote, et
la rendre plus vraisemblable encore, c'est que Solon ne se con-
tenta pas de versifier en l'honneur de la reprise de Salamine, et
qu'il s'occupa activement de cette expédition elle-même , sug-
gérant des moyens pratiques pour la faire réussir. Solon devait,
en sa qualité de sage, être quelque peu ingénieur.
Ingénieur : voilà le grand mot. Et ce mot nous amène à
formuler notre hypothèse : Tyrtée, le poète Tyrtée, n'était-il
pas tout simplement un ingénieur, un tacticien, un spécialiste au
courant des raffinements matériels de l'art militaire, que les
Spartiates ont appelé à leur aide, comme les Boërs, dit-on, ont
356 LA SCIENCE SOCIALE.
appelé des artilleurs allemands parce que de telles capacités
n'existaient pas chez eux?
Mieux que les Spartiates, les Athéniens connaissaient l'art d'é-
lever des retranchements et de les défendre, l'aride construire des
vaisseaux, et, par analogie, des machines de guerre, l'art de cal-
culer, en présence d'une situation donnée, les meilleurs moyens
à mettre en œuvre. Moins braves, moins vigoureux que les hé-
ros de Léonidas, ils connaissaient peut-être mieux le secret des
marches, des contre-marches, des dispositions générales, des
combinaisons à coté, bref tout ce qui relève d'une prévoyance in-
telligente. Ils avaient, en vertu de leur formation , d'excellents
théoriciens en tout, môme en matière de batailles. Or, le besoin
des théoriciens se fait quelquefois sentir.
N'a-t-on pas le droit de surprendre comme une merveilleuse
révélation des deux types dans le court épisode de la bataille
de Salamine où l'on voit Eurybiade, le roi de Sparte, ennuyé
des raisonnements de Thémistocle, et ne songeant qiià se battre
cViine manih-e quelconque ^ lever sur celui-ci son bâton, tandis
que l'Athénien, tout entier au plan quil a conçu, répond par son
fameux mot : « Frappe, mais écoute. »
Les Spartiates, dans leur lutte contre Messène, avaient inutile-
ment frappé. Ils voulaient, avertis par leurs défaites, « écou-
ter » quelqu'un.
C'est pourquoi les ancêtres d' Eurybiade songèrent aux an-
cêtres de Thémistocle. Il leur fallait un « intellectuel », un
homme plus faible qu'eux, plus débile sans doute, boiteux peut-
être, (s'il faut prendre à la lettre ce détail interprété d'ailleurs
de plusieurs façons), mais dont l'esprit plus ouvert — aussi
ouvert du côté des concepts scientifiques et progressifs que
du côté des choses artistiques et littéraires — put leur ouvrir,
dans l'impasse où ils piétinaient d'une façon dangereuse, des ho-
rizons lumineux et sauveurs.
C'est précisément ce que parait avoir fait Tyrtée.
A ces rudes batailleurs du Péloponèse, il semble avoir ap-
porté un élément de victoire qui leur manquait. Les Messéniens
s'étaient retranchés sur une montagne, le mont Ira, qui était pour
LE TYPE DE TYRTÉE. 357
eux une sorte de citadelle naturelle, rendue plus redoutable par
des travaux plus ou moins grossiers de fortification. Cet obstacle
matériel arrêtait les Spartiates, réduits à demeurer l'arme au
bras autour de cette vaste masse rocheuse. En outre, les Messé-
niens profitaient des moments favorables — ces moments favo-
rables arrivaient forcément — pour opérer de vigoureuses sor-
ties au cours desquelles de fructueuses razzias, selon la méthode
des bandits montagnards, étaient effectuées sur les terres culti-
vées de la vallée de lEurotas.
Or, l'historien des guerres de iMessénie rapporte que Tyrtée
ne se contenta pas d'enflammer par ses chants le courage des
Spartiates, mais qu'il leur donna d'utiles avis, qu'il prit /'m^-
tiative de certaines 7nesures (\\x\ dépassent la capacité d'un guer-
rier pur. C'est lui, par exemple, qui fit dévaster systématique-
ment une certaine zone cultivée voisine du Mont Ira, afin que
les Messéniens pillards, lors de leurs incursions, revinssent bre-
douilles. Il parait en outre avoir joué un certain rôle dans le
perfectionnement de la tactique proprement dite. Ses élégies,
ou plutôt les courts fragments qui nous en restent, insistent sur
l'attitude que le soldat doit garder pendant la bataille, et si
ces conseils nous paraissent enfantins aujourd'hui, on ne peut
leur dénier, à une époque où le corps à corps était si fréquent,
une importance particulière. N'oublions pas que les Spartiates
avaient affaire à des adversaires aussi robustes qu'eux, aussi bien
doués physiquement, et que, dans ces conditions, l'avantage
devait rester à celui des deux belligérants qui saurait employer
cette force physique avec le plus d'intelligence, à celui qui su-
bordopnerait le mieux à un plan d'ensemble, ingénieusement con-
certé, les exploits individuels qu'il s'agissait de soumettre, dès
lors, à la plus stricte discipline :
« Tenons-nous ferme, s'écrie le poète^ les jambes écartées, les
deux pieds bien posés sur la terre, que les dents mordent la
lèvre, que le ventre du large bouclier protège en bas les cuisses
et les jambes, et en haut la poitrine et les épaules. Brandissons
dans la main droite la lance terrible; jetons l'épouvante en agi-
tant l'aigrette qui surmonte notre tète. »
358 LA SCIENCE SOCIALE.
Sans doute, on peut toujours reprocher à ces exhortations de
n'être pas topiques, puisqu'elles concernent l'attitude individuelle
des soldats et non un plan de bataille ; mais on avouera que les
plans de bataille n'avaient que faire dans des harangues en vers
adressées à des soldats. D'autre part, ces quelques lignes suffi-
sent pour montrer que la grande préoccupation du poète athé-
nien est de donner des leçons, et pour permettre, par ces quel-
ques détails de « tenue » pratique, d'amples conjectures sur les
mille autres conseils qu'il a pu donner.
D'après Suidas, Tyrtée aurait composé un traité du gouverne-
ment, Politeia, à l'intention de Lacédémone. Si la chose est
vraie, elle est éminemment curieuse, et vient à l'appui de ce que
nous venons de dire sur la réunion, dans un même « intellec-
tuel » d'alors, des capacités que nous sommes habitués à consi-
dérer comme les plus divergentes. Mais, si le fait n'est pas exact,
l'erreur n'en est pas moins très instructive, car les érudits qui
n'admettent pas l'authenticité de cette composition, attribuent
la méprise de Suidas à ce qu'il a dû confondre les poésies de
Tyrtée, remplies de conseils politiques à l'adresse des Lacédémo-
niens, avec un traité spécial que le poète n'aurait jamais écrit.
Il résulte de cette discussion entre érudits que, si Tyrtée n'a pas
écrit un ouvrage pour donner des conseils politiques aux Lacédé-
moniens, — c'est-à-dire des conseils sur bien des choses, la po-
litique absorbant à peu près tout, — il a du moins donné à ses
poésies un caractère de direction générale. De même Solon, dans
ses élégies politiques sur Y Anarchie et sur les Lois. Nous ne
savons si Tyrtée était pédagogue à Athènes, mais, ce qui semble
clair, c'est qu'il l'a été à Sparte. Seulement, ce pédagogue s'adres-
sait à de grands enfants.
On peut saisir, dans ce fait, le lien qui rattache la poésie de Tyr-
tée, non seulement à celle de Solon son compatriote, mais encore
à celle du lointain et mystérieux Orphée, c'est-à-dire à celle de
ces nombreux poètes de la Grèce primitive que l'imagination des
siècles postérieurs a incarnés collectivement dans le type carac-
téristique d'Orphée. Nous avons déjà vu que Pindare aimait à
moraliser, ainsi que Simonide et tous les auteurs d'odes héroï-
LE TYPE DE TYRTÉE. 359
ques. 11 se créa même un genre de poésie sentencieuse, dite poésie
gnomiqiie, dont le plus célèbre représentant fat Théognis de
Mégare. Or, cette poésie de Théognis, comme les élégies de Tyr-
tée, comme la Salamine de Solon, est inspirée par des a affaires
d'état », et surtout par des révolutions politiques.
Le poète d'alors est donc moins exclusivement poète que le
poète d'aujourd'hui. C'est un intellectuel qui s'est développé dans
tous les sens, un homme qui, à l'instar de Sophocle, composera au-
jourd'hui une Antigone, et, demain, en récompense de cet exploit
littéraire, se verra nommer stratège, c'est-à-dire chef temporaire
d'une armée, Tyrtée, autant que les minces renseignements que
nous avons sur lui nous le font connaître, est un dos exemples
les plus remarquables de cette souplesse d'aptitudes, grâce à la-
quelle la virtuosité poétique n'est plus un don isolé, mais une
ressource propre à renforcer d'autres moyens d'action que l'on
a déjà sur les hommes qui vous entourent. Mais Tyrtée représente
encore autre chose. Il incarne en lui les qualités qui différen-
cient la sociélé ionienne de la société dorienne, et, par consé-
quent, les lacunes que celle-ci pouvait s'efforcer de combler par
des emprunts à celle-là. C'est sans doute à l'opportunité et à
l'efficacité de son intervention que Tyrtée doit d'être devenu le
type le plus glorieux du poète belliqueux et patriote. Comme
ious ceux qui sont devenus grands hommes, il dut arriver au
moment précis où l'on avait besoin de lui, où ses aptitudes étaient
appelées à satisfaire un pressant besoin. Des deux peuples do-
riens, également braves, qui se disputaient l'hégémonie du Pélo-
ponèse, il en fut un qui eut l'adresse, en définitive, d'emprunter
à la société ionienne la plus voisine quelque chose de ses procé-
dés plus perfectionnés en matière de théorie ou de mécanique
militaires, en matière de compositions littéraires propres à exci-
ter l'ardeur des jeunes soldats. Il se trouva, grâce à la nature
du développement intellectuel qui caractérisait alors les sociétés
ioniennes, que le même homme, pris peut-être au hasard dans
une élite, put se donner comme réunissant toutes ces conditions,
et réalisa toutes les espérances que l'on avait fondées sur lui. De
là, chez ses compatriotes d'adoption, une explosion d'enthou-
360 LA SCIENCE SOCIALE.
siasme. De là cette coutume prise, dans la suite, de faire appren-
dre les vers de cet homme aux enfants, de les chanter dans les fes-
tins militaires, de les recopier sans doute plus fréquemment que
d'autres. Tyrtée, par là, devenait de plus en plus un être idéal,
et son œuvre, pendant de longs siècles, assez longtemps pour que
des générations de lettrés pussent donner leur assentiment à celte
glorification posthume, devait être défendue contre l'oubli.
Aujourd'hui^ le temps a fait son œuvre, et il l'a faite dans les
deux sens. Il a fini par faire disparaître les élégies de Tyrtée,
sauf quelques courts fragments cités cà et là par des écrivains
postérieurs. D'autre part, il a fait de ce poète une sorte d'être
sacré, que l'on admire de confiance, avec d'autant plus de sym-
pathie qu'il joint l'auréole de la gloire militaire à celle de la
gloire poétique. Les intellectuels et les militaires, plutôt brouil-
lés par le temps qui court, pourraient, si nous étions encore à
l'âge des enthousiasmes classiques , se réconcilier dans le culte
de Tyrtée,
G. d'Azamblja.
LE TYPE DU VARENNIER
EN TOURAINE
II
LES ÉLÉMENTS DE LA VIE SOCIALE
Je prie le lecteur de vouloir bien se rappeler que le Yarennier
est un type àe petit paysan se livrant à la culture maraîchère, sur
le sol d'alluvions qui forme le fond de toutes les vallées de la
Touraine.
Dans un premier article, nous avons vu quelles sont les condi-
tions de Lieu et de Travail qui donnent naissance à ce type ; nous
allons voir, dans celui-ci, que toute la vie sociale des populations
de la vallée est le résultat de ces deux données fondamentales.
(. LES CONDITIONS DE LA PROPRIETE.
Dans ces vallées où une famille peut s'occuper et vivre sur
un tout petit domaine, grâce à la fertilité du sol et à la culture
maraîchère, on comprend que presque tout le monde soit plus
ou moins propriétaire. L'unique préoccupation du paysan
est d'accroître son domaine et de se soustraire au fermage dont
le prix est pourtant assez bas, 2 à 2 1/2 pour cent. Cette préoc-
cupation est si prédominante qu'il n'hésitera pas à contracter
des dettes, à hypothéquer son bien dans le but d'acquérir de
(1) Voir la livraison précédente.
362 LA SCIENCE SOCIALE.
nouvelles parcelles, comptant sur les bonnes années, sa sobriété,
son endurance, son économie pour venir à bout de se libérer.
A Berthenay, sauf une quinzaine de personnes, tout le monde
possède quelque chose. Pour une population de 353 habitants en
120 ménages, répartis sur une superficie de 650 hectares, on
compte 90 familles entièrement chez elles. Les autres, n'ayant
pas leur suffisance, prennent à ferme quelques arpents qu'elles
cultivent simultanément avec les leurs.
La moyenne du bien possédé par les premières est de 6 à 7 ar-
pents (deTouraine) soit 4 hect. 1/2 environ, répondant à ce que
peut cultiver un homme tout seul.
Cependant, cette moyenne de i hect. 1/2 ne se présente jamais
d'un seul tenant. Le plan cadastral est plein d'enseignements
à cet égard : il est criblé de lignes de partage.
Les morceaux de 2 arpents (1 hect. 33), sont des plus rares,
mais par compensation, nombreux sont ceux d'un qimrtier ou
quart d'arpent (16 ares). Il en est même de moindres.
Ils sont éloignés les uns des autres, distants parfois de plusieurs
kilomètres, ce qui occasionne à leur possesseur des pertes de
temps peu favorables à une bonne exploitation.
La dispersion de ces parcelles un peu partout dérive de deux
causes :
1" Vhabitude du partage ôgal, absolu, et cela de tous temps,
provenant de la formation celtique et communautaire delà race.
2° Vàpreté au partage, et le besoin qu'éprouve le Yarennier à
conserver ce qui lui est transmis par héritage. C'est un bien de
famille. Il lui répugne de s'en défaire, persuadé d'ailleurs que
son quartier vaut mieux que celui du voisin, quand bien même
cette raison ne lui semblerait pas suffisante et que l'intérêt lui
ferait accepter le seul palliatif possible à cet état de choses,
Y échange, facilité par la valeur sensiblement la même de ce sol
fertile : 3 à i.OOO francs Farpent (6.000 francs l'hectare). Une
autre raison bien plus importante y met obstacle. Ce sont les frais
et les démarches qu'occasionne l'échange. Et ces frais sont con-
sidérables, compliqués par ceux de la purge d'hypothèque, les
biens étant presque partout engagés.
39.70
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAIN'E. 363
J'ai SOUS les yeux un document bien typique à cet égard. Il
s'agit de l'échange d'une pièce de 15 ares, franche d'hypothèques
contre une parcelle de 7 ares, grevée. La valeur de celte dernière
est de 50 francs. Le mémoire du notaire, avant toute main-levée
est détaillé comme suit :
2 Timbres minute 1.20
Enregistrement 0 . 3S
Honoraires 5 »
Timbre expédition 3 . 60
4 rôles 8.25
2 Transcriptions 5 . 45
Vacation à transcription. 2 »
Etat X*** 7 »
[Répertoire O.oO
Timbre extrait pour X"* 1.80
2 Rôles 4.25
Port 0.30
L'état contient ensuite 3 inscinptions. Le titulaire de la pre-
mière consent à donner main-levée, à la condition que le débiteur
paiera la main-levée. Elle s'élève à 26 fr. 95.
Le titulaire de la seconde consent également sous les mêmes
restrictions. Coût : 20 francs.
La troisième inscription, au profit d'un mineur, possède bien,
annexée, une quittance notariée delà somme de 30 francs, accom-
pagnée de main-levée, mais, pour arriver à la radiation, il faut
àe^ j iistifications coûteuses. Comme on ne sait jusqu'où ces Justi-
fications coiUeusesi^euyent mener, comme la somme est modique,
comme l'inscription périmera dans quatre ans, les propriétaires
conviennent d'attendre cette époque.
Ainsi donc, voilà un échange qui coûtera environ 166 fr. 65
aux intéressés, c'est-à-dire trois fois la valeur de la propriété,
qui aura nécessité des déplacements, des correspondances, des
pertes de temps pour aboutir seulement au bout de cinq ans! Que
serait-ce si les deux pièces étaient grevées. Devant ces difficultés
presque insurmontables, il est rationnel de supposer que le Va-
rennier, si avare de son temps, si économe de son argent, y re-
gardera à plusieurs fois avant de s'engager dans une semblable
affaire dont il ne peut calculer ni les frais ni la fin. Il préfère
364 LA SCIENCE SOCIALE.
donc le statu qiio qui rentretient dans sa routine et la conviction
qu'il n'y a pas mieux à faire.
La propriété de riiabitation est inhérente à la propriété du
domaine. Comme il n'y a pas de fermiers proprement dits, que
les terres affermées le sont à des paysans possédant déjà quelque
bien, ils demeurent le plus souvent dans leur propre maison. Il
faudrait être bien pauvre pour louer une habitation, car le Va-
rennier tient à être chez lui.
Cette forme de propriété parcellaire et fragmentaire influe con-
sidérablement sur les habitudes et le caractère des gens de la
région, sur le mode de travail qui leur incombe et les conséquen-
ces s'étendent jusqu'à la famille elle-même.
Le Varennier aime son champ, sa charrue, sa maison, en
raison de la peine qu'ils lui coûtent.
Apre au gain, ayant toujours pour objectif l'achat de nouvelles
parcelles, casanier, son genre de travail n'admettant pas de
répit, il ne voit rien au-delà de ce qu'il fait et son esprit est res-
treint aux limites de son domaine-
Les biens communaux ont disparu, le peu qui reste est affermé.
Donc, l'appropriation du sol est complète. Elle s'explique d'ail-
leurs sur ce sol qui peut donner un produit si élevé par le tra-
vail personnel et intense de la petite culture.
A quelques lieues de Berthenay, la commune de Bréhémond
offre un phénomène peu fréquent. Propriétaire de terrains assez
étendus, composés de varennes conquises sur la Loire, elle les
afferme et en retire un revenu de 50 à GO. 000 francs. Mais comme
certains parvenus qui ne savent comment employer leur argent,
elle en fait un assez singulier usage. Le territoire de la commune
aété doté d'un grand nombre de ces petits buen retira, qui ont
illustré le nom de M. Rambuteau; elle a fait installer le gaz, etc.
Le seul emploi judicieux de ses fonds, et bien dans l'esprit du
Varennier, serait d'acheter encore de la terre. Mais c'est bien
difficile! Les habitants sont riches et ne tiennent pas à se dessaisir
de ce qu'ils ont.
Les biens mobiliers. — L'un des objectifs du travail du Varen-
LE TYPE DU VAREN.MER EX TOURAINE. 365
nier, vestige de son origine de pasteur demi-nomade, est, nous
l'avons constaté, le petit élevage. Son ancien troupeau s'est ré-
duit aux proportions les plus exiguës tout comme le sol qui est
sa propriété. Son étable compte quatre vaches laitières, deux
veaux qui valent à peu près 50 francs. A 2 ans, un élève pèse
250 kilos et se vend 200 à 250 francs. Le toit à porcs abrite deux
pensionnaires qui sont renouvelés 4 à 5 fois par an.
L'écurie contient un cheval, animal de labour et de trait, rare-
ment deux.
La disparition des moutons a suivi celle des biens communaux.
Les familles pauvres ont gardé quelques chèvres que les enfants
mènent brouter. Des volailles en petit nombre, et voilà tous les
animaux domestiques du Varennier.
Les instruments de travail sont encore bien primitifs, et carac-
térisent le type de la petite culture.
On se sert presque exclusivemant de la bêche ^ quoique depuis
quelques années des charrues très légères auxquelles suffit un
cheval aient fait leur apparition. La herse, tient une place im-
portante; généralement en bois, quelquefois en fer, elle est suf-
fisante pour remuer une terre meuble et facile.
Quelques propriétaires font aussi usage du rouleau, de bois,
naturellement
Un des objets les plus communément en usage est la binette,
plus spécialement affectée à la culture des plantes sarclées, des
« menus. »
La faucille et la faux sont encore les seuls instruments em-
ployés à la récolte des céréales et des foins.
Certains se servent encore du fléau. Toutefois, on commence
à apprécier les batteuses à vapeur, par économie de temps.
Mais celles-ci appartiennent à des industriels qui les cèdent en
location aux cultivateurs pour la moisson. Elles permettent de
battre le grain immédiatement après la récolte des céréales et
laissent libres les locaux destinés à recevoir les récoltes nouvelles,
comme les haricots.
Le van a fait place à la tarare, cette dernière plus ou moins
perfectionnée et actionnée par un cheval.
366 LA SCIENCE SOCIALE.
Notons, encore comme instrument indispensable, la fourche,
pour enlever les bottes de foin, de paille, le fumier; et le lourd
tombereau, pour le charroi. Une carriole est sous le hangar : elle
sert pour transporter au marché, le Yarennier ou sa femme, et
ceux des produits de sa ferme qui ne lui sont pas achetés sur
place.
Le mobilier meublant est des plus sommaires. 11 se recom-
mande par une absence totale de luxe et même de confortable.
Ayant vu plus d'une fois l'inondation, pouvant la voir encore,
il ne plait pas au Varenmerde s'encombrer de meubles de valeur.
Aussi, ceux qu'ils possèdent sont-ils délabrés, la plupart du
temps.
On trouve chez lui un lit en bois commun surmonté d'un bal-
daquin en serge verte, un ou deux bahuts, une huche à mettre
la farine, une grande table en bois blanc, une plus petite, et
une demi-douzaine de chaises vulgaires, dépaillées ou boiteuses.
Le Yarennier aisé qui se pique de civilisation, — combien rare
encore, — réserve une pièce qui tient lieu de salle de réception.
Elle a meilleure apparence. Sur les murs revêtus d'un papier
assez propre se détachent quelques chromolithographies enca-
drées, achetées à la ville. Un rideau de cretonne tendu masque
la porte. Au milieu de la pièce, une table ronde, une demi-dou-
zaine de chaises de paille; dans un coin, un secrétaire en acajou.
Tel est le dernier mot du luxe de l'habitant de la Yarenne.
La pièce commune où l'on se tient presque constamment est
chichement meublée. Dans une armoire en noyer peint sont en-
tassés un peu de vaisselle blanche, pour les grands jours, des
plats et des assiettes en terre de pipe ainsi que des écuelles en
terre brune pour l'ordinaire, des verres épais, à pied, des cou-
verts en étain. On se sert, comme couteau, de celui qu'on a dans
sa poche. Pour la cuisine, une ou deux marmites en fonte et
l'inévitable poêle dans laquelle se confectionne la majeure partie
des aliments du propriétaire.
La plupart des meubles de la maison sont des meubles de fa-
mille, assez mal entretenus, — n'oublions pas que le Yarennier
n'a pas le temps de s'en occuper, — qui peuvent être considérés
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 367
comme à l'épreuve de l'eau, tant ils ont vu d'inondations.
Tout cela, au premier abord, produit une impression plutôt
pénible qui se dissipe à la longue, lorsqu'on réfléchit que dans
les conditions de vie du Varennier, il n'est guère chez lui que
pour manger et dormir. Il n'a que peu d'attachement pour des
objets mobiliers qui peuvent lui être enlevés ou fortement dé-
tériorés par une crue subite du fleuve.
Le salaire. — Notre Varennier, cultivant seul son petit domaine,
n'a g-uère besoin d'aides qu'accidentellement. Propriétaire ou
fermier, — le métayage n'existant pour ainsi dire pas eu Varenne
à cause de la faible étendue des terres^ — propriétaire ou fer-
mier, souvent l'un et l'autre, tout ce qu'il peut faire lui-même, il
le fait : c'est autant d'économisé.
Il n'a donc besoin de salariés que dans les moments de presse,
pour faucher, pour rentrer la récolte. Ici, se dresse une difficulté
quant à leur recrutement. Comme il n'est presque pas de paysan
qui ne soit propriétaire et qui ne fasse en petit toutes les cultures,
ce dernier n'hésitera pas à sacrifier sa journée si le temps lui
paraît propice pour s'occuper de son propre bien, tailler sa
vigne ou la piocher, ou la sulfater, semer les betteraves, etc., en
sorte que, des premiers jours du printemps à la fin de l'automne,
il faut compter sur des absences répétées, que l'on peut évaluer
à 60 jours durant les huit mois de travail, non compris les mala-
dies, accidents et les 28 jours de service militaire de la réserve.
On peut donc difficilement compter sur lui d'une manière absolue.
Quant aux rares salariés non propriétaires, ils sont considérés à
la fois comme de petites gens et enviés lorsqu'ils ont une place
assurée. Gomme ils ont moins de causes d'absence, ils sont très
recherchés.
Les uns et les autres sont employés à la journée, de 4 heures
du matin à 8 heures et demie du soir. Le prix est à peu près
uniforme : 3 francs par jour et nourris. De plus, en temps de
moisson, comme il fait très chaiid et que le travail est pénible,
il leur est alloué jusqu'à 4 litres de vin par jour.
11 est encore, pour le Varennier, d'autres genres de salaires à
T. xxv///. 26
368 LA SCIENCE SOCIALE.
payer. Au meunier, pour la mouture, ce salaire sera en nature ou
en argent. Ceux qui payent en argent viennent eux-mêmes appor-
ter leur grain. Les autres, et c'est le cas le plus général en Va-
renne, subissent une retenue de 10 ^ . On vient chez eux chercher
le grain et le leur rapporter à domicile. Un autre genre de sa-
laire, en argent cette fois, celui delà batteuse à vapeur. Lajournée
de location d'une batteuse est de 50 francs. Comme elle exige un
personnel nombreux, par un accord tacite, les voisins, à tour de
rôle, par corvée, viennent prêter leur concours.
X** me raconte sa batterie de l'an dernier : elle a duré une
demi-journée et lui est revenue à 20 francs. Us étaient 18 hommes
réunis pour ce travail : 5 qui avaient à battre avec un personnel
proportionné à la part du grain qu'ils apportaient. Les hommes
étaient nourris. Pour finir eu une demi-journée, on a mis un
peu plus de charbon à la machine et il a payé un petit supplé-
ment.
Le fermage, nous avons vu pourquoi, est seul en usage dans
la Varenne. Il revêt le plus souvent la forme d'un bail de 6 ans
avec prorogation de 9 à 12 ans. En cas de résiliation, il est cou-
tume de s'aviser de part et d'autre un an d'avance. Autrefois il
était beaucoup plus étendu. On avait le fermage à 3 vies, puis à
2 vies, puis à une \'ie. Et la progression ayant été décroissante
on arrive peu à peu à ce bail de 3-6-9, trop court véritablement
pour encourager le Varennier-fermier à amender sa terre. Il au-
rait trop peur que son travail profitât à un autre.
X" paye un fermage de 300 fr. en une fois, le 31 décembre
de chaque année. 11 a de plus la charge de quelques redevances
qui, évidemment, sont fort anciennes. Ainsi, il doit fournir à son
propriétaire 6 poulets, 6 canards et 6 livres de beurre; de plus,
il doit les charrois pour réparations, mais non pour les nouvelles
constructions.
Il y a là une trace encore sensible de la féodalité et de son or-
ganisation. Signalons aussi ce fait qu'une grande partie des terres
de Varenne était possessions ecclésiastiques, et que ces biens sont
restés plus longtemps indivis. Cependant l'émancipation des
cultivateurs s'y est faite depuis un long laps de temps, ces terres
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. | 369
ayant été appropriées pour la plupart dès une époque très re-
culée.
Vi'pargne. — Nous avons dit que le Varennier était très
âpre au gain. Il sait la valeur de Fargent, la peine ne lui coûte
pas pour Facquérir. Il ne comprend pas alors qu'on puisse ris-
quer, encore moins donner sans espoir de retour.
L'épargne du Varennier se présente au premier abord sous
deux formes : en nature ou en argent.
L'épargne en nature consiste en grains, en menus, en paille etc. ,
sur laquelle il prélève le nécessaire pour les besoins journaliers
de son ménage. Il cherche ensuite Foccasion de se défaire le
plus avantageusement possible du surplus qui se transforme alors
en épargne en argent, moyennant laquelle il peut d'abord se
fournir des choses qu'il ne peut produire lui-même, telles que
vêtements, objets de ménage ou de travail, etc., tant de nourri-
ture que d'entretien.
Cet argent recueilli, amassé si péniblement, au moyen de pri-
vations, d'une épargne sordide, a une destination presque im-
muable : acheter de la terre, pour accroître son domaine.
Dans ce but, il ne reculera devant aucun sacrifice, il tra-
vaillera sans relâche. Il s'efforcera de vivre, lui et sa famille
des produits qu'il tire du sol et de son élable. Le surplus de ce
qu'il aura vendu, il l'emploiera d'abord à l'entretien de son
matériel de travail, ensuite à l'acquisition du strict nécessaire
en vêtements et en objets de première nécessité. L'argent gagné
par lui, au moyen d'un tel labeur, est pour lui d'un prix ines-
timable, puisque, pour Facquérir, il ne compte ni son temps, ni
sa peine.
II. LA FAMILLE ET SES CONDITIONS d'eXISTENCE.
Le travail de la culture qui tend à affranchir de la communauté
les individualités les plus capables, les mieux douées, a depuis
longtemps désagrégé, en Touraine, les éléments constitutifs de
la famille patriarcale stable.
370 LA SCIENCE SOCIALE.
Absorlîé par ses travaux sans répit, le père de famille a peu
de loisirs à accorder à ses enfants encore qu'ils ne soient pas
nombreux. La répression du vice originel est bien le moindre de
ses soucis. Comme toujours, le temps lui manque. Son autorité
est limitée au moment de sa présence à la maison et cela tant
que les forces de l'enfant ne sont pas suffisamment développées
pour qu'il puisse apporter son concours aux travaux des champs.
Jusque là. la mère seule en prend soin autant que ses propres
occupations peuvent le lui permettre. Aussi tâche-t-elle de s'en
débarrasser en l'envoyant à l'école, sans beaucoup s'inquiéter,
du reste, s'il y va régulièrement.
D'autre part, l'autorité du père ne s'exerce guère que sur ce
qui a trait à la culture. La femme, s'occupant des détails de
l'intérieur, tant pour ce qui concerne les animaux, que pour la
famille ; travaillant autant que l'homme, jouit également d'une
certaine autorité. Toutefois, comme mère, elle réduit ses attri-
butions au strict minimum.
Tout en considérant la loi religieuse comme nécessaire au
maintien de son autorité sur sa femme et ses enfants, le Varen-
nier s'en rapporte plutôt pour l'enseigner aux ministres du culte
qu'à lui-même. Force morale bien limitée, puisqu'il ne la sanc-
tionne pas par son exemple.
Quant à la tradition des ancêtres, elle se perd de plus en
plus, les occasions de réunion entre paysans, les veillées, que l'on
recherchait autrefois se faisant plus rares et tendant même à dis-
paraître. On s'isole de plus en plus, et les dissentiments politiques
ont hâté cet état de choses en provoquant des inimitiés et
des refroidissements dans les rapports des Varenniers entre
eux.
Les fiançailles ne donnent lieu à aucune cérémonie importante.
Mais il n'en est pas de môme du mariage qui devient une affaire.
Pour cette circonstance, qui tient une place capitale dans la vie
du paysan, on ne regarde pas à la dépense. Les frais occa-
sionnés i^a.v les noces où tous les parents sont invités, sont consi-
dérables; les moins fortunés ne sauraient s'en affranchir sous
peine de passer i^onvcles g rigoits^ ce qui leur parait offensant. Près-
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 371
que toujours, les'économies réalisées auparavant parles conjoints
y passent. Cela a même pour efiet de retarder les unions, sinon de
les entraver, et de provoquer une stérilité voulue, au moins
dans les premières années du mariage.
On fait venir des couturières du bourg ou de la ville pour
confectionner les vêtements destinés à la cérémonie. Les mariés
reçoivent des cadeaux nombreux et de valeur variable suivant
le degré de fortune des familles et des proches.
Le festin des noces particulièrement est très coûteux. On y sert
des viandes à profusion, les vins ne sont pas ménagés. C'est à ces
agapes que se débitent les meilleures histoires. On dit que les Celtes
aiment les contes. En cela et surtout ce jour-là les Tourangeaux
sont bien restés Celtes. Les anecdotes grasses, les plaisanteries
gauloises les réjouissent. C'est un temps de répit dans la vie de
dur labeur du paysan de Varenne : il en profite largement.
Les noces durent ordinairement plusieurs jours. Celles qui coû-
tent de 2 à 3.000 francs ne sont pas rares.
Le ménage domestique est assez uni par la communauté de
travail et d'intérêts. On compte peu de mauvais ménages; l'incon-
duite de part et d'autre est chose exceptionelle : elle est ordinai-
rement le fruit de l'oisiveté, vice qui n'est pas imputable au Va-
rennier.
Les enfants sont peu nombreux. A Berthenay sur les 120 mé-
nages représentant 350 habitants, il y avait 9 familles compo-
sées de 6 individus et plus, 11 de cinq, et 19 de quatre. Les
autres famille n'ont qu'un enfant ou même pas du tout. La fa-
mille la plus nombreuse comprend sept enfants. Renseignements
pris, le père est vendéen!
Le paysan-varennier est donc un malthusien déterminé —
sans le savoir. — Pourvu qu'il ait un héritier, cela lui suffit, aussi
fait-il peu de cas et plaisante-t-il volontiers ceux qui n'agissent pas
comme lui,
La conséquence de l'accaparement des parents par leur tâche
quotidienne est que les enfants, livrés de bonne heure à eux-mê-
mes, sont fort mal élevés. Vite émancipés et perdant de bonne heure
le respect de leurs auteurs auxquels ils n'ont jamais bien su obéir,
372 LA SCIENCE SOCIALE.
ils deviennent des égoïstes renforcés, attendant avec impatience
leur mise en possession du bien paternel.
Le manque de surveillance des parents a encore pour résultat
de ne pas maintenir le niveau de la moralité parmi les jeunes
gens. Aux jeunes filles, d'abord, incombe le soin de faire cou-
vrir les animaux. Extérieurement, jeunes gens et jeunes filles
conservent un certain décorum, mais les conversations sont fort
libres. Les filles mères sont relativement nombreuses, ainsi que
les naissances illégitimes.
Dans ce milieu si profondément attaché à la terre, le goût des
enfants se porte plus naturellement vers la culture. Il faut que le
bien patrimonial soit bien réduit, bien faible, pour que les en-
fants renoncent à en continuer l'exploitation. Cependant, la loi
militaire qui fait tout le monde soldat pour trois ans commence à
ralentir le goût de la vocation agricole. La différence radicale du
genre d'occupation, la moindre intensité de travail, l'absence
d'initiative ne sont pas sans exercer une certaine influence sur
l'enfant de la Varenne. Volontiers, au sortir du régiment, il
préférera un emploi urbain, une fonction administrative où il
aura pour le moins autant à recevoir et surtout un travail moins
pénible à donner. Nombreuses sont encore les exceptions, qui
portent comme nous venons de le faire pressentir sur les jeunes
gens les mieux favorisés au point de vue du bien et les plus avides,
d'indépendance.
Par exemple, le fils de M. P. , un des plus riches propriétaires
de la Varenne (il possède 7 à 8 hectares), revient du service,
gradé. Il doit épouser une héritière et commencer l'exploitation
du bien de son beau-père. Mais si, comme le constate M. Baudril-
lart l'attachement du Tourangeau pour ce qu'il possède forme
le fond de sa sagesse, le fait de préférer la médiocrité comme
une sécurité, de s'y tenir sans viser plus haut, caractérise son
manque d'ambition et explique sa préférence pour des emplois
à traitement fixe quoique faible.
Les enfants mariés au foyer sont, nous l'avons dit, dans une
attente impatiente de l'héritage. Ils n'ont pas de cesse que les vieux
parents leur aient fait abandon de leur bien. La coutume de Tou-
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 373
raine, c'est le partage égal, et du vivant même des parents. Ils ne
peuvent faire diflFéremment. Ils luttent tant qu'ils peuvent et ne
se résignent qu'à bout de forces. Mais les prétextes ne manquent
pas pour les faire rendre à merci. Ils ont contre eux la coutume^ les
exemples que leur citent les enfants lig-ués, pour la circonstance,
et avides d'avoir leur part.
Leurs forces déclinent, ils mettent plus de temps pour se rendre
d'une parcelle à l'autre, ils cultivent moins bien et les enfants
le leur font durement sentir, les accusant de ruiner leur bien par
une mauvaise culture. Ah! si c'était à eux, comme ces terres rap-
porteraient davantage ! Si l'un des parents vient à mourir, ils font
valoir l'occasion : les droits seront moindres ! Quand le malheu-
reux a vu rétorquer tous ses arguments, on l'emmène au bourg où
il trouve l'acte prêt à être signé et les encouragements d'un
homme d'affaires toujours prêt à faire un acte.
Le choix de l'héritier est donc remplacé par le partage ; sous
certaines conditions, l'abandon est consenti et les vieillards se reti-
rent, soit à la ville, — ce sontles riches qui ont quelques petites ren-
tes en dehors — soit chez un de leurs enfants, à tour de rôle. Alors'
dans ce second cas^ commence pour ces pauvres vieux une exis-
tence épouvantable de dépendance, assaisonnée de traitements
plus ou moins mauvais :ils sont devenus une gêne, une charge.
Bien rares sont les célibataires qui demeurent au foyer. Ceux
qui y restent bénéficient en échange de leur travail des avan-
tages de la communauté : ils n'en ont ni les charges, ni la res-
ponsabilité.
Très peu de domestiques à Berthenay ainsi que dans la
Varenne (14 sur 350 habitants). La cause en est attribuée au
développement de la petite propriété et de la cherté de la main-
d'œuvre. Dans les moments ou des bras supplémentaires sont in-
dispensables, des journaliers viennent, de l'autre côté de la rivière,
attirés par l'appât de salaires plus élevés que chez eux. Ce sont
les mêmes qui vont, l'hiver, alors qu'il n'y a rien à faire dans la
Varenne, offrir l'aide de leurs bras aux cultivateurs de la Plaine.
Somme toute, domestiques peu nombreux, en tant que domestiques
à l'année. Ceux qui en ont y tiennent, vu la difficulté de les
374 LA SCIENCE SOCIALE.
remplacer et, s'ils viennent à tomber malades, on ne néglige rien
pour leur donner des soins, presque toujours à la maison. Le
Varennier a grand souci de ce que l'on pourra dire sur lui à ce
sujet.
L'élément domestique était plus considérable autrefois. C'est
une des conséquences de la réduction des domaines, par suite du
partage, du renchérissement de la main-d'œuvre et l'on ne saurait
aujourd'hui faire trop d'économies.
La longévité est grande en Varenne. Ainsi, sur 9i décédés du
l*^"" janvier 1872au 1^' avril 1887, 5iavaient dépassé 70 ans. Et, sur
ce nombre, 17 avaient dépassé 80 ans; 5, 85 ans; et 3, 90 ans. Ac-
tuellement, on trouverait bien une douzaine de vieillards ayant
plus de 80 ans. Ainsi, malgré des conditions climatériques plutôt
défavorables, brouillards, humidité, les habitants arrivent à un
âge très avancé. La vie régulière et le dur labeur, jouent évi-
demment un rôle important dans cette longévité de la popula-
tion.
Nous avons laissé entrevoir la triste situation des vieillards,
des vieux parents. Elle est telle que ceux cpii se sentent encore
un peu de forces attendent jusqu'au dernier moment avant de se
mettre chez leurs enfants. La femme B.. a 67 ans. Elle préférera
aller en journées plutôt que vivre avec son fils à Saint-Genouph,
ou avec sa fille mariée qui a un enfant délicatde 5 ans. « Quand je
ne pourrai plus, ils me recueilleront, dit-elle, si je les ai bien
élevés. >i Elle glane pendant les moissons, les glaneuses étant re-
cherchées, cela donne plus que d'aller en journées. L'abandon du
bien patrimonial est consenti généralement contre une rente que
doivent servir les enfants. Si elle est suffisante, les vieillards ai-
meront assez à se retirer au bourg. Sinon, ils s'établissent à tour
de rôle chez leurs enfants. La mère D. .. a partagé entre ses c^uatre
enfants. Elle reste avec l'aine dans sa maison. Les trois autres ont
quitté le pays et ne lui payent plus sa rente. L'aîné, cjui ne lui
devait cjuc le logement se trouve frustré. Sa bru l'a chassée de
sa maison. Elle a adressé une réclamation au juge de paix qui
oblige les enfants à la loger, suivant les conventions. Alors ceux-
ci louent pour elle, à raison de 20 francs par an, une masure
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE.
375
dans un autre village dépendant d'une autre commune, par
dépit.
La mère T... veuve, et ayant perdu sa fille unique a partagé
avec ses neveux. Un beau jour, elle tomba malade. Hors d'état
de pouvoir aller leur réclamer les arrérages de la rente fixée,
qu'ils ne paient pas, elle ne peut non plus aller porter sa récla-
mation au juge de paix, à 9 kilomètres de chez elle. Une de ses
nièces, à qui elle demande un peu de beurre à déduire sur la rente
qu'elle lui doit, lui répond qu'elle n'en fait pas assez pour le
marchand. Elle prie son neveu, dans le même cas, de lui scier
un peu de bois, il refuse. Elle meurt chez une autre nièce qui
l'a recueillie, pas par bonté d'àme, mais parce que, ayant dû
vendre sa vache, faute de nourriture, elle a calculé que sa tante
n'en avait pas pour longtemps et lui faisait payer pension pour
ses soins.
Nous rencontrons à la gare une pauvre vieille, avec cet air
effaré des paysans dépaysés. Elle déménage et court après sa
conette, craignant qu'elle ne mouille. Elle se lamente : Ses trois
enfants ne peuvent plus lui payer sa rente et doivent la loger
chacun pendant trois mois. Elle quitte le pays pour aller passer
trois mois à Tours chez son fils dont « la femme est bien méchante.
Heureux ceux qui n'ont qu'un seul enfant, ajoute-t-elle, du moins
ils ne quittent pas le pays ! »
Ces quelques faits qui se renouvellent tous les jours font bien
comprendre les situations lamentables des pauvres vieillards,
des femmes surtout, une fois qu'ils sont dépouillés de leur bien.
Outre les conditions pénibles pour les vieillards de changer cons-
tamment de domicile, il y a pour eux, l'horreur de quitter le
pays, chose à laquelle ils ne peuvent se faire. Et les arrange-
ments entre les enfants pour se repasser successivement les vieux
parents amènent des jalousies, lorsque les événements font que
l'un d'eux a eu cette charge moins longtemps que les autres.
Ma mère nous raconte la femme S... n'a pas de chance. Elle de-
vait loger grand-mère pendant 6 mois et ma tante pendant les 6
autres mois. Grand'mère est morte au bout des premiers 5 mois,
en sorte que ma pauvre mère a tout payé et ma tante rien. C'est
376 LA SCIENCE SOCIALE.
pas juste! Et elle mangeait un pain la vieille! elle man-
geait ! ! !
Nous ne pouvons mieux faire pour terminer ce tableau du
triste état des vieux parents que de citer ce mot typique de la
sensibilité d'un Yarennier à l'égard de sa mère qui s'était cassée
la jambe en tombant de son grenier. Elle s'était guérie et comme
M™*" D. en faisait compliment à son fils : « Ah! voyez-vous, Ma-
dame, c'est que, ça a beau être ma mère, ça m'aurait fait de la
peine tout de même! »
Le mode d'existence. — Extrêmement sobre, le Yarennier se
nourrit mal, les femmes restant peu à la maison sont, pour la
plupart, incapable de confectionner un plat. La base de la cuisine
est la soupe. Elle se fait avec des légumes et du porc salé. Le
paysan préfère à la viande médiocre des boucheries locales, les
légumes, le gibier, la volaille. Le Yarennier ne vit guère que de
pommes de terre et de haricots. Un mince morceau de bœuf
acheté de temps en temps pour mettre dans le pot au feu. forme
tout le luxe de l'alimentation. La viande de boucherie est donc
rarement employée. Cette propension à faire de la soupe la base
de la nourriture est tournée en dérision par les vignerons du
coteau qui traitent les varenniers de buveurs de jus de navets.
Pas de variété dans les mets. Parie fait, on compte sur le travail
pour donner de l'appétit et faire passer sur la simplicité des ali-
ments. Les repas ne sont pas réglés, on mange lorsque l'on est
prêt sans s'inquiéter des autres. Conséquence : les estomacs sont
fréquemment délabrés.
Bien rares toutefois sont les familles qui ne tuent pas chaque an-
née un porc. Une partie de la viande est découpée en morceaux de
grosseur à peu près égale, salée et conservée dans de grands vases
de terre cuite; l'autre partie sert à façonner un hors-d'œuvre
qui jouit d'une grande réputation : les rillon<:, et les rillettes.
C'est une raison d'économie qui certes a dû primitivement donner
naissance aux rillettes. Pour les fabriquer, après le dépeçage du
cochon, on gratte, on racle les os pour en retirer les débris de
viande. Yiandes en débris et raclures sont ensuite jetées dans une
LE TYPE DE VARENNIER EN TOURAINE. 377
chaudière où on les fait cuire. Les gros débris qui surnagent sont
les r il Ions, les petits les rillettes.
Balzac, un Tourangeau qui maintes fois traite dans sa Comédie
Htanaine des habitudes de son pays, en donne la description
très exacte. « Les célèbres rillettes et rillons de Tours, formaient
l'élément principal du repas que nous faisions au milieu de la
journée entre le déjeuner du matin et le diner de la maison.
Cette préparation si prisée par quelques gourmands parait rare-
ment à Tours sur les tables aristocratiques... Mes camarades qui,
presque tous, appartenaient à la petite bourgeoisie venaient me
présenter leurs excellentes rillettes en me demandant si je
savais comment elles se faisaient, où elles se vendaient, pour-
quoi je n'en avais pas. Ils se pourléchaient en vantant les ril-
lons, ces résidus de porc., sautés dans sa graisse, et qui ressem-
blent à des truffes cuites. Ils douanaient mon panier, n'y
trouvaient que du fromage d'Olivet ou des fruits secs et
m'assassinaient d'un « Tu n'as donc pas de quoi ? » {Le Lys dans
la vallée.) Les rillettes sont d'un usage constant. Une fois pré-
parées, et mises en pots elles se conservent longtemps; pour les
manger il suffit de les étaler sur du pain. C'est donc un mets
pratique qui n'a plus besoin d'être accommodé.
On épargne aussi le vin, qui coûte trop cher, on le remplace
ordinairement par de la boisson de marc ou de fruits; par du
cidre ou du poiré. Les cabarets sont peu fréquentés et l'ivrognerie
est manifestement rare. Les paysans à l'occasion sauront boire
très copieusement mais sans arriver à l'ébriété complète; ce
serait se faire montrer au doigt. Même dans les grandes circons-
tances, dans les repas de noces, ils sauront conserver leur pré-
sence d'esprit.
Dans la plupart des maisons, on ne vous laissera pas partir
sans vous offrir quelque chose, un rafraîchissement, et très souvent
une place à la table de famille. Un refus froisserait leur suscep-
tibilité, très chatouilleuse à cet égard.
Si les parents se nourrissent mal, ils nourrissent plus mal encore
leurs jeunes enfants. L'allaitement à la bouteille est courant. Le
biberon malproprement tenu, la qualité plus ou moins bonne
378 LA SCIENCE SOCIALE.
du lait de vache ou de chèvre coûte la vie à nombre d'enfants.
Sur six morts, trois, quatre même, succombent à des maladies
d'intestins. Les mères ne veulent pas nourrir au sein : c'est une
gêne pour leur travail quotidien et un dérangement, un assujé-
tissement pour la nuit. La nécessité de travailler la terre ou
d'aller en journées a beaucoup contribué à implanter cette mode
qui est devenue une habitude.
A Berthenay, comme dans presque toute la Varenne, les
habitations sont vieilles et mal construites. Composées d'un
étage, et d'un grenier, couvertes en tuiles ou en ardoises, leur
disposition ordinaire comprend deux chambres : lune servant
de cuisine, de salle à manger, de chambre à couclier; l'autre,
plus soignée, destinée à renfermer les armoires, les quelques
meubles de famille et à serrer le linge. Dans le bourg, le long
de la levée, la maison a deux étages. L'un, formant rez-de-chaus-
sée, est utilisé pour les étables et les hangars. L'autre, de plain
pied avec la levée, est la partie habitée, le bas étant généralement
trop humide.
La vraie raison n'est point tant la fréquence des inondations
que la trop grande mouvance d'un sol sablonneux qui ne sau-
rait offrir de stabilité à des maisons plus hautes. La pauvreté du
mobilier, même chez les plus aisés, provient de la perpétuelle
menace des crues de la Loire. Comme les terrains d'alluvions ne
fournissent pas de pierres à bâtir, force est de les importer. Cons-
truites sans symétrie, sans élégance, quelques-unes si basses
même que leur toit affleure au niveau de la levée, l'ensemble
de ces habitations grisâtres, aux murs salis et rongés de salpêtre
ou de végétations moussues donne une impression triste et
maussade qui se reflète jusque dans le tempérament et sur la
physionomie des habitants.
Le costume ordinaire du Varennier, qui est celui de la majorité
des paysans en France, n'offre rien de saillant. En semaine, ses
vieux vêtements, plus ou moins habilement rapiécés, lui servent
de vêtements de travail : la chemise, le pantalon, le gilet, par-
dessus lesquels il endosse la blouse lorsqu'il a besoin d'aller soit
à la ville, soit à un bourg éloigné. Le dimanche, il s'habille
LE TYPE DU VARENNIER EN TOURAINE. 379
d'une confection à l)on marché et réserve pour les grandes cir-
constances, noces, assemblées, fêtes, voyages, des vêtements noirs
assez bien coupés qui lui font un long usage.
La toilette est le seul luxe des femmes de la Varenne , ce qui
s'explique par le fait que les vêtements sont objets de transport
facile et peuvent être soustraits à une inondation.
En semaine, suivant la saison, elles seront vêtues de laine ou
de toile, la tête préservée par une pièce d'étoffe. Les jours de
cérémonie, on sort les bijoux et les étoffes de prix, on apporte
même une certaine recherche dans la forme des vêtements et,
tailleurs et couturières, que l'on fait venir de la ville ne déploient
jamais, à leur gré assez de talent. Les jeunes filles portent le
bonnet rond orné de dentelles, d'un prix parfois élevé. En deuil,
elles se voilent la figure de tulle noir. Seules, les femmes
d'un certain âge ont conservé l'ample cape ou capote à ca-
puchon, rabattue sur les yeux et autrefois d'un usage gé-
néral.
La propreté n'est pas la vertu dominante du Varennier. Dans
sa maison , la ménagère se contente d'un rapide coup de balai
qui déplace seulement la poussière. Les mouches se chargent
d'orner de capricieux dessins les murs de l'intérieur et la plupart
des objets qui sont d'un emploi restreint, surtout dans la mai-
tresse pièce qui sert de cuisine. Quant aux murs, on ne les lave ja-
mais. Le carreau tout au plus est soumis à une lessive quelconque
à l'approche des fêtes, si l'on n'a pas trop d'occupations. Les
ablutions du Varennier sont rapides et superficielles, lorsqu'il
trouve le temps d'en faire. Les bains sont le privilège des g